Читать книгу Trois jours en Savoie. Congrès des clubs alpins à Annecy (août 1876) - François Descostes - Страница 3
ОглавлениеEN ROUTE POUR ANNECY — TIGNES — RUMILLY VAL & GORGES DU FIER
Les 13, 14 et 15 août 1876, pendant que Grenoble inaugurait la statue du mécanicien Vaucanson et que Dijon célébrait la mémoire du compositeur Rameau, la charmante cité d’Annecy faisait, pour la première fois, les honneurs des montagnes savoyardes au tourisme européen, dans une succession de fêtes alpines, dont la splendeur n’a été égalée que par le patriotisme des habitants et le ravissement de leurs hôtes.
La réunion de Tignes, organisée par la section de Tarentaise et présidée par sir Richard Budden , avait déjà, les 8, 9 et 10 août, attiré près de cent touristes italiens ou français dans cette merveilleuse région.
Les Italiens s’y étaient rendus par le Petit-Saint-Bernard ou le col de la Galise; les Français, par Moûtiers, Bourg-Saint-Maurice et Sainte-Foy . On avait savouré le chamois, à 2,100 mètres d’altitude, sous une vaste tente dressée sur un monticule dominant le lac, au sein de ce cirque imposant de montagnes couronnées de glaciers; et l’ascension du Mont-Pourri, le Mont-Thuriaz de l’état-major , exécutée à travers une route entièrement nouvelle par M. Louis Bérard et quatre autres alpinistes de Moûtiers, avait été, en quelque sorte, l’apothéose de ce premier épisode et le lever de rideau du grand congrès d’Annecy.
Dès le 12 août, de nombreux touristes convergeaient, isolés ou par groupes, au rendez-vous.
Le 13, au matin, le train d’Italie en amenait un important convoi, que rejoignaient au passage les députations de Chambéry, d’Aix-les-Bains et de Paris, celle-ci commandée par le président, le secrétaire général et l’administrateur délégué du Club Alpin français: MM. Adolphe Joanne, Abel Lemercier et le colonel Pierre.
A huit heures et demie, notre train, d’une longueur exceptionnelle, abandonnait, à la station d’Aix, la grande ligne de Paris au Mont-Cenis pour s’engager sur cet embranchement de 40 kilomètres qui, à travers une contrée des plus pittoresques, doit nous conduire au chef-lieu de la Haute-Savoie.
Le lac du Bourget, dont la nappe bleue se montre discrètement derrière un rideau de peupliers; le Mont-du-Chat, dont la Dent monstrueuse trace un profil hardi dans l’azur du ciel; la colline bosselée de Touvières, aux vignobles estimés, et les hautains gracieux de la campagne d’Aix; la tour démantelée de Grésy, sur la hauteur, à droite, et à gauche, les abords, dissimulés par les broussailles, de la célèbre cascade; le tunnel du Sauvage; l’étroit et frais vallon qui le suit; Orlié, où naquit, le 19 juin 1767, Michaud, l’historien des Croisades; Albens et ses blanches maisons cachées dans les arbres; la vallée de l’Albanais qui s’ouvre à partir de là et offre à l’œil toutes les cultures, toutes les perspectives et toutes les teintes; Bloye et sa terre de Conzié, fertile en noms illustres: tels sont, à vol d’oiseau, les points les plus marquants que le sourire d’un ciel sans nuage nous faisaient apparaître plus séduisants encore, dans ce défilé rapide dont le galop de la locomotive marquait l’allure.
A Rumilly, — la ville du eh capoë légendaire , — débordement d’enthousiasme, dont les initiés ne s’étonnent pas, étant donnée la température ordinaire du patriotisme rumillien;... vivats, flots de voiles bleus, de foulards aux armes du Club et de bâtons ferrés s’agitant houleux sur le quai de la gare. Les profanes ne tardent pas à avoir, eux aussi, le mot de l’énigme. Soixante alpinistes lyonnais et la caravane scolaire du collége Rollin ont tenu, comme Francis Wey , à faire leur entrée en Savoie par le magnifique vestibule du Val de Fier .
«Arrivés dans la nuit à Seyssel, — nous dit l’un d’eux, — nous nous sommes acheminés, ce matin, dès l’aube; nous avons admiré au passage, éclairées par les premiers rayons du soleil, les convulsions géologiques et les parois gigantesques de cet étroit défilé, qui rappelle les sublimes horreurs du Splugen ou de la Tamina. Le confluent du Fier et du Rhône et les murs tapissés de lierre, du manoir de Châteaufort, les Portes du Fier et le Grand Tunnel, l’Observatoire et le Pont des Allobroges, la Chambre de la Dame et la Forge du Maréchal, la Voie romaine et le Pont-Navet: toutes les stations de ces lieux étranges ont été contemplées et crayonnées à loisir; et quand, las d’émotions, nous débouchions à Saint-André, sur le riant hémicycle du bassin de Rumilly, voici qu’on nous crie: Halte-là !... L’endroit est un vrai coupe-gorge... Un parapet d’un demi-mètre d’où l’on peut de la belle façon expédier son homme, sans crainte d’un retour offensif, dans les oubliettes du Fier! En Calabre, c’eùt été le cas de porter la main à son revolver... Mais les brigands ici, ce sont les alpinistes Rumilliens qui, sous le commandement de M. d’A-nières, le généralissime du Club Alpin savoyard, cernent habilement notre troupe, trop surprise pour opposer la moindre résistance, l’enlèvent et la précipitent, ô scandale! dans douze voitures conduites en poste, qui la versent bientôt... sur le sol hospitalier de l’ancienne capitale de l’Albanais.
