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IV

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L'année 1870 marque une date importante dans la vie d'Ernest Renan. Ce fut encore une année de crise. L'Allemagne, qui avait été, au moment où il s'était émancipé de son éducation ecclésiastique, la seconde mère de son intelligence, l'Allemagne, dont il avait exalté si haut le caractère purement idéaliste, en qui il voyait la maîtresse du monde moderne en érudition, en poésie et en métaphysique, lui apparaissait maintenant sous une face nouvelle, froidement réaliste, orgueilleusement et brutalement conquérante. Comme il avait rompu avec l'Église, sans cesser de reconnaître sa grandeur et les services qu'elle avait rendus et qu'elle rendait encore au monde, il sentit, non sans douleur, se relâcher presque jusqu'à se briser le lien moral qui l'attachait à l'Allemagne, mais sans renier jamais la dette de reconnaissance contractée envers elle, sans chercher jamais à rabaisser ses mérites et ses vertus. On trouvera l'expression éloquente de ses sentiments dans ses lettres au docteur Strauss, écrites en 1871, dans son discours de réception à l'Académie française et dans sa lettre à un ami d'Allemagne de 1878. En même temps, une évolution se produisait dans ses conceptions politiques. Aristocrate par tempérament, monarchiste constitutionnel par raisonnement, il se trouvait appelé à vivre dans une société démocratique et républicaine. Convaincu que les grands mouvements de l'histoire ont leur raison d'être dans la nature même des choses et qu'on ne peut agir sur ses contemporains et son pays qu'en en acceptant les tendances et les conditions d'existence, il sut apprécier les avantages de la démocratie et de la République sans en méconnaître les difficultés et les dangers.

Ernest Renan était désormais en pleine possession de son génie, de son originalité, et en pleine harmonie avec son temps.—Émancipé de l'Église, il était l'interprète de la libre pensée sous sa forme la plus élevée et la plus savante dans un pays qui voyait dans le cléricalisme l'ennemi le plus redoutable de ses institutions nouvelles; émancipé de l'Allemagne, il avait trouvé dans les malheurs mêmes de la patrie un aliment et un aiguillon à son patriotisme, et il s'efforçait de faire de ses écrits l'expression la plus parfaite du génie français; émancipé de toute attache aux régimes politiques disparus, il pouvait donner à la France nouvelle les conseils et les avertissements d'un ami clairvoyant et d'un serviteur dévoué. Professeur au Collège de France, le seul établissement d'enseignement qui se soit conservé à travers les siècles, toujours semblable à lui-même dans son organisation comme dans son esprit, l'asile par excellence de la recherche libre et désintéressée, membre de l'Académie des inscriptions et de l'Académie française, ces créations de la monarchie réorganisées par la Révolution, l'une représentant l'érudition, l'autre le talent littéraire, Ernest Renan avait conscience que l'âme de la France moderne vivait en lui plus qu'en tout autre de ses contemporains. Il la laissa s'épanouir librement et se répandre au dehors, jouissant de cette popularité qui faisait de lui l'hôte le plus recherché des salons mondains, l'orateur préféré des assemblées les plus diverses, savantes ou frivoles, aristocratiques ou populaires, et la proie favorite des interviewers. Il répandait sans compter les trésors de son esprit, de sa science, de son imagination, de sa bonne grâce. Il osait dans ses écrits aborder tous les sujets et prendre tous les tons. Tout en continuant ses grands travaux d'histoire et d'exégèse, tout en traduisant Job, l'Ecclésiaste et le Cantique des Cantiques, tout en donnant à l'histoire littéraire de la France des notices qui sont des chefs-d'œuvre d'érudition sûre et minutieuse, tout en dressant chaque année, pour la Société asiatique, le bilan des travaux relatifs aux études orientales, tout en fondant et en dirigeant avec une activité admirable la difficile entreprise du Corpus inscriptionum semiticarum, qui sera son titre de gloire le plus incontestable au point de vue scientifique, il exposait ses vues et ses rêves sur l'univers et sur l'humanité, sur la vie et sur la morale, soit sous une forme plus austère dans ses Dialogues philosophiques, soit sous une forme plus légère et doucement ironique dans ses fantaisies dramatiques: Caliban, l'Eau de Jouvence, le Prêtre de Némi, l'Abbesse de Jouarre; il travaillait à la réforme du haut enseignement; il écrivait ces délicieux fragments d'autobiographie qu'il a réunis sous le titre de Souvenirs d'enfance et de jeunesse.

Renan, Taine, Michelet: Les maîtres de l'histoire

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