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LA VIE DE TAINE.—LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE.

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Hippolyte Taine naquit à Vouziers le 21 avril 1828. Son père, M. Jean-Baptiste Taine, y exerçait la profession d'avoué. Il resta jusqu'à l'âge de onze ans dans la maison paternelle, apprenant le latin avec son père, tout en suivant les cours d'une petite école, dirigée par un M. Pierson. Il avait déjà, à l'âge de dix ans, un tel sérieux dans le caractère et une telle solidité dans l'esprit, qu'il arriva à M. Pierson, empêché par une indisposition, de se faire remplacer, pendant quelques jours, par le petit Taine. Son père étant tombé gravement malade en 1839, il fut envoyé dans un pensionnat ecclésiastique de Rethel. Il n'y resta que dix-huit mois. M. J.-B. Taine mourut le 8 septembre 1840, laissant à sa veuve, à ses deux filles et à son fils, une modeste fortune[10]. Il fallait songer à placer le jeune garçon dans un milieu où il pût satisfaire son goût pour l'étude et développer les rares qualités qu'il avait déjà manifestées. Sur les conseils du frère de sa mère, M. Bezançon, notaire à Poissy, qui montra toujours beaucoup de sollicitude pour son neveu, il fut envoyé à Paris, au printemps de 1841, et entra comme interne à l'institution Mathé, dont les élèves suivaient les classes du collège Bourbon. Mais la santé délicate et l'esprit méditatif et indépendant du jeune Taine se trouvèrent également mal de ce régime de l'internat qu'il a qualifié dans une des dernières pages qu'il ait écrites de «régime antisocial et antinaturel», où le collégien, privé de toute initiative, «vit comme un cheval attelé entre les deux brancards de sa charrette». Madame Taine se décida aussitôt à venir vivre à Paris avec ses filles et à prendre son fils chez elle. Alors commença, pour ne plus cesser jusqu'au mariage de Taine, sauf pendant ses trois années d'École normale et les deux qui suivirent, cette vie commune où le plus tendre et le plus attentif des fils trouvait dans sa mère, comme il l'a dit lui-même, «l'unique amie qui occupait la première place dans son cœur». «La vie de ma mère, écrivait-il en 1879, n'était que dévouement et tendresse… aucune femme n'a été mère si profondément et si parfaitement.» Ceux qui savent combien Taine avait besoin de ménagements et de soins pour que sa nature nerveuse trop sensible pût résister et à l'excès de l'activité cérébrale et aux froissement de la vie, songent avec reconnaissance aux bienfaisantes influences féminines qui, d'abord au foyer maternel, puis au foyer conjugal, ont assuré le libre développement de son génie, l'ont protégé contre les atteintes trop rudes de la réalité, ont entouré son travail de paix et de sécurité, ont allégé les heures, pénibles entre toutes, où ce grand laborieux était contraint de laisser reposer sa plume et son cerveau. Nous leur devons aussi, peut-être, ce qui se mêle de grâce attendrie et poétique, de profonde humanité, aux rigides déductions de cet austère dialecticien.

Le jeune Taine ne tarda pas à prendre, au collège Bourbon, le premier rang. Dès l'âge de quatorze ans, il s'était fait à lui-même le plan de ses journées et l'observait avec une méthode rigoureuse. Il s'accordait vingt minutes de repos et de jeu en rentrant de la classe du soir, et une heure de piano après le dîner; tout le reste du jour était donné au travail. Il refusait toute distraction mondaine et poursuivait des études personnelles à côté de ses occupations de collégien. Chaque année, au moment du concours général, il fallait lui mettre des sangsues à la tête pour éviter le danger d'une congestion cérébrale. Des succès exceptionnels récompensèrent ces efforts. En 1847, comme vétéran de rhétorique, il remportait au collège les six premiers prix et au concours général, le prix d'honneur et trois accessits; en philosophie, il obtenait au collège tous les premiers prix, aussi bien les trois prix de sciences que les deux prix de dissertation, et au concours les deux seconds prix de dissertation.

Taine fit au collège Bourbon la connaissance de plusieurs camarades dont l'amitié devait avoir une durable influence sur sa vie: Prévost-Paradol, qui se décida, sur ses instances, à entrer à l'École normale, et qui fut pendant plusieurs années l'intime confident de sa pensée; Planat, le futur Marcelin de la Vie Parisienne, qui cachait, sous la fantaisie du caricaturiste, un esprit sérieux jusqu'à la tristesse et passionné pour les plus graves problèmes de la philosophie, et par qui Taine apprit plus tard à connaître le monde des artistes et la société élégante[11]; Cornélis de Witt, qui éprouvait comme Taine un vif attrait pour l'étude de la langue et de la littérature anglaises et qui l'introduisit chez M. Guizot, quand celui-ci revint d'Angleterre en 1849. Guizot se prit de sympathie et d'estime pour le jeune universitaire, vers qui l'attiraient, en dépit de profondes divergences philosophiques, de secrètes affinités morales et intellectuelles. Il lui donna des preuves constantes de cette sympathie dans les concours académiques, et Taine consacra un de ses plus beaux essais de critique à l'auteur de l'Histoire de la Révolution d'Angleterre[12].

L'enseignement public était la carrière qui s'offrait le plus naturellement à Taine après ses brillants succès scolaires. En 1848, il passa ses deux baccalauréats ès-lettres et ès-sciences et fut reçu le premier à l'École normale. Il y voyait entrer avec lui presque tous ses rivaux des concours de 1847 et de 1848: About, reçu second, Sarcey, Libert, Suckau, Albert, Merlet, Lamm, Ordinaire, Barnave, etc.