«Il n’y a pas de temps à perdre: on nous hisse prestement à l’hôtel-de-ville, dans la grande salle des tableaux; nous y contemplons les toiles guerrières de Lévigne et la Nature morte vraiment vivante de Johannès Rubellin; Lyonnais et Rumilliens y vident force rasades matinales à l’union de la seconde ville de France et de la troisième ville de Savoie; et, tandis qu’une dépêche, incontinent rédigée, va photographier la réception, toute chaude, dans les colonnes du Salut Public, nous prenons le pas gymnastique et... nous voici!»
Ainsi discourait, dans notre compartiment, un nouveau venu que la mousse du Seyssel et la gaieté communicative de la patrie de Béard avaient visiblement gagné.
Cependant, le train s’est remis en marche... Nous saluons le paysage, aimé des peintres, que le Chéran a découpé du sanctuaire de N.-D. de l’Aumône à ce pont hardi de Saint-Joseph, que les mauvaises langues disent avoir été fait ici; puis nous nous engageons au sein d’une nature plus sévère, semée d’obstacles naturels et de travaux d’art. Le Fier , que nous abordons à notre tour, y est huit fois, en quelques minutes, franchi par des viaducs aussi audacieux que ceux du Stelvio ou du Vorarlberg; rien n’égale la capricieuse irrégularité de son cours. On dirait tantôt un cheval de manége galopant en zig-zag, tantôt, qu’on nous passe le rapprochement et l’expression, un enfant jouant à cache-cache. On le voit à droite; un instant après, il est à gauche, ne cessant d’offrir le spectacle excentrique de ses fuites et de ses retours.
Mais ce n’est là que le prélude des surprises qu’il nous réserve... Attention! car nous voici à Lovagny, à la porte de ce théâtre où, nouvel Othello, il va nous jouer la grande scène de la colère dans un décor merveilleusement approprié à ses rugissements.
La gare de Lovagny, trop petite, en vérité, pour son importance, occupe le centre d’une immense prairie elliptique, appelée le Pré clu Seigneur. Nous y sommes reçus par l’avant-garde du Club Alpin d’Annecy: avec une amabilité exquise, qui ne devait pas se démentir une seule minute durant ces trois journées, des commissaires, — parmi lesquels nous reconnaissons M. Gustave Ruphy, conseiller de préfecture, le docteur Rey, le comte de Fésigny et l’ingénieur Lheureux, — s’emparent des arrivants et dirigent la caravane, qui compte à elle seule plus de 120 membres, vers les Galeries du Fier.
Construites d’hier , (c’est le 15 juillet 1869 qu’elles ont été inaugurées) ces galeries sont déjà célèbres, et elles reçoivent aujourd’hui la consécration d’une visite internationale de l’Europe et même des Deux-Mondes. Elles la méritent à coup sûr; car tout ce que la nature a d’horrible, de pittoresque et de sublime originalité semble avoir été collectionné dans ce site où les émotions varient à chaque pas, où chaque détour révèle un antre inexploré, où les rochers, en se tordant, en s’enchevêtrant, produisent les accidents les plus bizarres et les effets les plus imprévus .
Nous voici, à la file les uns des autres, sur ce cordon de fer aérien qui, le long d’un trajet de 252 mètres, s’attache aux anfractuosités des rocs, s’incline devant leurs caprices, les esquive quand ils sont menaçants, les caresse et les franchit, s’ils sont d’humeur accommodante, et transporte le visiteur stupéfié au sein d’une féerie de sauvages beautés.
Le corridor, étroit et sombre, s’insinue et se prolonge en une série de compartiments successifs, qui paraissent sans issue; se resserrant à certains endroits au point d’être mesuré par l’écartement des deux bras, il s’élargit à d’autres, et passe tour à tour de la lumière du jour à l’obscurité de la nuit. Çà et là, des grottes étranges, des chaires colossales, des tambours et des anneaux gigantesques sont incrustés dans ses parois.
Sous nos pas, le Fier se démène à une profondeur vertigineuse, à travers des blocs contre lesquels il se cabre en bouillonnant dans sa rainure sonore. Sur nos têtes: ici, des ponts hardis nous montrent la concavité de leurs arches; là, les roches se recourbent en dômes gracieux, ou étendent, sur les lèvres supérieures de l’abîme, des velums de verdure qui tamisent les rayons du soleil; plus loin, des arbres s’élancent formant passerelle, ou des lianes pendent suant des gouttelettes de cristal.
Et transportés au sein de ces merveilles, cramponnés à une barrière qui paraît frêle, malgré sa solidité, entrevoyant à travers les fissures, le vide et l’eau noire qui mugit, nous demandant ce qu’il adviendrait de nous s’il prenait à la planchette qui nous porte la fantaisie de se rompre, nous éprouvons presque tous, à en juger par nos figures, non pas de l’effroi, mais une sorte de saisissement, quelque chose d’analogue à ce recueillement involontaire qui s’empare des plus braves, dans la région des glaciers, en face d’un pont de neige ou d’une crevasse sans fond à franchir.
Un déjeùner froid nous attend, au retour, sous les frais ombrages du Bois du poète. Charmant spectacle que cette kermesse alpestre, que cette cordialité qui s’épanouit, que ces fourchettes qui fonctionnent avec les clapotements tumultueux du Fier pour accompagnement, le gentil chalet, au premier plan, les rochers à pic et le château féodal de Montrottier, au second, pour décor!
C’est avec regret que nous quittons cette oasis, salués par un chaleureux discours de M. le Maire. Le train de midi amène l’arrière-garde; nous traversons le tunnel de Brossilly, nous débouchons sur les cascades tapageuses de l’industrieux village de Cran, au-delà duquel la riante plaine des Fins se déroule avec ampleur: quelques minutes après, nous abordons au port.