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CHAPITRE III

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Table des matières

(1793-1794)

Séjour à Suse. — Voyage à Cuorgné. — Retour à Suse. — Pillage de Lanslebourg et déportation de ses habitants au fort de Barraux. — Prise du Mont-Cenis par l’armée française. — Second Voyage à Cuorgné.

Le 6 octobre, dimanche du Rosaire, après midi, nous partons pour le Mont-Cenis, où nous avons couché dans notre chalet, avec une compagnie du régiment de Chablais.

De là, nous partons pour Suse, avec M. Noraz et son petit-fils, Balmain: sa femme, sa fille, veuve Balmain, et sa petite-fille s’en étant retournées à Saint-Jean et de là à Epierre. Nous demeurons quelques jours à l’auberge, pendant que nous cherchons une maison de campagne hors la ville; nous louons enfin une cassine de M. Michellet, à une petite lieue de Suse; nous y fixons notre ménage, nous trois frères seulement, avec la domestique du curé de Saint-Rémy, qui avait aussi passé les monts.

MM. Noraz et Balmain furent à Cuorgné, dans le Canavesan, chez les MM. Mongenet, émigrés de France, qui avaient été dans les fabriques d’Epierre et qui faisaient travailler aussi à Cuorgné.

Le 1er novembre, jour de la fête de tous les Saints, nous vînmes à Suse pour assister aux offices publics, ce que nous faisions ordinairement; nous y reçûmes une lettre de Lanslebourg et dans cette lettre un billet de notre beau-frère qui annonçait la mort de notre sœur, arrivée le 19 octobre. Cette nouvelle me consterna; rien ne me fut plus sensible, ne sachant si ma sœur s’était confessée: mon beau-frère ne le marquait pas.

Je me reprochais d’avoir quitté ma paroisse, de n’avoir pas conseillé à ma sœur de venir à Lanslebourg. Le trouble me saisit et peu s’en fallut que je n’y succombasse. Je n’appris que quelques jours après que la défunte s’était confessée au curé de..., qui passait pour avoir prêté le serment civique. Nous passâmes l’hiver près de Suse, nous occupant à la prière et à la lecture. Le curé de Saint-Rémy enseignait quelques enfants; j’écrivais souvent à M. Noraz, qui me répondait.

Le 1er janvier, je trouve à Suse un de mes paroissiens, qui avait été obligé de passer aussi le Mont-Cenis, pour être soupçonné de servir d’espion. Il m’annonce la mort de Mme Noraz, arrivée à Epierre le 19 novembre. Je la laisse longtemps ignorer à M. Noraz, qui, cependant, la soupçonnait, ainsi qu’il me le témoignait dans ses lettres, parce qu’il avait laissé Madame malade, lors de sa séparation.

Sur la fin de février, je me déterminai à aller moi-même à Cuorgné lui annoncer cette mort. J’y demeure quelques jours sans oser lui donner cette triste nouvelle. Je l’engage à venir avec moi jusqu’à Turin y passer les derniers jours de carnaval. Nous partons en voiture avec M. Balmain. A moitié chemin de Cuorgné à Turin, après dîner, il m’invite à nous mettre seuls en avant, à pied, tandis qu’on attelait les chevaux. Il me parle de son épouse et me demande s’il est vrai qu’elle soit morte. Je profitai de cette circonstance pour le lui annoncer. Dès que je l’eus fait, il se mit à pleurer, et moi, ne sachant que lui dire pour le consoler d’une si grande douleur, je joignis mes larmes aux siennes, et nous arrivâmes ainsi dans la tristesse à Turin.

Quelques jours après, l’ayant laissé avec ses amis et autres personnes de notre connaissance et de Savoie, je m’en retourne rejoindre mes frères à Suse. Nous y passons le carême, assez tranquillement, dans la ferme persuasion que jamais les Français ne viendraient à bout de s’emparer du Mont-Cenis, que les Piémontais avaient de beaucoup fortifié et qu’ils gardaient exactement.

Cependant, nous apprenons que vers le milieu du mois d’avril ils avaient fait une tentative, mais qu’ils avaient été repoussés et que plusieurs avaient péri par une avalanche.

