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PREMIÈRE JOURNÉE DE VOYAGE

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Les voilà partis!

Ils avaient décidé de suivre la côte et d’aller à Paris par la Normandie.

Ils ont devant eux maintenant un grand ruban de chemin, qui, côtoyant la falaise, les conduira à Cancale.

Kerven marche la tête haute: la facilité avec laquelle il a surmonté les premières difficultés lui semble un présage des succès futurs. Il regarde droit devant lui, comme s’il suivait un astre conducteur, un labarum indiquant la route. Aucun regret du reste de ce qu’il quitte, aucun souvenir du passé, de ce passé qui n’est même pas encore hier.

Yvon, lui, se retourne souvent. A-t-il donc oublié son cœur au village?

Toutefois, comme il ne s’est pas embarrassé d’un bagage de pensées ambitieuses, il marche dégagé, de son pas indifférent et tranquille, avec une chanson aux lèvres, une jolie chanson que sa grand’mère, qui était de Paimpol, chantait avec les paroles bretonnes:

Ma mammick, ma manna, na ouoroch ket!

Biskoos tra ker bras n’ambec gwelet .

Ma mère, ma petite mère, vous ne savez pas:

Je n’avais jamais rien vu de si beau!

Quand ils furent au sommet de la côte, Yvon se laissa dépasser par son camarade et, jetant un dernier regard sur Binnic, qu’il quittait pour longtemps peut-être, il resta quelques instants en contemplation; il chercha des yeux la maisonnette de sa grand’mère, perdue au milieu d’un amas de maisons de pêcheurs. En face de lui s’étendait à une immense distance la mer, miroitante sous un soleil déjà dans tout son éclat; la mer qui, basse à cette heure, avait laissé en s’en allant une infinité de petits lacs, qui étaient comme autant de plaques d’argent encadrées dans le vert des varechs ou le brun des roches.

Yvon fit quelques pas lentement, comme alourdi par un regret, et se retourna de nouveau. Derrière un accident de terrain, les maisons avaient disparu, semblant s’être enfoncées en terre; seule une tour était encore visible, nettement dessinée sur le bleu du ciel.

C’était le clocher du village.

L’enfant demeura longtemps à contempler ce phare protecteur, puis il fit le signe de la croix et rejoignit en courant son compagnon.

Celui-ci ne s’était pas retourné une seule fois.

C’était décidément un esprit fort.

A-T-IL DONC OUBLIÉ SON CŒUR AU VILLAGE?


«En combien de temps serons-nous à Cancale? demanda Yvon.

— Mais, ce soir, cette nuit, sois tranquille; nous mangerons en route.

— Nous n’aurons pas besoin d’acheter grand’chose, tout au plus un peu de cidre, du pain; car j’ai un poulet froid et des galettes de sarrasin.

— Tu as cela, toi?

— Oui, c’est grand’mère qui m’a fait cette surprise, ce matin; la bonne vieille aura passé une partie de la nuit à nous préparer ce festin.

— Quelle excellente femme, la Jeannic! Il n’y en a pas deux comme cela sur terre.

— Ça, c’est vrai, dit Yvon avec enthousiasme; mais aussi comme elle est aimée! Tu sais que si elle n’avait pas voulu me laisser partir, je serais resté au village: je ne peux pas lui faire de chagrin.»

Kerven resta un instant pensif, puis:

«Elle ne m’aime pas, moi, avoue-le.

— Pas trop, dit Yvon en hochant les épaules, et cependant ce matin, en m’embrassant, elle m’a dit: «Kerven et toi, vous serez dans toutes mes prières.» Ça t’est bien égal ça, hein!

— Mais non, dit gravement Kerven en regardant Yvon dans les yeux, non, ça ne m’est pas égal les prières de ta grand’mère: c’est comme si une sainte veillait sur nous.

— C’est vrai, dit tranquillement Yvon, grand’mère c’est une sainte.» Puis il ajouta, pour rendre sans doute à Kerven son compliment:

«Ton père aussi, c’est un brave homme, bien respecté dans le pays.

