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LE
ROMAN COMIQUE DU CHAT NOIR Paris, le 5 janvier 1897.

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C'est décidé, cousine, nous partons dans huit jours pour la tournée dont le projet si longtemps caressé va voir enfin sa réalisation. C'est la première fois que le Chat Noir quitte Montmartre en pleine saison d'hiver. Tous les cabarets de la butte vont se réjouir et nous sommes loin de pleurer; car si, dans notre itinéraire, figurent quelques étapes où ni le froid ni les rafales de neige et de vent ne nous seront épargnés, du moins apercevons-nous de loin par le petit bout de la lorgnette l'oasis exquise, le paradis vers lequel s'acheminent par ces temps rigoureux tous les gros bonnets de la capitale; j'ai désigné le petit coin de terre qui a nom Monaco.

Salis, il en faut tout au moins convenir, a fait royalement les choses avant de quitter son local de la rue Victor-Massé. Quinze jours à peine avant son départ, il a organisé dans son théâtre, avec quels frais, lui seul le sait, un spectacle d'ombres absolument renouvelé. Une fois de plus, Henri Rivière, l'admirable évocateur, a pu donner libre carrière à son prestigieux talent de coloriste visionnaire, et c'est pour dix représentations tout au plus, avec la certitude absolue de ne jamais couvrir les sommes dépensées, que les «Clairs de Lune» ont vu le jour.

Sans vouloir infirmer en aucune façon le talent de Georges Fragerolles, à la fois poète et compositeur de l'œuvre que je viens de vous citer, il est bien évident que les Clairs de Lune sont uniquement un prétexte à belle peinture, à tableaux invraisemblables à force de vérité. Le titre de pièce d'ombres, qui, jusqu'à présent, se pouvait appliquer à presque toutes les manifestations de l'art théâtral chatnoiresque, demeure insuffisant pour cette création dernière, comme d'ailleurs pour Héro et Léandre pour Ailleurs et pour Sainte-Geneviève. Par un labeur obstiné de dix ans, Rivière est parvenu, en perfectionnant ses moyens, à inaugurer une note d'art qui demeure son exclusive et inaliénable propriété. Chacun des effets si curieux dont l'œil s'émerveille et qui, dans Clairs de Lune, se suivent d'un tableau à l'autre, sans solution de continuité, repose sur une découverte de l'auteur et je ne crois pas que Rivière ait à redouter sur ce terrain la concurrence ou l'imitation.

Aussi n'est-ce pas sans quelques regrets que nous songeons, et quand je dis nous, j'entends tous ceux que séduisit cet art si pittoresque, à la disparition prochaine de cet exigu sanctuaire d'Art, le Chat Noir actuel. Je sais bien que les raisons auxquelles Salis se voit forcé de céder sont d'ordre purement matériel, que sa fin de bail en avril prochain lui conseille de s'y prendre avec quelque avance pour déménager et que son intention est de reconstituer un nouveau théâtre dès son retour des voyages européens. Mais qui peut se porter garant de l'avenir.

Donc nous partons, cousine, et tout d'abord pour une durée de deux mois. Des négociations sont entamées pour les mois qui suivront et de sérieux pourparlers engagés avec des impresarii pour l'Italie, l'Allemagne et l'Autriche. Salis, qui ne doute de rien, ne désespère pas de pouvoir pousser à Berlin, peut-être même en le propre palais du Kaiser son cri célèbre de: Vive l'empereur! et pour ce barnum extraordinaire cet exploit se chiffre par tout un pactole croulant dans sa caisse au retour en France, comme pour le remercier de sa patriotique bravade.

Malheureusement, la volonté seule chez lui demeure inébranlable et vivace. Le corps est quelque peu ruiné et je me demande si les fatigues qui ne sauraient manquer de suivre toutes ces pérégrinations permettront à notre directeur de les prolonger au gré de son rêve et de ses désirs audacieux.

Si nous exceptons la Principauté de Monaco, la ville de Nice et un nombre très restreint de cités sans importance figurant sur notre parcours, le Chat Noir s'est fait entendre au moins une fois dans tous les centres notables qu'il va parcourir à nouveau. Mais ce n'est pas une raison, bien au contraire, pour négliger d'y répandre à l'avance le bruit de notre venue par mille échos alléchants et d'une tenue tout au moins un peu fantaisiste. Aussi le bon vouloir de tous les humoristes qui fréquentent la rue Victor-Massé se trouve déjà mis à l'épreuve, et tant en vers qu'en prose, chacun contribue à la rédaction de notes et notules, que nous ferons parvenir tout imprimés aux importantes feuilles de province.

Puisque je vous ai promis, cousine, de vous tenir au courant de nos faits et gestes durant les tournées qui vont suivre, laissez-moi vous adresser tout d'abord une de ces notes qui ressemble furieusement à un boniment de Salis hâtivement rimé. Malgré le macaronisme voulu de sa rédaction elle ne laisse pas que d'être amusante et je crois qu'on y découvrirait, en l'examinant d'un peu près, la griffe sympathique de ce délicieux caricaturiste poète, Jules Depaquit, lequel n'est pas tout à fait étranger au succès du journal Le Rire!

LE CHAT NOIR VIENT

Province, de Paris noble et vaste banlieue,

Ils ont fait pour te voir et kilomètre et lieue

Dans les sombres wagons des durs chemins de fer.