Je n'aurai pas la témérité de refaire, après M. Sarcey[13], le tableau de ce que fut l'École normale sous la seconde République, pendant ces années d'agitation tumultueuse où l'enseignement des professeurs, distribué avec un zèle inégal, n'exerçait qu'une faible influence, mais où l'activité intellectuelle des élèves, fécondée par les conversations, les discussions, les lectures, les études personnelles, n'en était que plus intense. Je me contenterai de rappeler combien nombreux furent les camarades de Taine qui se firent un nom dans l'enseignement, les lettres, le journalisme, le théâtre, la politique ou même l'Église. À côté de ceux que je citais tout à l'heure, qu'il me suffise de nommer Challemel-Lacour, Chassang, Assolant, Aubé, Perraud, Ferry, Weiss, Yung, Belot, Gaucher, Gréard, Prévost-Paradol, Levasseur, Villetard, Accarias, Boiteau, Duvaux, Crouslé, Lenient, Tournier.

Taine eut, dès le premier jour, une place à part au milieu d'eux. Non qu'il cherchât à se singulariser ou à faire sentir sa supériorité; ses maîtres et ses camarades s'accordent à vanter sa douceur, sa modestie, sa complaisance, sa gaieté; mais il inspirait, par son caractère et par son intelligence, un sentiment que des jeunes gens, enfermés dans une école, éprouvent rarement pour un compagnon d'études: un respect affectueux. On sentait confusément qu'il y avait en lui quelque chose de particulier, d'unique, qui le mettait à part et au-dessus de tous. Il arrivait à l'École avec une érudition auprès de laquelle tous se sentaient des ignorants, et pourtant on voyait ce grand bûcheron, pour me servir de l'expression d'About, peiner comme s'il avait tout à apprendre. Il joignait à une rigoureuse méthode dans son infatigable labeur, une facilité merveilleuse en latin comme en français, en vers comme en prose, qui lui permettait d'expédier en une quinzaine tous les travaux du trimestre, sans qu'aucun pourtant parût négligé, et encore de fournir des faits, des plans de devoirs et des idées à tous ceux de ses camarades qui venaient le feuilleter, comme ils disaient, sans jamais lasser sa patience. Enfin, on s'étonnait de le voir apporter, au sortir du collège, un esprit tout formé et des doctrines arrêtées, mûries par l'étude et la réflexion personnelles. Il avait déjà, quand il suivait à Bourbon le cours de philosophie de M. Bénard, un système du monde tout pénétré de déterminisme spinoziste, et surtout une manière, qui lui était propre, de classer ses idées et de les exprimer avec une rigueur presque mathématique. Il avait à l'École des registres où ses réflexions, ses lectures, ses conversations, venaient se condenser dans des analyses qui avaient pour objet de reconstruire a priori la réalité, de ramener à une formule simple un système, une époque, un caractère, et de découvrir les lois génératrices des organismes complexes et vivants. On sentait en lui un observateur et un juge. Il avait trop de bonhomie et de modestie pour qu'on se sentît gêné devant lui; mais on était subjugué par cette force de réflexion et de pensée, par cette pénétration critique d'une clairvoyance impitoyable, bien qu'exempte de malveillance et d'ironie. Dans les premiers temps, About menait toute la section par sa verve endiablée, par son esprit railleur toujours en éveil; il était l'absorbant, comme on disait, et les autres les absorbés; mais bientôt About subit l'ascendant irrésistible de ce logicien pressant, doux et obstiné, et l'on déclara qu'il fallait le ranger désormais parmi les absorbés de ce nouvel et plus puissant absorbant.

Personne n'a jamais joui du séjour à l'École normale au même degré que Taine. Il éprouva jusqu'à l'enivrement le plaisir de sentir autour de soi «des esprits hardis, ouverts, jeunes, excités par des études et un contact perpétuels[14]», et le plaisir de travailler, de penser et de discuter sans entrave et sans trêve.

«J'ai un encombrement de travaux de toute sorte, écrit-il à Paradol, le 20 mars 1849. Compte d'abord les devoirs officiels exigés de grec, philosophie, histoire, latin, français; ensuite la préparation à la licence et la lecture d'environ trente ou quarante auteurs difficiles que nous aurons à expliquer à ce moment, et enfin toutes mes études particulières de littérature, d'histoire, de philosophie. Tout cela marche de front, et j'ai toujours une quantité de choses sur le métier. Je me suis fait un grand plan d'étude et je destine mes trois années d'École à le remplir en partie; plus tard, je le compléterai. Je veux être philosophe et, puisque tu entends maintenant tout le sens de ce mot, tu vois quelle suite de réflexions et quelle série de connaissances me sont nécessaires. Si je voulais simplement soutenir un examen ou occuper une chaire, je n'aurais pas besoin de me fatiguer beaucoup; il me suffirait d'une certaine provision de lectures et d'une inviolable fidélité à la doctrine du maître, le tout accompagné d'une ignorance complète de ce que sont la philosophie et la science modernes; mais comme je me jetterais plutôt dans un puits que de me réduire à faire uniquement un métier, comme j'étudie par besoin de savoir et non pour me préparer un gagne-pain, je veux une instruction complète. Voilà ce qui me jette dans toutes sortes de recherches et me forcera, quand je sortirai de l'École, à étudier en outre les sciences sociales, l'économie politique et les sciences physiques; mais ce qui me coûte le plus de temps, ce sont les réflexions personnelles; pour comprendre, il faut trouver; pour croire à la philosophie, il faut la refaire soi-même, sauf à trouver ce qu'ont déjà découvert les autres.»

Renan, Taine, Michelet: Les maîtres de l'histoire

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