Читать книгу Perdus dans la grande ville ! - Fortuné Louis Méaulle - Страница 13

LE «JEAN-MARIE», CAPITAINE HUSSON

Оглавление

Ils reprirent alors le sentier des douaniers, qui suivait toutes les découpures de la côte.

Le temps était devenu brumeux, avec une forte brise de l’ouest; la mer n’était pas encore remise de sa colère de la nuit et grondait toujours.

Déjà les barques de pêche sortaient, ouvrant leurs voiles, comme les oiseaux de mer ouvrent leurs ailes.

Encore étourdi, le jeune Yvon ne disait pas grand’chose; il était pâle et rêveur. Kerven, lui, regardait son compagnon avec une sorte de respect: le petit matelot, le pêcheur de moules, le remmailleur de filets lui apparaissait sous un jour tout nouveau; la supériorité qu’il se plaisait à se donner sur son ami lui semblait en ce moment bien mince.

«Je ne suis pas un lâche, se disait-il; mais je n’aurais pas fait cette nuit ce que j’ai vu faire à Yvon.»

Ils étaient à huit kilomètres de Cancale; c’était une marche de trois heures pour des écoliers. Yvon n’avait pas encore très bien repris son équilibre; mais, à mesure qu’il marchait, sa tête devenait moins lourde, et sa bonne humeur lui revenait.

Le temps s’arrangeait, et la journée donnerait peut-être plus qu’elle ne promettait; aussi la gaieté revenait aux enfants: Yvon reprenait la chanson de sa grand’mère, pendant que Kerven sifflait pour son propre compte un vieux Noël breton:

N’euz den, ma map, braoc’h Koulskoude,

chantait Yvon, et de son côté Kerven sifflait l’air de la jolie ballade:

Adieu, clocher de mon pays, clocher de ma paroisse, adieu!


Le chemin qu’ils parcouraient était charmant, à cette heure matinale. La végétation en était si verte, si luxuriante, que, sans les hirondelles de mer, qui à quelques pas d’eux quittaient leurs nids en poussant leur petit cri plaintif, ils ne se seraient pas cru si près de l’Océan.

ILS SE TROUVÈRENT BIENTOT AU MILIEU D’UN VÉRITABLE PATURAGE


La route se mit à descendre, traversant des herbages, et ils se trouvèrent bientôt au milieu d’un véritable pâturage, où des bœufs, des moutons, des chevaux, jusqu’à des chèvres, allaient et venaient de la falaise à la grève, broutant une végétation saline, qui s’avançait par taches jusqu’à la mer. Puis tout à coup le paysage changea; ils eurent à gravir de grandes dunes de sable d’un aspect triste et monotone; les rochers succédèrent aux dunes, et enfin un vallon boisé s’offrit à leurs yeux.

Quand ils eurent atteint le sommet de cette petite montagne, Yvon s’arrêta ébloui. Une grande joie l’envahit. Avec ses yeux de marin, il vit sur un îlot une masse confuse de pierres, clochetons ou aiguilles de récifs, qu’il signala sans hésitation à Kerven comme étant le mont Saint-Michel.

Il ne connaissait le vieux monastère que par la description des voyageurs, mais il le devinait, il le reconnaissait.

«Hein! comme ça doit être beau!» dit-il.

Quand ses yeux quittèrent le mont, ils s’arrêtèrent sur les célèbres rochers de Cancale, géants noirs qui se dressent au milieu des flots, et qu’on ne peut jamais visiter à pied sec; et, à mesure qu’ils avançaient, c’était à chaque pas, devant le déroulement du panorama, un étonnement nouveau, qui arrachait à Yvon des cris d’admiration.

«Tiens! disait-il, le mont Saint-Michel, comme on le voit bien maintenant! Et cette petite montagne là-bas, cela doit être le mont Dol.»

Puis il distinguait plus loin le clocher d’Avranches, le phare de Granville. Ah! combien ce paysage était admirable et réjouissant pour les yeux et le cœur! et qu’est-ce que Kerven pouvait avoir la prétention de lui montrer de plus beau?

Pauvre Kerven! à force de monter et de descendre, il se sentait bien fatigué ; aussi fut-il forcé de s’appuyer au bras d’Yvon pour arriver au bas du sentier qui aboutissait à la Houle. Ce fut une bien autre affaire, et quel singulier appui que ce garçon qui se démenait sans repos!


Était-ce raisonnable de se ménager si peu! Et Kerven se demandait quel besoin avait son camarade de le secouer ainsi pour lui faire admirer quoi? une silhouette d’église perdue dans la brume, des cailloux prétentieux qui prenaient un bain de pieds. Pourquoi se fatiguer à regarder des clochers si éloignés, qu’ils ressemblaient à des nuages?