Récompense-les en, parce qu'ils ont souffert

Des cahots incessants de la locomotive

Que toujours, d'un bras fort, le fier chauffeur active.

Voici les chansonniers, les Ombres, le Chat Noir

Honoré des Princes et des Dieux. Que ce soir

Le travailleur lassé des labeurs infertiles,

Et l'oisif délaissant ses passe temps futiles

Viennent se retremper aux rythmes des chansons

Que versent, de Salis, les nombreux échansons.

Voici venir Salis et sa noble cohorte.

La joyeuse chanson n'est pas encore morte.

Peuple, sache cela, car sous tes yeux charmés,

Les âges révolus, les siècles périmés,

Le Sphinx mystérieux, seul dans la nuit sans voile,

Les Rois mages suivant la symbolique étoile,

Antoine et Cléopâtre et tous les grands amants

Qui, depuis le Déluge, échangent des serments,

Et d'autres Œuvres dont légion est le nombre

Et que Rivière qui tira l'Ombre de l'ombre

Peignit et dessina si magistralement,

La Mer, les Bois, les Caps, les Monts, le Firmament,

Vont bientôt, évoqués par Georges Fragerolle

Sur un air d'élégie ou bien de barcarolle,

Défiler lentement et solennellement.

Et puis c'est Montoya, le Poète charmant

Qui va te moduler sur un air bel et tendre

Que jamais on ne peut se fatiguer d'entendre

La volupté de vivre et le miel du baiser

Et tant d'autres, experts en l'art de nous griser,

Gondoin tombant Félisque avec son Protocole,

Ce Félix qu'on devrait renvoyer à l'école

Apprendre le respect des Muses et de l'Art,

Si véritablement il n'était un peu tard,

Oble dont la voix est plus tendre que la brise

Et qu'un public d'élite à juste titre prise.

Expert en l'art subtil d'émouvoir, de charmer,

De rendre court le temps qui vient nous consumer,

Milot qui nous célèbre en un rythme sonore

Les vertus des aïeux dont la France s'honore,

Nobles vertus d'Hier dont demain est sevré

Et dont Aujourd'hui n'est qu'un souvenir. C'est vrai!

Clément Georges, Bonnaud, tour à tour ironiques,

Abondants, gracieux, langoureux, sataniques,

Des genres les plus fous des tons les plus divers,

Mais tous égaux en grâce en le bel Art des Vers.

La joyeuse chanson n'est pas encore morte.

Voici venir Salis et sa noble cohorte!

Pour faire suite à cette annonce pleine d'alléchantes promesses, un programme a été rédigé, lequel renferme, après une parade de quelques lignes, l'énumération complète de tout le répertoire d'ombres, imposant par le nombre autant que par la qualité, dont nous réservons aux provinces l'extraordinaire déballage. Voici d'abord les pièces de moindre importance dont le commentaire est confié à l'heureuse initiative et à l'inépuisable faconde de Rodolphe Salis lui-même: Le Déluge, pièce antidiluvienne de M. le Préfet; L'Age d'or, poème en un acte de A. Willette; Pierrot peintre, pantomime en 7 tableaux de Louis Morin; La divine, Aventure de Cléo de Mérode, poème belge de Steinlen et Fernand Fau; Plaisirs d'amour, étude cruelle de G. Delaw; La nuit des Temps, drame historique en 25 tableaux de Robida, enfin L'Epopée de Napoléon, grande pièce militaire en 2 actes et 40 tableaux par Caran d'Ache; il me semble que voilà une assez aimable collection. Eh! bien, j'ai gardé pour la bonne bouche les pièces dont le poème et la musique écrits par des auteurs renommés seront religieusement interprétés et fidèlement déclamés chaque soir au cours de nos pérégrinations, à savoir: Le Sphinx, poème et musique de Georges Fragerolle, dessins de Vignola; Les Clairs de Lune, poème et musique du même, dessins de H. Rivière; Le Rêve de Joël, poème et musique de Fragerolle, dessins de Métivet; La marche à l'Étoile, poème et musique de G. Fragerolle, dessins de H. Rivière; L'Honnête Gendarme, farce de Jean Richepin, dessins de L. Morin; l'Enfant prodigue, parabole en 18 tableaux de G. Fragerolle, dessins de Rivière; et Phryné et Ailleurs, deux chefs-d'œuvre de l'exquis poète Donnay, mis en ombres par H. Rivière. Bien entendu, notre spectacle de chaque soir ne comportera en outre des intermèdes abondants et variés que quatre ou cinq pièces choisies parmi le richissime répertoire que je vous viens d'énumérer.

Au verso du programme sur lequel s'étalent pompeusement ces merveilles, Salis s'est plu à rédiger, avec l'aide de quelques amis au nombre desquels je soupçonne vaguement Alphonse Allais, Gondezki, Edmond Deschaumes, et Dominique Bonnaud, des biographies fantaisistes de ses camarades de tournée.

Vous les trouverez ci-jointes et vous verrez de quelle folie verveuse elles sont empreintes; je ne crois pas que le genre de littérature qui fleurit depuis quelque temps et qu'on dénomme familièrement le genre loufoque ait jamais atteint des sommets aussi paroxystiques; mais je vous laisse juge.

Le Roman Comique du Chat Noir

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