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ОглавлениеVAUGOIS LE TUEUR DE LOUPS
Les primes affectées par la loi à la destruction des loups sont loin d’être exagérées. Certainement, elles représenteront une aubaine pour celui qui, accidentellement, aura tué un de ces dangereux animaux; mais elles ne seront que la juste rémunération des peines, des veilles, de l’énergie de l’homme qui se sera imposé la mission de les pourchasser. Sans la passion, un ferment autrement puissant que la récompense, on se résignerait difficilement dans le monde forestier à. l’effort qu’exige la poursuite et la destruction d’un loup par un homme isolé. Ceux-là seuls dont le cœur a été blindé par ce démon de la chasse qui rend insensible aux fatigues, aux dangers comme aux déceptions, oseront affronter cette tâche. Quand ils y réussissent, la satisfaction de cette passion l’emporte de beaucoup sur l’attraction que de belles pièces monnayées exercent toujours sur le paysan, mais, nous devons le reconnaître, ne leur fait jamais oublier de les empocher.
Nous avons connu un vieux sabotier que possédait l’amour de cette chasse, entre toutes hasardeuse. Je ne sais trop quel grief il pouvait avoir eu contre l’espèce, soit dans la vie présente, soit dans une incarnation antérieure; mais le massacre des loups était sa préoccupation quotidienne. Quand il quittait la loge, pour rentrer au village, au lieu de suivre la route en fumant sa pipe, avec l’indifférence de ses collègues, il choisissait toujours, pour revenir, quelque ligne, quelque sentier peu fréquentés; tout en marchant, ses yeux se promenaient à droite, à gauche, cherchant quelque indice du passage de ses ennemis, pieds, laissées, déchaussures, puis les observant minutieusement pour s’assurer de la qualité du personnage dont il avait trouvé la carte de visite.
Il connaissait à un louvard près tout le personnel de sa forêt, mais en malin qu’il était, il se gardait bien de le signaler à personne, et à M. le lieutenant de louveterie moins qu’à tout autre, effaçant au besoin les voies trop apparentes et trop visibles. L’hiver venu, le lendemain de la première neige, sans chien, armé d’un mauvais fusil, il battait les bordures, quêtait un pied, puis, quand il le rencontrait, ce qui ne tardait guère, commençait cette œuvre laborieuse qui, en vénerie, s’appelle «défaire une nuit de loup».
Quelquefois, quand il n’avait pas de bonne rentrée, il lui fallait marcher la moitié du jour, le regard braqué sur cette empreinte conductrice. Quand l’état de la voie lui indiquait que le liteau était proche, il n’avançait plus qu’avec des précautions infinies, toujours à bon vent, quelquefois en se traînant à plat ventre. Il lui arrivait souvent de tirer le carnassier au déboulé, comme un lièvre; il en tua cinq de la sorte dans le même hiver.
Malheureusement, les années sans neige ne sont pas très rares dans notre région, et le père Vaugois, c’était le nom du sabotier, pratiquait également l’affût; le sien était classique, avec traînée et carnage embaumant à deux kilomètres à la ronde. Il grossissait de la sorte la liste de ses victimes; mais ce qu’il récoltait surtout dans ces veillées peu hygiéniques, c’était une remarquable collection de rhumatismes. Il en était à peu près perclus lorsqu’un loup monstrueux abattit dans la nuit une jument dans l’herbage; à cette nouvelle, Vaugois sentit se réveiller toutes ses ardeurs; il acheta la carcasse de la bête à son propriétaire, — chez nous rien ne se donne; — il installa son carnage, creusa son trou, et, au bout d’une semaine, il commença ses factions.
Elles se répétèrent pendant vingt-trois nuits consécutives, et on était au mois de février, et l’affûteur était alors âgé de cinquante-sept ans! Deux apparitions de son ennemi entretenaient son héroïque persévérance. Dans la vingt-troisième nuit, un faible clair de lune lui permit de l’ajuster et de le tirer; mais son coup d’œil avait perdu de sa justesse; ses nerfs, ébranlés par les douleurs, n’avaient plus la rigidité d’autrefois; sa balle atteignit l’objectif;, le loup frappé fléchit, mais il se releva pour disparaître.
Vaugois attendit le jour, et il essaya de suivre l’animal aux rougeurs; le loup laissant des traces de sang en dehors et d’un seul côté de l’empreinte de son pied, il en concluait que l’os d’un des membres postérieurs était brisé et que l’animal ne pouvait aller loin; il battit la forêt pendant plusieurs heures, mais sans succès, et rentra chez lui harassé, mais encore plus désespéré d’avoir perdu la bête, que, pour se consoler, il appelait: Mon loup!
Lelendemain, Vaugois apprenait par la rumeur publique qu’un berger d’un village voisin colportait dans les fermes un loup qu’il prétendait avoir pris au piège, recevant, comme c’est l’usage, des œufs, des fromages lestés de quelques gros sols, témoignage de la reconnaissance des populations délivrées.
Convaincu que c’était avec son loup que cet imposteur battait monnaie, Vaugois y courut; l’examen de la blessure justifiait ses suppositions, il réclama sa bête; le berger, alléché par les prémices de la recette, s’entêta; le sabotier s’anima, —les rhumatismes rendent rageur; — hors de lui, en reconnaissant l’insuffisance de son éloquence, il recourut à la pantomime, et, malgré ses cinquante-sept ans et ses douleurs, il lui administra une maîtresse raclée, dont le garde champêtre, qui voulait s’interposer, recueillit pas mal d’éclaboussures. Conduit devant le maire de la commune, un ancien officier de la Grande-Armée, l’irascible tueur de loups subit une verte remontrance. Il l’écouta sans sourciller, puis, redressant la tête:
— Monsieur le Maire, dit-il, avec un accent convaincu, une supposition qu’un imbécile fût venu soutenir à l’empereur et roi que c’était lui qui avait gagné la bataille d’Austerlitz; est-ce que vous croyez que Napoléon le Grand aurait pu s’empêcher de lui flanquer son poing sur la figure?... Eh bien, ce loup-là, c’est ma bataille d’Austerlitz, à moi!
La prime fait une maigre figure à côté de l’image évoquée par le vieux sabotier, convenez-en. Il est juste d’ajouter que le vainqueur des Austro-Russes ne dédaigna pas plus les bénéfices matériels de sa victoire que le brave Vaugois ne dédaignerait les écus du gouvernement, s’il était encore de ce monde.