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Troyes, le 16 janvier 1897.

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A nous deux, petite cousine, et d'abord laissez-moi vous dire que si j'ai consenti à ce caprice d'écrire tous les jours à votre usage mes impressions de tournée, ce n'est point pour vous redire les mille et un détails remâchés par les guides et les Bædeker. Ne vous attendez point à de pompeuses descriptions de Cathédrales, de Théâtres et de Musées. Je ne vous servirai sur la nappe des feuilles vierges que le menu fretin des personnelles impressions et des incidents particuliers, et j'ose croire que ce sera suffisant pour le régal de votre mignonne bouche et pour la satisfaction de vos appétits distingués.

Adonc, huit heures sonnaient ce matin au cadran de la gare de l'Est, quand je fis avec mon fidèle Mülder (le compositeur que vous connaissez) mon apparition dans le grand hall de la salle de départ. Salis toujours impatient et nerveux, nous attendait escorté de æses machinistes et de nos camarades de tournée que vous me saurez gré de vous présenter au cours de ma correspondance, quand les événements m'y sauront d'eux-mêmes inciter.

—Toujours en retard, vous deux?

—En retard, fis-je, aucunement, nous avons pour le moins vingt bonnes minutes.

—C'est bon; et vos décorations?

—Nos décorations!...

—Il faut donc tout vous répéter. Vous ai-je pas dit cent fois que vous ne devez jamais quitter Paris sans une provision de rubans et de rosettes. C'est du meilleur effet dans les villes où nous passons et quand nous faisons, après le café, notre partie de billard, tous les retraités lorgnent d'un œil d'envie nos boutonnières polychromes en se disant les uns aux autres: Très-distingués, ces messieurs du Chat Noir, tous décorés...

Heureusement j'ai songé à cela comme à tout et tenez, fit-il, choisissez dans le tas. D'une poche de son pardessus, il tirait une poignée de décorations variées; Nicham-Iftikar, Christ de Portugal, Rose du Brésil, Croix d'Isabelle, Ordre de Léopold, Mérite Agricole, Palmes académiques et autres que nous passions à nos boutonnières avec un sans-gêne qui eût donné la nausée à Wilson. Un jeune machiniste, un rouquin du nom d'Allaire, qui n'a pas fait moins de six tournées, hésitait à se parer d'un des rubans négligés par les décorés hâtifs! Eh! bien, fit Salis, qu'attendez-vous? Appliquez-moi ces palmes à votre boutonnière et si vous renaclez je vous colle d'office la rosette de l'Instruction publique.

Ce mépris souverain que Salis affecte à l'endroit des hochets officiels est un des côtés les plus amusants de son attitude d'excentrique barnum. Quelque temps après le succès sans précédent de l'Epopée de Caran d'Ache et de la Marche à l'Etoile, de Rivière et Fragerolles, Salis, hautement indigné que le gouvernement de son pays ne lui décernât point la récompense que méritait à ses yeux la fondation de son Académie Montmartroise, résolut de protester à sa manière en s'octroyant tout seul à lui-même ce premier échelon dans l'ordre décoratif, le ruban d'Officier d'Académie. Le succès de la maison alla crescendo avec les œuvres successives qui eurent pour titres: La tentation de saint-Antoine, Phryné, Ailleurs, Héro et Léandre, L'enfant Prodigue, et Salis, désormais convaincu de l'ingratitude profonde de ses contemporains, se gratifia de la rosette de l'Instruction publique.

Poursuivant la logique en ses derniers retranchements il s'est accordé, l'année dernière, le ruban de la Légion d'Honneur, et cette décoration paraît si bien à sa place, sur la poitrine de ce lutteur, Carnot d'un nouveau genre qui sut organiser et définitivement installer le Rire à Montmartre, que dernièrement un fervent de la Butte soutenait avoir lu dans l'Officiel la nomination de Salis à la Légion d'Honneur.

Mais nous voilà, petite cousine, à quelques lieues de la tournée et vous m'allez accuser de vagabondage et de digression; rassurez-vous, la gare de Troyes nous ouvre ses portes et tout d'abord j'aperçois le compositeur Mülder qui, les yeux ahuris, semble chercher du regard quelque objet annoncé dont l'absence le déconcerte.

???

Et le prodigieux Hollandais de me répondre sans rire:

«Je cherche le cheval de bois.»