Les Français, voyant qu’ils ne pouvaient rien tenter contre le Mont-Cenis sans que les Piémontais en fussent avertis par des personnes de Lanslebourg ou de Lanslevillard, prirent et effectuèrent la résolution d’enlever tous les habitants de ces communes et de les conduire au fort de Barraux.

Ainsi, le 20 avril, jour de Pâques, dans la nuit, ils arrivent dans ces deux paroisses, font ouvrir les portes et ordonnent à chacun de faire son équipage et de se disposer à partir. On emmène tout le bétail; on charge sur des charrettes ce qu’un chacun voulait emporter avec soi, et on force tout le monde à partir.

Cependant la plupart des hommes se sauvent et se cachent, tandis qu’on emmène les femmes et les enfants. Mon frère Martin se réfugie sous des chevalets, au bord de la rivière; il y demeure plusieurs heures et y contracte la maladie dont il est mort. Quand il se retire dans sa maison, il la trouve vide; on lui rapporte que sa femme et ses cinq enfants étaient partis. Mon autre frère le cadet, Alexis, se cache sur le toit de sa maison, et sa servante vient à bout, par son intrépidité, de lui conserver ses deux enfants qu’elle tenait entre ses bras . Ma mère et la belle-mère de mon frère Alexis se trouvaient à Bessans, où elles étaient allées pour satisfaire au devoir pascal, et où se trouvaient encore un prêtre, M. l’abbé Péraz; c’est ainsi qu’elles évitèrent d’être déportées à Barraux. Quelle dut être leur surprise lorsque, arrivées chez elles, elles virent un tel désastre!

Au premier bruit de cette nouvelle, je ne voulus pas y croire; je la regardais comme un conte fait à plaisir; mais quel fut mon étonnement lorsque je vis arriver mon frère Alexis qui avait apporté son fils, âgé d’eviron sept ans, sur ses épaules, pour nous le confier, et qui nous apprit toutes les particularités de cette évacuation!

Mon autre frère Martin ne voulut point sortir du territoire de la République; il coucha plusieurs nuits dans la forêt avec beaucoup d’autres personnes, ou dans des granges, au-dessous de la Ramasse, et alla ensuite rejoindre volontairement sa famille à Barraux.

Ma mère coucha encore quelques nuits à la maison, avec deux filles, nos parentes et voisines; mais un jour, de grand matin, elles entendent un certain bruit. Elles regardent par la fenêtre de leur chambre et voient des soldats qui venaient encore chercher ceux qui avaient échappé au premier enlèvement. Elles fuient par l’écurie. Au sortir par la porte, les deux filles rencontrent des soldats qui les enlèvent et les emmènent aussitôt. Ma mère, qui n’avait pu aller si vite, s’en apercevant, ferme la porte, mais sans pouvoir mettre le verrou. Les soldats, voyant fermer cette porte, conjecturent qu’il y a encore d’autres personnes, entrent en furie et menacent de tuer toutes celles qu’ils trouveraient. Ma mère a le temps de se cacher, et comme l’écurie est obscure, les soldats sont contraints de monter à la cuisine pour y chercher de la lumière; pendant ce temps., elle sort et se réfugie dans une autre écurie, où, après quelques instants, elle aperçoit le père des deux filles, ses compagnes, enlevées par les soldats. Elle le lui déclare, et ce pauvre père affligé se met à pleurer en disant qu’il était ainsi châtié pour ses péchés. Les âmes humbles regardent tous les maux comme un juste châtiment de Dieu.

De là ma mère, ne voyant plus de sûreté, se détermine à se rendre sur le Mont-Cenis, y joindre son fils Alexis et bien d’autres personnes qui s’étaient réfugiées dans les chalets.

Dès que nous la sûmes au Mont-Cenis, le curé de Saint-Rémy s’y transporta pour la faire descendre à Suse et augmenter le nombre de notre ménage .

Quelques semaines s’écoulent, pendant lesquelles les Français se préparent à s’emparer du Mont-Cenis en s’approchant de la Ramasse et en formant des corps de garde dans les montagnes de Lanslevillard, près de la Ramasse.

