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V
ОглавлениеDans cet épanouissement de toutes ses facultés pensantes et agissantes, favorisé par sa triple vie de savant, d'homme du monde et d'homme de famille, Ernest Renan se sentait heureux, et cette joie de vivre et d'agir lui avait inspiré un optimisme philosophique qui semblait, au premier abord, peu conciliable avec l'absence de toute certitude, de toute conviction métaphysique et religieuse. On était étonné et un peu scandalisé de voir l'auteur des Essais de critique et de morale, celui qui avait écrit des pages inoubliables sur l'âme rêveuse et mélancolique des races celtiques, qui avait condamné si sévèrement la frivolité de l'esprit gaulois et la théologie bourgeoise de Béranger, prêcher parfois un évangile de la gaîté que Béranger n'eût pas désavoué, considérer la vie comme un spectacle amusant dont nous sommes à la fois les marionnettes et les spectateurs, et dirigé par un Démiurge ironique et indifférent. À force de vouloir être de son temps et de son pays, tout connaître et tout comprendre, Renan semblait parfois montrer pour les défauts mêmes du caractère français une indulgence allant jusqu'à la complicité. Quand il disait qu'en théologie c'est M. Homais et Gavroche qui ont raison, et que peut-être l'homme de plaisir est celui qui comprend le mieux la vie, ses amis mêmes étaient froissés, moins dans leurs convictions personnelles que dans leur tendre admiration pour celui qui avait su parler de saint François d'Assise, de Spinoza et de Marc-Aurèle comme personne n'en avait parlé avant lui. Aux yeux de beaucoup de lecteurs, Renan, devenu l'apôtre du dilettantisme, ne voyait plus dans la religion que le vain rêve de l'imagination et du cœur, dans la morale qu'un ensemble de conventions et de convenances, dans la vie qu'une fantasmagorie décevante qui ne pouvait sans duperie être prise au sérieux. Ceux qui ne l'aimaient pas l'appelaient la Célimène ou l'Anacréon de la philosophie, et plusieurs de ceux qui l'aimaient pensaient que les succès mondains, le désir d'étonner et de plaire l'amenaient à ne plus voir, dans la discussion des plus graves problèmes de la destinée humaine, qu'un jeu d'artiste et un exercice littéraire.
Ceux toutefois qui connaissaient mieux son œuvre et surtout sa vie savaient que ce dilettantisme, cet épicurisme et ce scepticisme apparents n'étaient point au fond de son cœur et de sa pensée, mais étaient le résultat de la contradiction intime qui existait entre sa nature profondément religieuse et sa conviction qu'il n'y a de science que des phénomènes, par suite, de certitude que sur les choses finies; ils comprenaient d'autre part qu'il était trop sincère pour vouloir rien affirmer sur ce qui n'est pas objet de connaissance positive. Il était trop modeste, trop ennemi de toute ombre de pose et de pharisaïsme pour se proposer en exemple et en règle, pour vanter, comme une supériorité, les vertus et les principes de morale qui faisaient la base même de sa vie. Sa vie, la disposition habituelle de son âme étaient celles d'un stoïcien, d'un stoïcien sans raideur et sans orgueil, qui ne prétendait point se donner en modèle aux autres. Son optimisme n'était point la satisfaction béate de l'homme frivole, mais l'optimisme volontaire de l'homme d'action qui pense que, pour agir, il faut croire que la vie vaut la peine d'être vécue et que l'activité est une joie. Personne n'était plus foncièrement bienveillant, serviable et bon qu'Ernest Renan, bien qu'il se soit accusé lui-même de froideur à servir ses amis. Personne n'a été plus scrupuleux observateur de ses devoirs, devoirs privés et devoirs professionnels, fidèle jusqu'à l'héroïsme aux consignes qu'il s'était données, n'acceptant aucune fonction sans en remplir toutes les obligations, s'imposant à la fin de sa vie les plus vives souffrances pour accomplir jusqu'au bout ses fonctions de professeur. Cet homme en apparence si gai avait depuis bien des années à supporter des crises de maux physiques très pénibles. Il ne leur permit jamais de porter atteinte à l'intégrité de sa pensée ni d'entraver l'accomplissement des tâches intellectuelles qu'il avait assumées. C'est dans les derniers mois de son existence que ce stoïcisme pratique se manifesta avec le plus de force et de grandeur. Il avait souvent exprimé le vœu de mourir sans souffrances physiques et sans affaiblissement intellectuel. Il eut le bonheur de conserver jusqu'au bout toutes ses facultés; mais les souffrances ne lui furent pas épargnées. Il les redoutait d'avance comme déprimantes et dégradantes; il ne se laissa ni déprimer ni dégrader par elles. Depuis le mois de janvier, il se savait perdu; il le disait à ses amis et ne demandait que le temps et les forces nécessaires pour achever son cours et ses travaux commencés. Il voulut aller encore une fois voir sa chère Bretagne; sentant son état s'aggraver, il tint à revenir à Paris à la fin de septembre, pour mourir à son poste, dans ce Collège de France dont il était administrateur. C'est là qu'il expira le 2 octobre. Pendant ces huit mois, il fut en proie à des douleurs incessantes, qui parfois lui ôtaient la possibilité même de parler; il resta cependant doux et tendre envers tous ceux qui l'approchaient, les encourageant et se disant heureux. Il leur répétait que la mort n'est rien, qu'elle n'est qu'une apparence, qu'elle ne l'effrayait pas. Le jour même de sa mort, il trouvait encore la force de dicter une page sur l'architecture arabe. Il se félicitait d'avoir atteint sa soixante-dixième année, la vie normale de l'homme suivant l'Écriture. Une de ses dernières paroles fut: «Soumettons-nous à ces lois de la nature dont nous sommes une des manifestations. La terre et les cieux demeurent.» Cette force d'âme, soutenue jusqu'à la dernière minute à travers des mois de souffrances continuelles, montre bien quelle était la sérénité de ses convictions et la profondeur de sa vie morale.