Le port de Cancale est situé à un kilomètre du bourg, à la Houle, village assez important, habité seulement par les pêcheurs. Rien de plus singulier que ces demeures construites en galets et en granit, d’un aspect assez triste, où, pendant de longues journées, on ne voit que de vieilles femmes, de vieux hommes et de jeunes enfants, tout ce qui est en état de travailler se trouvant en mer, à la pêche aux huîtres, ou sur la grève à nettoyer les parcs.


Je ne sais pas de plus curieux spectacle que celui du retour des barques. La baie en est alors couverte; elles arrivent toutes avec la même allure, sous leurs belles voiles rouges passées au tannin, fières, coquettes, rapides; puis tout à coup elles s’arrêtent à deux cents, trois cents mètres du rivage. On voit alors les pêcheurs vider à la mer le produit de leur pêche, certains qu’ils sont de jeter les huîtres qu’ils rapportent dans l’enclos qui leur appartient. Et de fait, grâce à des points de repère que trouve tout de suite leur coup d’œil sûr, jamais une erreur n’est commise. Puis, quand la mer s’est retirée, une population de femmes et d’enfants accourent voir, estimer, discuter le résultat de la pêche.

A la traversée de l’unique rue du village, nos deux voyageurs ne remarquèrent rien de nouveau pour eux: c’était à peu de chose près ce qu’ils voyaient depuis leur enfance. Yvon s’en réjouissait cependant, tandis que Kerven, pressé d’arriver à Paris, trouvait qu’ils avaient déjà beaucoup perdu de temps, et qu’il serait préférable sous tous les rapports de prendre un peu le chemin de fer. Yvon, à cette proposition, fut pour la première fois d’un avis contraire:

«Nous avons dit que nous irions au mont Saint-Michel, allons au mont Saint-Michel; mais d’abord chez qui me conduis-tu?

— Mais chez Mme Morel, répondit Kerven; c’est une amie de mon père, institutrice à Cancale, et nous devons être à ce pays, ou pas loin.

— Nous allons le demander,» fit Yvon.

Ils se trouvaient en ce moment devant une charmante maisonnette, propre comme une maison anglaise.

Yvon, qui était partout chez lui, dans le monde de la mer, poussa la porte qui était entr’ouverte. Il entra, suivi de Kerven, qui mit le chapeau à la main devant la maîtresse du logis.

C’était une jeune femme, jolie à la façon de la plupart des Bretonnes, c’est-à-dire qu’elle avait de beaux yeux intelligents et très doux, une grande bouche et le teint hâlé. Ses cheveux devaient être blonds; mais on en voyait si peu, cachés qu’ils étaient par la coiffe du pays. Au moment où les enfants entrèrent, la jeune femme, montée sur un escabeau, était occupée à fixer à la fenêtre des rideaux de mousseline blanche.

Le logis était bien tenu, coquet même avec un petit air de fête et de gaieté : des fleurs étaient sur la cheminée; évidemment on attendait quelqu’un de bien cher dans cette demeure!

«Bonjour, Madame, dit Yvon, ne vous dérangez pas.

— Bonjour, fit celle-ci sans se retourner, qu’est-ce qu’il y a pour vous servir?

— Nous voudrions savoir si nous sommes à Cancale ou si nous en sommes encore éloignés.

— Cancale est au bout du chemin, mes enfants, à dix minutes d’ici; le pays que vous traversez en ce moment, c’est la Houle.

— C’est donc fête à la Houle, dit Yvon les yeux railleurs, que vous parez votre maison, comme si c’était le jour de Pâques ou comme si vous attendiez des jeunes mariés?

—Voyez-vous le petit curieux!» dit la jeune femme en sautant à bas de son escabeau; puis, d’un ton plus sérieux:

«Je n’aurai jamais une plus belle occasion de parer mon logis, monsieur le questionneur: j’attends ce soir ou demain mon mari, qui revient après vingt mois de mer. Il doit être à Saint-Brieuc en ce moment.

— Sur quel navire était-il? demanda Yvon en fixant la jeune femme.

— Attendez, dit-elle en réfléchissant quelques instants; il m’a écrit qu’il ne revenait pas sur son bâtiment, mais sur un petit transport dont le nom est...» Elle hésita un instant: «le Jean-Marie.

— Capitaine Husson? s’écria Yvon, pâle et tremblant.

— Comment sais-tu cela?» dit la femme en le regardant avec un commencement de frayeur.

Kerven vint au secours d’Yvon, qui, atterré, ne savait plus que dire.

«BONJOUR,» FIT CELLE-CI SANS SE RETOURNER


— Nous sommes de Saint-Brieuc, fit-il, et nous connaissons le navire dont vous parlez.

— Ah! que tu m’as fait peur, méchant gamin! dit la pauvre femme en regardant Yvon, des larmes dans les yeux et le sourire aux lèvres.

— Adieu, Madame, merci!» fit Yvon en balbutiant.

Il souffrait horriblement, le pauvre petit, devant ces apprêts de fête, et, tirant Kerven par le pan de son paletot, il l’emmena bien vite hors de la maison.