Enfin, le 14 mai, ils entrent secrètement et dans la nuit au Mont-Cenis, font prisonniers plusieurs centaines de Piémontais et poursuivent les autres qui fuient en désordre.

La plus grande partie des habitants de Lanslebourg et de Lanslevillard, qui s’étaient réfugiés sur le Mont-Cenis, depuis l’évacuation des deux communes, s’enfuient, comme l’armée, en Piémont. Mon frère. Alexis était de ce nombre. Il laisse sa fille, qu’il portait aux bras, à l’hôpital, parce qu’elle l’empéchait d’aller assez vite, pour échapper aux Français, qui lui firent feu dessus dans la plaine de Saint-Nicolas. Il dut à ses jambes et à une muraille de n’être pas blessé. Pour nous, nous n’étions pas sans crainte, quoique éloignés de Suse, parce qu’on craignait que l’ennemi ne s’emparât du fort de la Brunette, qui manquait de différentes provisions, comme de bois, ne s’attendant pas à être ainsi surpris.

Je laisse à penser quelles étaient nos alarmes dans de si tristes circonstances. Dieu seul faisait notre consolation et notre soutien.

Nous continuons dans le même endroit notre économique ménage qui augmentait en nombre, c’est-à-dire se composait de six personnes, savoir: notre mère, nous trois prêtres, Alexis et son fils, sans parler de la servante qui faisait les provisions de bouche et la cuisine. Nous dépensions plus de cent livres par mois, y compris le louage de la maison, qui était de douze livres pour chaque mois; il nous fallait tout acheter, l’eau exceptée.

Cependant, nous apprenons que dans la Savoie, dite le département du Mont-Blanc, et dans celui de l’Ain, qui est le Bugey, le représentant Albite fait démolir les clochers, renverser les autels, abattre les croix, enlever tous les ornements des églises, les vases sacrés, et exige des prêtres qui avaient eu le malheur de prêter serment l’exhibition des titres de prêtrise et autres titres de bénéfices, de renoncer au sacerdoce, en un mot, d’apostasier. Quelques-uns, pour avoir refusé, furent traduits en prison; les autres, c’est-à-dire les apostats, furent réduits à l’état laïque; mais, grâce à Dieu, le nombre en fut petit.

Dans le mois de mai, M. Michellet, propriétaire de la maison que nous habitions à Château-Pierre, vint à mourir; son héritier vendit la cassine, et l’acquéreur, voulant la faire valoir par lui-même, vint y résider, ce qui nous obligea à chercher un autre logement.

Le 6 août, nous fûmes habiter clans une cassine de M. Franson, archiprêtre et chanoine de la cathédrale de Suse, dans un lieu dit à la Consola, au-dessus de la ville, du côté des Gravières. En pesant de la paille pour nos lits, heurtant contre une pierre, je m’ouvris le devant de la jambe, ce qui m’obligea de garder le lit pendant quelques semaines. L’hiver que nous avons passé dans cette cassine fut des plus rigoureux. Nous ne pouvions faire le feu que dans la cuisine, qui n’était point propre pour se chauffer; en sorte que nous nous tenions presque toujours dans l’écurie des mulets de mon frère Alexis, qui travaillait pour l’armée. Les chambres où nous avions nos lits étaient si froides que j’ai passé plus d’une nuit sans pouvoir m’échauffer, quoique je couchasse avec le curé de Saint-Rémy.

Dans cet intervalle, beaucoup de jeunes gens de Savoie passaient en Piémont pour se soustraire à la réquisition militaire que les Français faisaient de tous ceux de l’âge de 18 à 25 ans. Un de ces jeunes gens m’apprit la mort de plusieurs de mes paroissiens sans secours spirituels. Ces nouvelles, jointes à une lettre qu’on avait fait imprimer dans le bref de Suse et qui semblait improuver notre fuite et nous blâmer d’avoir tous abandonné nos ouailles; de plus, les décisions prises dans des conférences ecclésiastiques à Suse, que si les Français envahissaient le pays, nul curé, au moins, ne pourrait abandonner sa paroisse: toutes ces choses me jetaient dans la crainte d’avoir manqué et de continuer à manquer à mon devoir et me déterminèrent à passer en Savoie, au moins à Pâques. Je ne cessais d’adresser mes vœux au Ciel pour que le Père des lumières daignât m’éclairer et fit naître une occasion favorable d’exécuter mon projet.

