Читать книгу Souvenirs de la persécution soufferte par le clergé du diocèse de Maurienne - Francois Molin - Страница 5
CHAPITRE Ire
Оглавление(1793)
But de ces Mémoires. — Assemblée primaire à Chambéry. — Visite à l’abbé Simon. — Première fuite en Piémont, — Passage des montagnes de Bissortes et du Mont-Thabor. — Arrivée à Suse.
C’est de ce moment que partent les mémoires qui me regardent personnellement, car ce qui précède n’est qu’un préambule pour conduire au temps où j’ai commencé à évacuer la cure d’Epierre, et à dormir hors du presbytère; mon but est de mettre par mémoire ce qui m’est arrivé de plus remarquable, temps par temps, depuis l’époque de la proclamation du 8 février jusqu’à la fin de ma vie ou de la révolution.
1793. — Le 10 février, dimanche de la Quinquagésime, vers les quatre heures après midi, me trouvant chez ma sœur, on vint me dire que quelqu’un m’attendait à la cure. Je m’y rends aussitôt, et j’y trouve M. l’abbé Turbil, professeur de rhétorique, qui me fait part de la proclamation du 8 courant, et m’en montre un exemplaire que nous lisons et relisons. Le même soir, j’envoie un exprès à Saint-Rémy, pour dire à mon frère, qui en est le curé, de se transporter jusqu’à Epierre. Il s’y rend le même soir pour souper. Nous examinons de nouveau la proclamation, et nous restons convaincus qu’on ne peut prêter le serment qu’elle exige. Le lendemain, je vais en porter la nouvelle à M. le curé de Saint-Pierre de Belleville, et je finis ainsi le carnaval dans d’affreuses inquiétudes.
Cependant, on avait convoqué de nouveau à Chambéry un député de chaque commune, pour ce qu’on appelle assemble primaire, afin d’y nommer les représentants du peuple, les administrateurs du département et, entre autres, l’évêque du Mont-Blanc. Le sieur Noraz, de ma paroisse, était député, et ne cessait de me faire dire que je pouvais prêter le serment; que beaucoup d’ecclésiastiques le faisaient à Chambéry; enfin, il me sollicite d’aller jusqu’à Chambéry. Je m’y rends, non pas pour consulter sur le serment, mais pour savoir s’il fallait partir au plus tôt ou si l’on pouvait attendre d’être remplacé, comme l’imprimé de l’explication de la proclamation du 8 février paraissait l’insinuer. Je m’associe le sieur Borjon, vicaire de Châteauneuf, et nous allons trouver l’abbé Simon. Lui ayant fait part de notre doute, il nous assure que nous pouvons demeurer dans nos cures, jusqu’à remplacement.
De retour à Epierre, je rends compte de mon voyage à quelques-uns de mes confrères, d’accord, pour cette démarche, avec nos paroissiens. Ceux-ci, ne nous voyant partir qu’avec regret, nous refusent le passeport que nous demandons et qu’ils devaient nous accorder à notre réquisition; ils nous prient de demeurer, pour leur administrer les secours spirituels, jusqu’à ce que nous soyons remplacés: ce qu’ils prévoyaient ne devoir arriver de longtemps, ou plutôt ce qui ne devait jamais arriver. La plus grande partie de mes paroissiens fait la Paque au commencement du Carême; quelques-uns réitèrent la communion dans la quinzaine de Pâques, et je demeure ainsi, quoique non sans inquiétude, jusqu’au dimanche de Quasimodo. Ce jour, pendant que je célébrais la sainte messe, un commissaire, venant de Chambéry, voit, en passant à Epierre, M. Guillermet, doyen de la Chambre, qui, depuis quelques semaines, s’était réfugié chez son frère, le maître de poste; il lui fait part de sa mission, s’informe si le curé du lieu a prêté le serment. Sur sa réponse négative, il lui dit qu’il lui venait en idée de me faire arrêter sur-le-champ et de me conduire dans sa chaise avec lui. A peine la messe est-elle achevée que le doyen vient m’instruire de tout ce qui s’était passé et dit à mon occasion. Aussitôt nous partons pour La Chapelle nous faire dresser un passeport par M. Portaz, secrétaire d’Epierre. En même temps, je fais dire ce dont il s’agit aux curés de Montgilbert et de Montendry. Le premier vient me rejoindre le même jour à Epierre; mais l’autre, averti plus tard, ne partit que le lendemain, et à cheval, par le grand chemin, ce qui fut cause qu’il fut arrêté entre Saint-Jean de Maurienne et Saint-Julien, et reconduit à Saint-Jean, de là à Chambéry, et, après quelques semaines de prison, sur les frontières de la République, du côté de Genève.
Enfin, le 8 avril, je dis la messe quelques heures avant jour, et je partis avec le curé de Montgilbert. Nous fûmes diner à Saint-Rémy, chez mon frère, et souper à Sainte-Marie de Cuines, chez M. le notaire Rostaing, d’où nous partîmes vers les dix heures de la nuit, au nombre de huit ou dix. Nous marchâmes toute la nuit, le plus souvent hors du grand chemin, et nous arrivâmes à la pointe du jour à Saint-Martin de la Porte, chez M. de Maréchal, qui fut fusillé la même année, au mois de septembre, à Valloire, pour avoir pris les armes contre les Français. Pendant qu’on préparait une soupe pour nous délasser, M. Champiot, curé de Saint-Sulpice, tombe sans sentiment: on le porte sur un lit, on l’y laisse quelque temps; enfin, revenu de cet accident, nous continuons notre chemin en passant par Beaune, le Thyl, et venons à Orelle pour nous reposer et prendre toutes les mesures afin de pouvoir passer sans danger les affreuses montagnes de Bissortes et du Mont-Thabor, encore toutes couvertes de neige.
Le 9, vers onze heures avant minuit, nous nous mettons en chemin, au nombre de trente personnes, tant prêtres que guides. Nous traversons le hameau de Francoz, sur la grande route, et passons la rivière sur le pont qui est au-dessus-dudit lieu; nous entrons dans la forêt et, avant d’en sortir, nous rejoignons dans une grange notre vicaire général, M. Rogès, avec deux ou trois autres prêtres. A l’aurore, nous partons de cette grange-et traversons les montagnes, ce que nous fîmes sans aucun fâcheux accident, si ce n’est pour M. Pascal, chanoine et curé de Saint-Michel, à qui les doigts des pieds ont gelé. Nous arrivâmes à l’entrée de la nuit, le 10, à Bardonnèche, commune de la vallée d’Oulx, au pied de la montagne, dans les Etats du roi de Sardaigne, où nous avons séjourné pour respirer. C’est là que nous sentîmes presque tous les effets du passage de la montagne. Après avoir souffert un froid vif avant le lever du soleil, nous souffrîmes encore plus de la chaleur après midi; en sorte que les uns avaient presque perdu la vue, les autres, comme moi, étaient brûlés et noirs comme des Ethiopiens, ce qui dura près d’un mois.
De là nous allâmes loger à Oulx, et le lendemain nous arrivâmes à Suse, où je trouvai mon frère le chanoine et les deux chanoines Personnaz, qui avaient passé le même jour le Mont-Genis, venant, l’un de Lanslebourg, et les deux autres de Bessans, leurs patries, où ils s’étaient réfugiés depuis environ trois semaines qu’ils avaient quitté Saint-Jean de Maurienne.