— Oui, mais ce n’est pas la même chose, fit Kerven; mon père s’adresse toujours à la raison, et ta grand’mère vous parle au cœur.»

A ce moment, les deux enfants firent une rencontre; ils virent venir à eux une fillette de sept à huit ans, qui, pieds nus, une baguette à la main, conduisait un troupeau de dindons.


«Mais c’est Jeannine, dit Yvon.

— Yvon! fit la petite, et le fils du maître d’école! Où allez-vous si matin?»

Et tous trois restèrent au milieu du chemin, noyés dans la poussière que les dindons soulevaient autour d’eux.

«Mais nous allons à Paris, cria Yvon en riant; viens-tu avec nous?

— Je voudrais bien, répondit la petite, mais ce sera pour plus tard.

— As-tu des commissions? dit Yvon.

— Pourquoi pas?

— Eh bien, dis-les, et foi de Breton! je les ferai.

— Tu ne te rappelles donc pas, dit la petite, que j’ai un frère à Paris, Pierre, qui a été à l’école avec toi? Il est maintenant cocher à la Grande Compagnie des voitures. Quand on lui écrit, on met comme ça: Pierre Longal, cocher à la Grande Compagnie des voitures, et ça arrive.

— Très bien,» dit sérieusement l’enfant, et Yvon, avec sa grosse encolure d’hercule et son rire d’enfant, prit la fillette à bout de bras et l’embrassa en disant: «C’est pour ton frère!»

Et ils continuèrent leur chemin.

«Pierre Longal, répétait en lui-même Kerven, qui avait assisté en spectateur indifférent à cette scène, je m’en souviens très bien, j’étais tout petit, et lui doit être tout à fait un homme à présent.» Il ajouta avec résolution, après quelques instants de silence: «Il a trouvé de l’ouvrage tout de suite, lui, là-bas, et il n’est pas revenu et il ne reviendra pas. Nous non plus, va! nous ne reviendrons pas.

— Oh! moi, fit Yvon, je reviendrai dans deux mois, comme je l’ai promis à grand’mère, et puis, vois-tu, j’y vais pour toi, à Paris; ne crois pas un seul instant que j’y trouve mon affaire. Moi, vois-tu, c’est dans le sang, il me faut la mer.

— Oui, oui, c’est convenu, dit Kerven en souriant; je la connais, ta chanson: tiens, sois heureux, la revoilà, la mer!»

En effet, à travers un rideau d’arbres, au bout d’un sentier, on voyait une grande tache verte.

«Oui, dit Yvon, elle n’est même pas bonne au large, et pourtant ici nous n’avons pas un souffle d’air.» Puis regardant le ciel: «Ça se gâte, vois-tu, il y aura de la tempête cette nuit.

— Ça nous est bien égal, dit Kerven, je sais où nous coucherons. L’institutrice de Cancale, une vieille amie de mon père, nous hébergera. Bon gîte, bonne table et gais convives, voilà pour ce soir, nous verrons demain! Puis, mon petit Yvon, tu ne te doutes pas que ton compagnon de voyage est un Crésus!»


Et en disant cela, il tapait sur sa poche, d’où sortait un joli petit bruit d’or; puis, tirant délicatement du bout des doigts les deux louis du père Kerven, il les promena plusieurs fois sous le nez d’Yvon, qui se contenta modestement de le féliciter sans parler de son propre magot.

«Tu vois que nous ne sommes pas à la merci des événements, dit Kerven avec fatuité, et que nous pourrons choisir notre ouvrage. Nous avons de l’or et la clef des champs.

ILS TRAVERSAIENT DES VERGERS QUI PROMETTAIENT UNE RUDE BESOGNE AUX PRESSOIRS


— Quand nous serons à Cancale, reprit Yvon, nous pourrions bien aller jusqu’au mont Saint-Michel: on dit que c’est si beau!

— Dame! c’est une grande église sur un rocher, c’est un monument qui attire beaucoup de monde; je ne l’ai pas vu non plus, nous irons si tu veux.»