Dans le courant du mois de février arrivent à Suse deux jeunes prêtres et vicaires de notre diocèse, MM. Borjon et Chapellaz, pour repasser en Savoie. Ils engagent mon frère, le curé de Saint-Rémy, à se joindre à eux et partent à la fin dudit mois, la première semaine de Carême. C’est alors que s’élevèrent dans mon âme différents sentiments et que, comme dit saint Augustin au sujet de sa conversion, je voulais et ne voulais pas. J’aurais désiré partir avec ces messieurs, mais je ne voulais pas partir dans ce temps et surtout dans ce temps de jeûne. Je les vis donc partir avec regret, et me confirmai dans la résolution de partir après Pâques. Cependant, dans le commencement du mois de mars, je reçois une lettre de Cuorgné, dans laquelle M. Noraz, qui était dangereusement malade, me fait dire de l’aller trouver pour conférer avec moi sur bien des choses qu’il voulait me communiquer avant sa mort. Je crus alors que Dieu n’avait pas voulu que je partisse encore afin de pouvoir consoler un de mes paroissiens dans sa dernière maladie et lui procurer les soulagements spirituels de mon ministère.

Le 10 mars, je pars donc pour Cuorgné ; j’y arrive le 11 au soir. On ne peut s’imaginer le plaisir que ressentit le pauvre malade de mon arrivée. Je passai le reste du carême auprès de lui. Je le veillai chaque quatrième nuit. Il voulut se confesser à moi et fit une revue générale de sa vie: nous en avions le temps. Nous nous entretenions souvent de la caducité des biens de ce monde; il regrettait d’avoir si peu travaillé pour l’unique affaire qui nous intéresse, celle du salut.

Cependant, il semblait se rétablir, et le médecin, qui le voyait deux fois le jour, espérait sa guérison; mais son heure allait arriver et j’appris, étant déjà en Maurienne, qu’il était mort le 19 mai. Pour moi, je n’attendais que les fêtes de Pâques pour mon départ.

La mort tragique de Robespierre, qui avait voulu se tuer par un coup de pistolet et qui avait été enfin guillotiné après en avoir fait guillotiner tant d’autres, cette mort, jointe au décret de la liberté du culte, émané de la législation française, nous faisait espérer de revoir bientôt la tranquillité dans notre patrie. Plusieurs prêtres de Savoie, de tous les diocèses, s’en retournaient chez eux; j’en vis passer à Guorgné, pendant la semaine sainte, plusieurs du diocèse de Tarentaise. Enfin, le mardi de Pâques, 1er avril, je pris congé de M. Noraz, qui me chargea de bien des choses pour sa famille, et je partis. Etant à Turin, je m’adressai à M. l’abbé Bernard pour m’obtenir un passeport du gouvernement; mais on me fit répondre qu’on n’en donnait point pour aller chez l’ennemi, et qu’il fallait s’adresser au gouverneur militaire à Suse. Cependant M. l’abbé Troillard venait de recevoir une lettre de notre évêque qui le chargeait de dire à tout prêtre du diocèse de Maurienne qui aurait dessein de rentrer, de ne pas le faire.

Je me rends donc à Suse dans l’intention de faire la volonté de Dieu, en me conformant à celle de mon supérieur, et j’en écris à M. Noraz. Je ne perds pas néanmoins entièrement la volonté de mon retour. Toujours rêveur et inquiet, je propose de m’adresser à Mgr l’évêque de Suse pour le prier de m’obtenir un passeport du duc d’Aoste, qui résidait là en qualité de général. Mon frère, qui était vicaire général de notre évêque, partageait mon sentiment.

Le 14 avril, je m’adresse donc à l’évêque de Suse, qui me promet de parler au duc et me flatte d’obtenir ce que je demande. L’après-midi, je m’adresse à M. de Revel, aide de camp, qui me fait mon passeport, ainsi que celui de mon frère Alexis.

Souvenirs de la persécution soufferte par le clergé du diocèse de Maurienne

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