Les enfants restèrent la journée et la nuit à Cancale, bien soignés par la vieille institutrice.

Le lendemain était un dimanche: ils allèrent à l’église de la paroisse; elle était pleine de monde, les hommes au bas de l’église et les femmes réunies dans la nef. Le soleil, qui glissait au travers des vitraux de couleur, jetait sur les coiffes blanches et sur les mains jointes de jolies lueurs roses, bleues, vertes, si bien que toutes ces femmes semblaient occupées à tisser un arc-en-ciel.

Yvon regardait tous ces visages: il cherchait qui...? l’aimable femme qu’il avait vue à la Houle. Tout à coup les yeux de l’enfant se croisèrent avec ceux de la malheureuse, et elle lui adressa un sourire triste, plein d’inquiétude; mais il était évident qu’elle ne savait rien encore. Yvon pria Dieu de tout son cœur de donner à cette affligée le courage et la force quand lui parviendrait l’affreuse nouvelle.

Le lendemain ils firent connaître leur intention de partir. La bonne institutrice eût désiré les garder quelques jours encore; mais Kerven avait une telle hâte d’arriver à Paris, que toutes les sollicitations le laissèrent inébranlable.

Les deux enfants quittèrent donc cette maison hospitalière et suivirent machinalement une rue, sans savoir exactement où ce chemin les conduirait.

Peu à peu les maisons s’espacèrent, devinrent plus rares, et comme ils passaient devant la dernière, déjà éloignée du bourg, et qu’une branche de houx, suspendue au-dessus de la porte, indiquait être une auberge, ils en virent sortir deux hommes qu’à leur mise, à l’arc-boutement de leurs jambes, au balancement de leurs épaules, on reconnaissait pour des marins.

L’un, le plus âgé, calme et sérieux, paraissait fortement chapitrer l’autre, dont le teint allumé, la démarche chancelante, trahissaient une journée de dimanche passée à boire.

«Ainsi tu ne veux pas venir? demandait le vieux.

— Peux pas, patron!

— Peux pas! Si tu avais passé la nuit dans ton lit, comme un bon chrétien et un honnête homme, tu serais dispos pour la besogne, ce matin. Tu savais pourtant bien que nous avions affaire: aller prendre en mer, dans les barques qui comptent sur nous, le poisson que les camarades s’éreintent à pêcher depuis deux jours. Et ce poisson, les expéditaires l’attendent pour l’envoyer à Paris. J’avais promis, et par ta faute je vais manquer à ma parole!...

— Peux pas!...

— C’est ça, tu vas faire le lundi! Ah! elle est jolie, ta conduite! Tu crois donc qu’on peut vivre ainsi sans travailler! Tu ne sais donc pas combien est sacré un engagement! Tiens, tu n’es pas un homme, tu n’es pas un matelot!»

Longtemps il continua sur ce ton; mais il ne tira de son camarade, un aide habituel sans doute pour son travail de pêche, que le décourageant: «Peux pas!»

LE DIMANCHE A CANCALE


A la fin, exaspéré, d’une bourrade il fit tournoyer l’ivrogne, qui, en titubant, regagna l’auberge.

Les enfants, qui marchaient sur les pas des deux hommes, avaient écouté cette conversation, et ils entendirent le marin murmurer à part lui:

«Et les autres qui attendent! Une si belle affaire pourtant! mais tout seul, c’est impossible!»

Une idée germait dans la cervelle d’Yvon. Il se planta devant le matelot.

«Eh! patron, il y aurait peut-être moyen.

— Qu’est-ce que tu veux, moussaillon? dit le matelot, qui avait toisé l’enfant et avait trouvé qu’il sentait l’eau salée.

— Je veux que..., si vous vouliez, on pourrait peut-être vous donner un coup de main.

— Toi?

— Mais oui, que faudrait-il faire?

— Voilà, tu es du métier, hein! Tu vas comprendre. Les barques pêchent au large; il s’agit d’aller avec mon bateau transborder le poisson et le rapporter à terre. Voyons tes bras? Oui, c’est musclé. Et tu n’as pas peur, n’est-ce pas?»

Puis avisant Kerven:

«Et celui-là en est-il aussi? Hum!

— Certainement que j’en suis,» répondit Kerven, qui venait de prendre une résolution subite.

Les pourparlers avaient été trop rapides pour qu’il lui fût possible d’empêcher son ami de s’engager dans cette nouvelle aventure maritime, et, par honte de son inaction lors du sauvetage, aussi bien que pour montrer qu’il ne le cédait pas à Yvon en courage, il voulait en être, comme il disait.

— Conclu, signé, dit le matelot. Alors, en route, les enfants!»

Tous trois s’acheminèrent vers le port, où se balançait, toute parée, une barque que le patron montra aux deux enfants.

Ils y montèrent et gagnèrent le large.

Perdus dans la grande ville !

Подняться наверх