Un détail en passant: J'ignore si les habitants de la cité Troyenne pratiquent le tub et la baignoire à domicile; mais j'ai été stupéfié par l'invraisemblable indigence du seul et unique établissement balnéaire de cette ville qui compte, s'il vous plaît, cinquante mille habitants. La cabine où péniblement j'obtins la faveur d'un bain, veuve de toute tapisserie ou papiers peints, laissait voir à nu des briques rouges où d'abondants dépôts de salpêtre marquaient par de blanches traînées la désuétude du lieu.

Pour la baignoire, j'eus conscience, malgré l'effort louable du garçon pour la mettre en état sortable, qu'elle n'avait point servi depuis des temps immémoriaux. Ma conviction, d'ailleurs, fut absolue, lorsque m'étant insinué dans ce désastreux récipient, je constatai que le fonds mal soudé se détachait lentement sous le poids de mon individu et que le liquide s'épandait à flots pressés dans les espaces circonvoisins. En quelques secondes, je fus à sec et j'aurais pu continuer efficacement ma séance à côté de la baignoire, si, dans un mouvement d'humeur facile à comprendre, je n'eusse préféré la fuite immédiate et sans phrases.

Notre première représentation s'est écoulée sans encombre, au milieu d'un public abondant, mais froid, dont les méninges se refusaient à comprendre les paradoxes grandiloquents de Salis et les allusions, voire les plus transparentes, aux événements parisiens de ces derniers temps. C'est à croire que les Troyens actuels se désintéressent de tout ce qui est postérieur à l'époque héroïque et qu'il suffit à l'honneur de leur nom d'évoquer en nos mémoires par une fortuite similitude, le souvenir des temps glorieux où le berger Phrygien ravissait aux yeux éplorés de la Grèce:

Celle dont la beauté magique et souveraine

Évoquait le désir aux cœurs froids des vieillards...

Un incident nous a pourtant fort réjouis dans la coulisse.—Salis, dont la curiosité ne s'arrête pas seulement au chiffre de la recette (cette dernière étant le plus souvent très supérieure à la moyenne par suite de l'incomparable prestige de la raison sociale Chat Noir), Salis, dis-je, se complaît à juger sur le public la portée des œuvres que ses camarades et lui soumettent à son appréciation. L'œil collé dans l'interstice des portants ou dans les solutions de continuité que présentent les toiles peintes (ayant subi du temps l'irréparable outrage) il suit avec intérêt ces fluctuations révélatrices qui, mieux encore que le silence ou l'applaudissement, donnent la mesure du succès ou de la mésestime.—Or, cependant que les chansonniers fantaisistes Dominique Bonnaud, Gondoin et Jules Moy, par l'étourdissante variété de leurs productions et l'irrésistible drôlerie de leurs voix et de leurs mimiques forçaient le rire du glacial public Troyen, seule, une femme au visage lourd et bouffi gardait, au premier rang de l'orchestre, veuf de musiciens, une impassibilité déconcertante. En vain défilaient devant elle en un grotesque panorama, l'armée du Salut, le concert chez Fathma, les Engelures de l'Hippopotame et autres désopilantes facéties, nul éphémère sillon ne venait un instant creuser les bouffissures de sa joue, et la morne atonie de ses regards résistait aux plus héroïques efforts des humoristes. Salis qui s'attachait à la suivre des yeux, était profondément humilié, tant qu'enfin ne pouvant se résoudre à cette défaite il envoya aux renseignements. Après une pénible enquête nous fûmes tous édifiés. La spectatrice réfractaire était tout simplement une paysanne Finlandaise, parente éloignée d'un musicien de l'orchestre, que ce dernier, pour la distraire, avait accompagnée à la représentation unique des Trouvères du Chat Noir: cette fille d'humeur peu joviale se torturait vainement la cervelle pour entrevoir la cause de tous les rires déchaînés autour d'elle et ce travail sourd continuait encore à embrumer son pauvre visage abêti.

Voilà qui va démontrer à Salis la nécessité d'organiser une tournée prochaine aux pays Hyperboréens.

Mais savez-vous, cousine, ma mie, qu'il est présentement minuit et que force nous est d'attendre de pied ferme trois heures du matin pour nous diriger vers Chalon-sur-Saône.

Qu'allons-nous faire, grands Dieux, pour tuer le temps d'ici là? Si vous le voulez bien je vais clore mon écritoire et souffler du même coup ma chandelle et ma verve.

Au revoir, aimable cousine, priez les Dieux tout puissants qu'ils me donnent, pour les suivantes journées, l'énergie de vous narrer par le menu comme je viens de le faire les incidents que je souhaite variés et nombreux pour votre plaisir à les lire et pour ma joie à les conter.

Le Roman Comique du Chat Noir

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