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Chalon-sur-Saône.

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D'un commun accord, nous nous acheminons vers les deux ou trois établissements nocturnes que des indigènes nous signalent comme lieux de plaisir et tour à tour nous visitons les Trois Étoiles, Le Veau qui tette et La Poule qui glousse. Notre stoïcisme va jusqu'à laisser s'abattre sur nous les huis mal graissés des sus-dits beuglants, après l'audition plutôt pénible de quatre filles efflanquées et d'un comique en habit bleu, lesquels en sont réduits au répertoire antédiluvien de Libert et de Paula Brébion.

Quelques fils de famille représentant la haute vie et le Troyes des premières se distinguent par leur discrète façon de laisser choir des piles de petits sous dans les sébiles vert-de-grisées que ces dames, avec des sourires engageants, viennent secouer à portée de leurs mentons imberbes.

Nous quittons ces lieux enchanteurs et pédestrement nous nous mettons en quête de la gare problématique où nous parvenons après, Dieu sait quelles recherches laborieuses, les rues étant veuves de piétons indicateurs. Là, c'est bien d'une autre. Le train qui nous doit emporter stationne avec des airs de fourgon mortuaire sans lanternes et sans signaux sur une voie lointaine où force nous est de l'aller péniblement découvrir. L'unique wagon de secondes a été envahi par les machinistes, lesquels, sitôt après la représentation, harassés et moulus par le transport et le classement des pièces d'ombres se sont rués comme des bienheureux sur les coussins hospitaliers. Et c'est un indescriptible enchevêtrement de pieds parmi lesquels nous essayons de nous faire un passage avec des protestations d'orteils écrasés et des jurons de gens qu'on éveille mal à propos.

Puis on se calme, on se case, on finit par se tasser et le train au départ n'emporte pour Châlon-sur-Saône qu'une vaste chambrée paisible et somnolente que n'éveillent pas même les sifflements stridents des convois rencontrés en route et les sursauts des roues au croisement fortuit des aiguilles...

Châlon, 10 minutes d'arrêt. Midi sonne dès l'entrée en gare. L'impression première est sympathique et le déjeuner que nous engloutissons avec la faim canine que nous ont procurée dix heures de sursaut et de trépidations nous met de bonne humeur et nous ragaillardit. Rodolphe Salis entame avec son voisin de face à table d'hôte une interminable discussion sur la valeur réelle des œuvres de Voltaire. Occupé que je suis à me défaire d'une savoureuse assiettée de goujons frits, et d'ailleurs séparé des deux ergoteurs par quelques brassées de nappe blanche, je suis d'une oreille distraite les propos engagés.

Des mots redondants m'arrivent toutefois, prononcés avec cette intonation sarcastique dont il détient le secret, par Salis qui s'échauffe en discourant. Son adversaire inondé des éclats d'un vocabulaire inusité à table d'hôte, reçoit à bout portant les mots: catachrèse, onomatopée, synechdoque et je le sens faiblir à mesure.

Vous voyez bien, s'écrie Salis triomphant, vous voyez bien, que j'avais raison, et tirant de sa poche une vaste bouffarde qu'il s'apprête à gorger de tabac, il terrasse son interlocuteur par cet argument définitif: «Tenez, Monsieur, vous voyez cette pipe, elle me vient de Voltaire en droite ligne par les femmes. Je la tiens d'une petite nièce de Mme Duchâtelet laquelle l'avait une jour confisquée à Voltaire par ordonnance du médecin.» Et cela dit sans sourciller il se lève pour aller voir au Théâtre si la location marche bien.

Délicieux public que celui de Châlon; on se croirait à Montmartre tant les bons mots se répercutent d'un bout à l'autre de la salle, tant la mièvrerie sentimentale des refrains amoureux évoque sur toute les bouches ce frisson d'intelligente sympathie si douce au cœur de l'artiste. Et c'est une interminable série d'ovations et de rappels; ces braves gens oublient parfaitement que nous les sommes venus voir entre deux trains et que nos gorges fatiguées s'accommoderaient mieux de quelque repos.—Un riche industriel que Salis rencontra en des temps lointains sur je ne sais plus quel massif des Alpes, où tous deux excursionnaient, lui fait parvenir un merveilleux bouquet de violettes et de cyclamens.

Après l'avoir amoureusement aspiré et contemplé sous toutes ses faces, Salis, profitant de la bonne humeur du public, le fait successivement remettre en scène à chacun de nous de la part de Mlle Lucie Faure, et cette scie d'un nouveau genre est chaque fois couronnée d'un plein succès.

Pendant l'entr'acte on me remet une carte: le Docteur P...; en même temps je vois venir à moi, les mains tendues, un de mes vieux camarades de Lyon, visage rutilant, un peu chauve, déjà presque bedonnant.

—Gageons, me dit-il, que tu ne me reconnais pas?

—Ne pas te reconnaître, allons donc! tiens, je vais préciser: n'as-tu pas chanté Les Stances de Flégier au Casino de Lyon en 188., dans la même représentation organisée par l'association des Etudiants où se jouait une revue, ma première, laquelle avait pour titre le Surmenage Intellectuel.

—Parfait.

—Laisse-moi te confondre. N'as-tu pas terminé tes études médicales l'année d'après en publiant une thèse sur l'Origine équine du Tétanos.

—A merveille, mon cher.

—Es-tu convaincu, maintenant?

—Si je le suis?...

—Et qu'as-tu fait de cette jolie voix de ténor léger qui faisait avec la mienne la joie des salles de dissection?

—Je la cultive toujours un peu, mais la médecine ne me laisse guère de loisirs et j'ai d'ailleurs peu d'occasion de manifester publiquement.

Ce n'est pas comme toi, veinard!

—Si on peut dire... mais laissons cela et allons boire un bock.

—J'ai mieux à t'offrir, cher confrère. Et puisque je retrouve un ami si fidèle, c'est au Champagne que je le veux traiter.

—Tu vas me faire coucher à des heures invraisemblables, je te vois venir.

—Non, mon vieux, mais je veux te faire entendre une de mes élèves.

—Tu enseignes donc la Médecine?

—Point du tout, le Chant.

Et voilà comment mon vieux camarade, le docteur P.... m'a entraîné chez une sienne amie, avec laquelle, sans me faire grâce d'une portée, il m'a chanté le très dramatique duo des Huguenots, lequel interprété sans orchestre, dans le décor d'une chambre à coucher, ne laissait pas que d'avoir une saveur très inédite.

Mais, vous semble-t-il pas, toute aimable cousine, que j'ai bien mérité de vous en vous narrant, au lieu de m'aller coucher, notre journée de Châlon-sur-Saône? Aussi, vais-je m'offrir la juste récompense de mes fatigues entre les bras de L'ORFÈVRE, pour rééditer une formule chère au défunt Président de la République d'Haïti, le regretté général Hippolyte, lequel avait de sérieuses Humanités.

Le Roman Comique du Chat Noir

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