Читать книгу Souvenirs de la persécution soufferte par le clergé du diocèse de Maurienne - Francois Molin - Страница 8
CHAPITRE IV.
Оглавление(1795)
Retour en Savoie. — Passage du Mont-Thabor — Rentrée à Epierre. — Persécution et crainte continuelles. — Difficultés et dangers d’exercer le saint ministère.
Le 15 avril, au matin, nous partons mon frère Alexis et moi, de Suse, après ma messe, et après avoir pris des habits de mon frère et m’être fait lier les cheveux que j’entretenais longs depuis longtemps, dans le dessein de ce retour en Savoie.
En passant par Exilles, Sal-Bertran, Oulx et Bardonnèche, nous venons coucher au Melleset, qui est la dernière paroisse au pied de Vallée-Etroite. Dès le soir, nous disposons tout pour notre voyage du lendemain; nous nous assurons d’un guide, achetons ce qui nous est nécessaire pour notre nourriture pendant le passage de la montagne, et vers les deux heures après minuit, nous nous mettons en chemin. Dès que nous fûmes à quelque distance du Melleset, nous trouvons de la neige qui ne portait pas, parce que le temps avait été doux et le ciel couvert. Pendant l’espace d’une demi-lieue, nous entrions dans la neige des deux jambes; nous avions beaucoup fatigué, et notre guide, perdant courage, nous dit que nous ne pourrions pas traverser la montagne ce jour, d’autant plus que nous allions entrer dans le brouillard. Cependant, sans nous décourager, nous continuons, pendant près d’une heure, à faire de plus grands efforts. Nous arrivons, à la pointe du jour, aux Granges, espèces de montagnes du Melleset. Le brouillard se dissipe, le ciel est clair, la neige dure. Nous allons vite, et même trop vite, sans nous fatiguer, excepté notre guide, qui, ayant peine à nous suivre, nous dit qu’il ne pouvait aller si vite.
Environ une heure et demie avant d’arriver au sommet de la montagne, jusqu’où il était convenu de nous accompagner, nous lui payons ce que nous lui avions promis; il nous vend une de ses bouteilles en bois, qui contenait du vin, et nous nous abandonnons ainsi seuls à faire le reste du trajet. Je me flattais de savoir le chemin, parce que nous passions par le même lieu par où nous avions passé en 1793, lors de notre première fuite en Piémont; d’ailleurs, il paraissait une légère trace formée par ceux qui avaient passé le jour précédent. Nous trouvâmes au sommet un passeport expédié un jour avant les-nôtres.
Dans la plaine de Bissortes, montagne d’Orelle, nous avons découvert, sur un penchant regardant le midi, une petite étendue de terrain sans neige; j’y dis mes petites heures, et mon frère y fit un léger sommeil.
Nous continuons notre route, nous entrons dans la forêt, où nous avons plus peiné que partout ailleurs, parce que le chemin était glacé ; nous craignions de tomber à chaque pas. Enfin, vers les trois heures après midi, nous arrivons au-dessus du pont sur l’Arc, en amont de Francoz. Nous nous arrêtons quelque temps, indécis si nous passerions de jour ou si nous attendrions la nuit. Nous prenons la résolution de passer aussitôt, ayant soin de regarder, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, sur la grande route que nous ne faisons que traverser, après avoir passé le pont. Nous montons à Sainte-Marguerite-de-Bonvillard sur Orelle.
De là, le lendemain 17 avril, mon frère part pour Lanslebourg, et j’y demeure quelques jours pour me remettre du voyage qui m’avait roidi les jambes et les cuisses. Je confesse quelques personnes et je célèbre la messe dans une chambre les samedi et dimanche. Il y avait un si grand concours de peuple que l’on avait peine à respirer. Je viens ensuite à Orelle, où je n’osai cependant pas demeurer, parce que les habitants étaient dans la crainte depuis les fêtes de Pâques. Des militaires étaient venus, ce jour, chercher un prêtre, je crois M. Clément, curé de Valmeinier, qui était déjà dans ce canton depuis le commencement de la présente année 1795.
