Читать книгу Renan, Taine, Michelet: Les maîtres de l'histoire - Gabriel Monod - Страница 14
VI
ОглавлениеIl a laissé un souvenir ineffaçable à ceux qui l'ont connu. Il n'avait rien dans son apparence extérieure qui, au premier abord, parût de nature à charmer. De petite taille, avec une tête énorme enfoncée dans de larges épaules, affligé de bonne heure d'un embonpoint excessif qui alourdissait sa marche et a été la cause de la maladie qui l'a emporté, il paraissait laid à ceux qui ne le voyaient qu'en passant. Mais il suffisait de causer un instant avec lui pour que cette impression s'effaçât. On était frappé de la puissance et de la largeur de son front; ses yeux pétillaient de vie et d'esprit et avaient pourtant une douceur caressante. Son sourire surtout disait toute sa bonté. Ses manières, où s'était conservé quelque chose de l'affabilité paternelle du prêtre, avec les gestes bénisseurs de ses mains potelées et le mouvement approbateur de sa tête, avaient une urbanité qui ne se démentait jamais et où l'on sentait la noblesse native de sa nature et de sa race. Mais ce qui ne saurait se dire c'est le charme de sa parole. Toujours simple, presque négligée, mais toujours incisive et originale, elle pénétrait et enveloppait à la fois. Sa prodigieuse mémoire lui permettait sur tous les sujets d'apporter des faits nouveaux, des idées originales; et en même temps sa riche imagination mêlait à sa conversation, avec un tour souvent paradoxal, des élans de poésie, des rapprochements inattendus, parfois même des vues prophétiques sur l'avenir. Il était un conteur incomparable. Les légendes bretonnes, passant par sa bouche, prenaient une saveur exquise. Nul causeur, sauf Michelet, n'a su allier à ce point la poésie et l'esprit. Il n'aimait pas la discussion, et on a souvent raillé la facilité avec laquelle il donnait son assentiment aux assertions les plus contradictoires. Mais cette complaisance pour les idées d'autrui, qui prenait sa source dans une politesse parfois un peu dédaigneuse, ne l'empêchait pas, toutes les fois qu'une cause grave était en jeu, de maintenir très fermement son opinion. Il savait être ferme pour défendre ce qu'il croyait juste; il avait fait assez de sacrifices à ses convictions pour avoir le droit de ne pas se fatiguer dans des discussions inutiles. Il avait horreur de la polémique. Elle lui paraissait contraire à la politesse, à la modestie, à la tolérance, à la sincérité, c'est-à-dire aux vertus qu'il estimait entre toutes. Il savait, du reste, admirablement, par des comparaisons charmantes, exprimer les nuances les plus rares de ses sentiments. Un jour, dans un dîner d'amis, un convive, en veine de paradoxe, soutenait que la pudeur est une convention sociale, un peu factice, qu'une jeune fille très pudique n'aurait aucune gêne à être nue si personne ne la voyait. «Je ne sais, dit Renan. L'Église enseigne qu'auprès de chaque jeune fille se tient un ange gardien. La vraie pudeur consiste à craindre d'offusquer même l'œil des anges.»