Ils allaient toujours. Ils traversaient des vergers qui promettaient une rude besogne aux pressoirs. La chaleur était devenue accablante, Kerven était tout en sueur; il ne voulait pas se plaindre sitôt, mais il commençait à souffrir, le pauvre petit, vêtu qu’il était comme à la ville, tandis qu’Yvon, lui, portait plutôt ses vêtements sur son bras que sur son dos; il n’avait sur le corps que sa culotte, un tricot, et rien aux pieds.

«Ouf! fit Kerven, à la fin n’en pouvant plus, mais cachant sa défaite sous une raison plausible, j’ai faim.

— Déjà ? dit Yvon.

— Ma foi, oui! et voilà un endroit charmant pour y dresser notre tente.»

Et il montrait de la main un joli bouquet d’arbres, qui, très près les uns des autres, offraient aux voyageurs de l’ombre et de la fraîcheur.

«Nous ne trouverons jamais mieux pour déjeuner et nous reposer, ajouta-t-il, et je vais acheter du cidre à la maison qui est là-bas. Pendant ce temps, mets le couvert.»

Quand Yvon fut seul, il étala la serviette qui contenait les victuailles, et disposa le tout de son mieux; c’était, comme il l’avait annoncé, un poulet et des galettes de blé noir.

Kerven revint bientôt avec ses emplettes; outre une bouteille de cidre, il avait pris des œufs durs et du fromage; de plus il avait emprunté deux bols.

«Voilà un fameux repas, dit Yvon, qui debout contemplait l’aspect qu’offrait la réunion de tous ces mets.

— Attends, attends,» dit Kerven, et il alla cueillir quelques tiges de genêt fleuri qu’il planta sur le poulet et le fromage en disant: «Tiens, regarde, c’est comme à une noce; il ne nous manque que la musique.»

A peine achevait-il ces mots, qu’un nouveau personnage fit son apparition. C’était un grand vieillard aux longs cheveux blancs; il portait une veste de bure ornée de boutons de métal, un gilet breton sur une culotte noire et des guêtres de toile blanche; il avait à sa boutonnière un bouquet de roses.

«Voilà la musique, les enfants, dit le vieux ménétrier en brandissant son violon; je me rendais à un mariage au hameau de Ploëven, quand j’ai entendu votre demande, et en avant la musique!»

Et pendant que nos deux voyageurs mangeaient avec l’appétit de leur âge, le violoneux leur jouait de vieux airs tristes, bien tristes, mais nos deux enfants y trouvaient le plus grand plaisir; c’était de la gaieté bretonne.

Une tasse de cidre et une pièce de vingt sous récompensèrent le musicien, qui s’en alla content, et nos deux enfants, satisfaits de cette vie de grands seigneurs, finirent leur repas dans une douce causerie.

«Et ce sera toujours comme ça, dit Kerven, qui avait payé le violon; quand nous aurons gagné de l’argent, nous ferons de bons repas.»

Yvon ne resta pas longtemps à la conversation; quand il eut fini de manger, il se laissa glisser sur le dos et s’endormit profondément. Kerven le regarda dormir, et il murmurait à part lui: «C’est bien cela, ces natures grossières!» Puis il pensa à l’avenir, qui lui apparaissait tout en rose; il lui semblait que Paris attendait son arrivée, pour donner un nouvel essor à son industrie.

«ET CE SERA TOUJOURS COMME ÇA, «DIT KERVEN


Hélas! c’était Yvon qui dormait, mais c’était Kerven qui rêvait!

Ils avaient donné deux heures au repas, ils reprirent leur chemin, bien reposés et pleins de gaieté.

A mesure qu’ils approchaient de Cancale, le temps devenait plus mauvais. Ainsi que l’avait prédit Yvon, la tempête se formait. Le ciel s’était assombri, et le vent qui venait de la mer soufflait avec rage.

«Encore une fichue nuit, dit Yvon, pour ceux qui sont en mer!»

On entendait très bien déjà le bruit des vagues qui déferlaient au bas de la côte.

«Aussi, dit Kerven, j’aime mieux, par un temps pareil, une belle route comme celle-ci que le pont d’un navire. D’abord moi, vois-tu, la mer, ça me rend malade; aussi c’est jugé, je n’insiste pas.