La semaine après mon arrivée en Savoie, je partis d’Orelle pour Mont-Denis; je passai par un hameau du Thyl, où je couchai et bénis un mariage. Le lendemain, une personne m’accompagne et me conduit à Mont-Denis, en passant par Saint-Martin de la Porte et par les vignes, au-dessus de Saint-Julien. Je séjourne quelques jours à Mont-Denis, j’y confesse presque tout le jour dans la cure, j’y dis la messe dans une chambre où d’autres prêtres avaient déjà célébré, entre autres M. Borjon, qui n’était parti pour le bas diocèse, avec M. Chapellaz, que la semaine avant mon arrivée.
Le 25 avril, jour de Saint-Marc, Jean Clapier, de Saint-Rémy, étant venu à Saint-Jean au marché, apprit qu’un Molin était à Mont-Denis; ne sachant pas si c’était son curé, il s’y transporta le même jour. Je dois faire observer que mon frère, curé de Saint-Rémy, s’était retiré à Lanslebourg, où il fut inconnu pendant longtemps, disant la messe dans une chambre d’une maison où il y avait tous les jours des militaires en logement, et qu’il ne vint dans sa paroisse qu’au commencement de juillet de la même année. Le dimanche après midi je partis avec le même Clapier pour Saint-Rémy, en passant par Montendry, hameau de la paroisse d’Hermillon; là je trouve M. Dupré, qui avait dit la messe en plein air contre le mur d’un bâtiment, et qui faisait le missionnaire dans ces environs.
Nous continuons notre route en passant par le grand chemin, depuis Hermillon jusqu’au pont de la Madeleine, et nous arrivons vers une heure de nuit à Saint-Rémy.
Le 27 j’y séjourne, et le 28, sur le tard, je pars accompagné du même individu. En arrivant au pont d’Epierre, nous voyons passer deux gendarmes venant de la Corbière et se rendant à Epierre pour la correspondance; nous les laissons passer avant, et je me rends, par derrière le village de Létraz, à la maison de mon beau frère que ma servante habitait; de là je vais dans une autre maison, où je demeure secrètement dans une chambre quelques jours. Cependant je m’informe où l’on avait mis les saintes espèces, c’est-à-dire le Saint-Sacrement, que j’avais laissé à mon départ dans une pyxide, ainsi que je l’ai dit ci-devant. Le gouvernement ayant demandé, pendant mon absence, les vases sacrés, mes paroissiens avaient eu la sage précaution de déposer les saintes espèces dans un autre vase, qu’ils mirent dans un trou de la muraille de l’église, dont ils fermèrent l’entrée en maçonnerie.
M’étant fait indiquer l’endroit, je m’y transportai avant le jour. Je prends le vase et le porte dans une maison où j’allais célébrer la messe. Quel fut mon étonnement, lorsqu’à l’ouverture de ce vase, je vis les saintes espèces ne paraissant point altérées! Je fis la génuflexion, ne doutant point que le Saint-Sacrement n’y fût; je les consomme à la messe et je ne trouve au goût aucune différence avec l’hostie que je venais de consacrer. J’en bénis le Seigneur et le remercie de n’avoir point quitté mon église paroissiale. Il y avait cependant plus de dix-neuf mois que j’avais quitté ma paroisse; il est vrai que le vase contenant les saintes espèces avait toujours été dans un lieu sec. Il n’en fut pas ainsi à Saint-Rémy; le vase qui les renfermait ayant été mis en terre, elles étaient altérées et ne formaient qu’une espèce de poussière, ainsi que me l’a rapporté M. Borjon, qui les avait consommées.
Le 4 mai, il y avait un mariage conclu entre Jean-Baptiste, fils de Michel Albrieux, d’Epierre, et Marie Martin, de La Chapelle. Les époux ignoraient que je fusse dans le pays; cependant ils désiraient recevoir la bénédiction nuptiale. Dès que j’en eus avis, je leur fis dire de se tenir prêts pour le troisième jour, au soir; que je me trouverais dans une maison que je leur indiquais. On ne peut exprimer la surprise qu’ils éprouvèrent en ma voyant. Cependant je les prépare cette nuit, et, avant jour, je leur donne la bénédiction nuptiale, célèbre la messe et les communie. De là, je passe à La Chapelle, sans me laisser voir, autant qu’il était possible; mais le père de l’époux ci-dessus avait éprouvé un si vif plaisir que le mariage de son fils se fût ainsi célébré, qu’il ne put s’abstenir de le dire quelque part à certaines personnes. Cette rumeur parvint jusqu’aux oreilles des gendarmes de résidence à Epierre, et fut cause que peu de jours après, ils furent à Tigny, hameau de La Chapelle, dans la maison où je me réfugiais quelquefois.
Le lendemain, ils vont de grand matin visiter chez M. Favergeat et cherchent jusque dans le lit des enfants; en sorte que j’étais presque dans ne crainte continuelle. Je me réfugiai chez M. Théodule Coëndet aux Côtes. J’y célébrai dans une maison voisine de celle où je dormais; mais je n’y étais pas non plus tranquille, parce que la crainte augmentant le danger, on me faisait craindre que les gendarmes n’allassent m’y chercher. J’étais surtout dans une grande inquiétude la veille de l’Ascension. Je priais Dieu de me faire connaître sa volonté et de me faire la grâce de l’accomplir, lorsqu’il vint, par un exprès, un billet de Saint-Rémy dans lequel on me marquait qu’une femme, dangereusement malade, souhaitait recevoir les sacrements. Je regardai cela comme une grâce de Dieu pour me tirer de la crainte où j’étais. Je pars donc la même nuit et j’arrive vers minuit à Saint-Rémy. Je confesse la malade, et dis la messe dans la chapelle de Saint-Claude, quoique interdite; il n’y avait point de lieu décent dans la maison de la malade; je porte le Saint-Viatique à celle-ci et lui donne l’extrême-onction; elle mourut le même jour.
Cependant, comme un jeune maçon m’avait parlé pour se marier à la Corbière, j’allai le même soir en ce lieu. Je dispose les époux au mariage, dans la nuit; le sommeil m’accablant, je prends environ deux heures de repos. Je bénis l’union avant jour, célèbre la messe dans une chambre et repars à l’aube du jour pour Saint-Rémy, où l’on m’avait préparé, en différents endroits, quatre ou cinq lits.
A peine étais-je endormi au Grivolay, que M. l’abbé Pithoud, de Montgelafrey, arrive et demande à me parler. Bien que j’eusse un. extrême besoin de dormir; cependant, charmé de voir un de mes confrères pour me confesser, le seul qui fût dans les environs, je me lève et nous venons jusqu’à Saint-Rémy, où nous dînons. M. Pithoud repart en passant par Saint-Etienne; pour moi je demeure à Saint-Rémy; j’y confesse et y célèbre la messe, tantôt dans une chambre, tantôt dans la chapelle de Saint-Claude. Le jour de la Fête-Dieu, je l’ai célébrée dans une grande grange; presque toute la paroisse y assistait. Je revins ensuite au Grivolay, et c’est là, il faut le dire pour leur piété, que j’eus le plus de personnes à confession.
Je repassais cependant par intervalles à Epierre, seul et de nuit. Un jour, étant sur le point de partir, on me fit avertir que les gendarmes m’attendaient sur le pont d’Epierre. Je soupe au Guivolay et ne pars que vers les dix heures. J’allai ainsi seul jusqu’à Tigny de La Chapelle, où j’arrive à minuit. On me dit que le lendemain on devait avoir des militaires en logement; je reviens aux Côtes, où je ne trouve plus les ornements de la messe, ni mon lit, parce qu’on avait tout caché, dans la crainte d’une visite domiciliaire.
Le 2 juillet, ayant été prié par un exprès, je fus donner la messe à Saint-Etienne de Cuines, dans une chapelle, sous le vocable de la Visitation. Là, je fus prié de la part du citoyen Frasse, aujourd’hui juge de paix, d’aller donner la messe à Saint-Colomban-des-Villards, le second lundi de juillet; ce que je promis. Jusqu’à ce temps-ci, j’étais seul prêtre dans plusieurs cantons, c’est-à dire dans ceux de Cuines, y compris Saint-Rémy, d’Argentine et d’Aiguebelle.