— Ah! mon pauvre Kerven, tu ignoreras toujours la plus grande joie qu’un homme puisse éprouver. Se sentir emporté sur la vague par...» Yvon s’interrompit; il venait d’entendre le bruit d’un coup de canon que lui apportait le vent du large.

«As-tu entendu? reprit-il.

— Oui, dit Kerven, c’est le flot qui monte en mugissant contre les rochers.

— Écoute, écoute,» dit Yvon, qui lui saisit le bras et le força à rester attentif.

Un autre coup de canon éclata sur la mer au milieu de l’orage.

Yvon était fort pâle; Kerven, ne comprenant pas, ne pouvait partager l’émotion du petit matelot.

«Qu’as-tu, dit-il, et en quoi le bruit du canon peut-il t’émouvoir à ce point?

— Écoute encore,» continua Yvon très bas.

Et une troisième détonation déchira l’air; puis il ajouta en se signant:


«Là-bas, sur cette mer en furie, il y a des malheureux qui appellent au secours; viens vite.»

Et, entraînant Kerven, ils dévalèrent par un petit sentier qui aboutissait à la grève.

Il y avait déjà sur les bords de la mer une foule de gens qui, sous l’émotion du drame qui s’accomplissait au large, allaient et venaient dans un état de surexcitation extrême. Des exclamations partaient de toutes les poitrines, et tous faisaient les propositions les plus diverses.

Un homme surtout, un pêcheur, se démenait au milieu des autres avec des gestes énergiques. Nos deux enfants le voyaient montrer la mer de ses larges mains; puis, s’étant approchés, ils l’entendirent crier d’une voix tonnante:

«Je vous dis qu’il n’y a rien à faire; ils sont perdus, et aller au secours de ce navire sur une mer démontée comme celle-ci serait une folie sans utilité. Nous n’avons pas ici le canot de sauvetage de Cancale, et nous ne serions pas à cent mètres d’ici, que nos barques couleraient à pic sous la montagne d’eau qui les couvrirait.»

Et il montrait la mer, qui, dans le crépuscule, n’était qu’une lueur blanche à peine visible, mais dont la voix était terrible. C’était le bruit des vagues qui s’abîmaient les unes sur les autres, dans un écrasement d’écume.

Un éclair brilla au large, et un coup de canon se fit entendre, appel suprême aux hommes ou dernier adieu à la terre.

«Alors nous ne tenterons rien?» dit un vieux pêcheur.

Personne ne répondit à cet appel, fait du reste sans grande conviction.

«Si on essayait pourtant? dit Yvon en s’avançant tout à coup; vous avez une barque solide, vous!

— Irais-tu, toi, gamin? fit le pêcheur.

— Oui, sans hésiter, répondit Yvon.

— Eh bien! si je trouve cinq gars comme toi, je me risque et mon bateau aussi.

— Allons, les amis! cria Yvon de sa voix chaude et entraînante, il y a peut-être à quelques cents brasses de nous des malheureux qui se meurent, des femmes, des enfants, des gens du pays peut-être, et qu’il faudrait sauver. Hein! qu’en dites-vous? ça vaut bien quelques coups d’aviron. Où est ton bateau, l’ancien, que nous sautions dedans?»

Et la barque, ayant été poussée au large par vingt bras vigoureux, fut en un instant garnie de rameurs.

Yvon avait tenu sa promesse, il avait sauté le premier dans la barque.

Kerven, qui n’était pas de la partie, était resté spectateur ému de cette scène. Tout s’était passé si vite du reste, qu’il n’avait pas eu le temps de donner un conseil ou d’essayer d’arrêter Yvon.

«Voilà, disait-il philosophiquement, un enfant qui, pour ne pas contrarier sa grand’mère, reste des mois à contempler la mer avec envie sans naviguer, et à l’instant où il s’en éloigne pour l’oublier, il s’embarque en pleine tempête... Pauvre Jeannic! si tu pouvais te douter de ce qui se passe ici!»

La barque, déjà loin, n’était plus qu’un point noir dans une pâleur d’écume.

Perdus dans la grande ville !

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