Il y avait environ seize ou dix-sept paroisses qui s’adressaient à moi pour des besoins spirituels. Cependant, depuis quelque temps, je sollicitais, par lettres, mon frère, le curé de Saint-Rémy, de se rendre dans sa paroisse. Il n’avait pu le faire jusqu’alors, parce qu’il craignait d’être plus vivement persécuté, à cause d’un héritage qu’il avait fait dans sa paroisse pour l’établissement d’un recteur ou vicaire. Il est vrai qu’il se fiait sur moi pour les besoins indispensables de sa paroisse. Cependant, il s’y rendit dans le commencement de ce mois, et me déchargea de toutes les paroisses de son district. Néanmoins, comme j’avais déjà préparé, dans la paroisse de Saint-Etienne-de-Cuines, deux personnes au mariage, je m’y rends le second lundi de juillet; je bénis ce mariage et je laisse a mon frère le soin de donner la messe à Saint-Colomban-des-Villards, ainsi que je l’avais promis. Cependant je vais aussi dans cette paroisse après avoir dit la messe a Saint-Etienne Mou frère donna la première messe, M. Dupré de Montpascal chanta la dernière et fit une procession, chose bien à remarquer, car il n’y avait point de liberté pour les prêtres qui n’avaient pas prêté le serment civique; mais, par une erreur qui nous était favorable, on croyait que nous étions compris dans le décret sur la liberté des cultes, tandis que ce décret était pour toutes les sectes, excepté pour la religion catholique.
A l’ombre de cette erreur, je commence à célébrer publiquement, et, pour être plus à la portée de toutes les paroisses du canton ou district, je donnais, les fêtes et les dimanches, la messe dans la chapelle dite le Temple de la Corbière. Il y avait un monde immense. On y venait non-seulement de toutes les paroisses de la conférence, c’est-à-dire d’Epierre, de La Chapelle, d’Argentine, de Saint-Léger, de Belleville, de Saint-Allian et de Saint-Georges-des-Hurtières; mais encore d’Aiguebelle, de Mont-Sapey, etc; les uns par curiosité, comme étant chose extraordinaire, et les autres par piété ; ce qui continua jusqu’à la Nativité de Notre-Dame, au su de tout le monde. Les autres jours de la semaine, quand mon ministère ne m’appelait pas ailleurs, je célébrais dans mon église paroissiale. Il y avait cependant des gendarmes de résidence à Epierre; mais je m’étais enfin familiarisé avec eux, jusqu’à nous amuser et à manger ensemble. Il est vrai que, quand ils changeaient de résidence, ce qui arrivait assez souvent, je ne me montrais que lorsque je connaissais le caractère et les sentiments des nouveaux venus. Il m’arriva à cette occasion une affaire assez singulière. Une personne, que j’avais connue, vint loger dans la maison de M. Balmain, où je demeurais ordinairement. Je ne voulus pas me montrer; cependant elle sut que j’étais dans l’endroit. Fâchée apparemment de ce que je ne me fiais pas à elle, elle me dénonça aux gendarmes, qui n’étaient pas des meilleurs. Cependant, cette personne revint quelque temps après dans la même maison, et fut même à la messe à la Corbière. Un gendarme qui se donnait au vin l’ayant su, lui fit publiquement de tels reproches (la traitant d’hypocrite et de traître, et même la menaçant) qu’elle ne revint plus chez M. Balmain. Le gendarme, qui avait été me chercher pour m’arrêter, fit tant qu’il m’aborda et but avec moi, en me déclarant le tout: ce qui démontre qu’il faut avoir de grandes attentions pour ne pas montrer de la défiance, et que la confiance que l’on témoigne à quelqu’un qui ne serait pas porté pour vous est un grand moyen de se l’attacher.
Le 7 août, jour de dimanche, un jeune homme de Montfort, hameau de la paroisse de Randens, m’aborde avant la messe, que j’allais célébrer à la Corbière, me dit que sa mère, étant dangereusement malade, souhaitait que je célébrasse une messe pour elle, dont il voulait me donner la rétribution. Je lui demande si elle ne voulait pas recevoir les sacrements; il me répond qu’elle le désirerait, mais qu’il n’y avait point de prêtre pour les lui administrer. Cémissant alors sur la simplicité de ces bonnes gens, qui se contentaient de demander une messe, sans penser à recevoir les sacrements, je m’offris à rendre visite à la malade après la messe. Je consacrai pour lui porter le Saint-Viatique, et nous partons. J’administre la malade, qui paraissait assez bonne catholique et qui fut ravie d’une si bonne aventure. Elle mourut quelque temps après. Le lendemain soir, je fus jusqu’à Bonvillaret pour avertir que si on avait besoin de mon ministère, ou pouvait recourir à moi, au moins pour les malades. Je m’adresse à la maison du maire, qu’on m’avait indiquée. Personne ne me connaissait pour prêtre. On me prit pour un homme qui portait des ordres. Ne trouvant pas le maire chez lui, je fus le chercher dans un cellier situé, dans les vignes. Je me fais connaître et je reçois le meilleur accueil.