Читать книгу Récits de terroir - Gaspard de Cherville - Страница 6
ОглавлениеLA MAISON DU GARDE
Il y a, dans la forêt de Rambouillet, une maison de garde devant laquelle je n’ai jamais passé sans commettre le péché d’envie. Lorsque je fis sa connaissance, mai avait restauré son encadrement de feuillages, le printemps avait garni d’une mante de verdure les robustes chênes qui l’abritent, et constellé de fleurs l’éblouissant tapis sur lequel elle est posée; son toit disparaissait sous le velours des mousses; les lames et les hampes des iris lui faisaient un diadème d’émeraudes et de lapis; le rideau de liserons de sa fenêtre était tout diapré de clochettes de satin multicolore, et une légère spirale de fumée bleuâtre et diaphane montait paisiblement de sa cheminée.
Depuis, aux heures de lassitude et de découragement, les vagues désirs que la vue de cette maisonnette m’avaient inspirés ont rarement manqué de se définir. Pourquoi demander tant, quand pour être heureux il faut si peu? Pourquoi s’acharner à la poursuite des chimères, lorsque la réalité est si facile à saisir? Pourquoi subir toutes les amertumes, user ses forces à remuer un rocher trop lourd, lorsqu’un chemin si doux, si facile, conduit à ce but inévitable de toutes les ambitions humaines, la mort? Pourquoi enfin, ne pas se réfugier dans ce nid de bonheur, loin des hommes et loin du bruit, des entraînements funestes de ces joies fausses qui ne sont jamais que le prélude d’un regret, pour y vivre de cette vie demi-sauvage dont les besoins sont si aisément satisfaits, où la calme sérénité des grands bois se reflète dans le cœur et dans l’esprit des gens qui l’habitent?
C’était, hélas! une illusion que la réflexion ne tardait guère à dissiper. Notre félicité est en nous-mêmes et c’est parce que nous nous obstinons à la chercher en dehors de nous, qu’elle nous échappe si souvent. Ce n’est pas plus un toit de chaume que des lambris dorés qui la font éclore, ce sont la sagesse et la modération: la sagesse avec laquelle l’homme concentre ses amours dans le cercle étroit de la famille, la modération avec laquelle il sait borner ses ambitions à l’accomplissement de ses humbles devoirs. Voilà ce qu’il faudrait emprunter au maître de ce logis envié.
Et cependant, sa tâche est rude, surtout si nous la comparons à celles sous lesquelles il nous arrive si souvent de succomber. Tous les jours il devance l’aube, il se lève, chausse ses lourds souliers sans bruit, déjeune à tâtons pour ne pas réveiller son petit peuple et, le carnier au dos, le fusil sur l’épaule, son chien aux talons, il s’en va sous la pluie, sous la neige, par la froidure.
Il marche d’un pas léger, furtif, prudent, comme celui du sauvage; c’est à peine si les feuilles mortes, si les brindilles que son pied effleure frissonnent sous son passage; son œil sonde la profondeur des halliers que le rayon incertain du jour naissant laisse dans le clair-obscur; de temps en temps, il s’arrête, se masque derrière le tronc noueux de quelque grand chêne et écoute longuement, comme un soldat en reconnaissance.
C’est un soldat, en effet, ce garde, le soldat de la propriété ; il a non seulement à veiller sur ses droits, mais à les défendre. L’audace des braconniers ne recule pas devant un crime, quand il s’agit d’assurer l’impunité à leur délit; un pas hasardeux dans ces bois peut aboutir à une tombe. La lugubre nomenclature de ses confrères, de ses amis assassinés, lui revient à la mémoire, il lui faut un effort pour écarter cette idée importune; il en rougit comme d’une faiblesse et poursuit résolument son chemin
Un bruit imperceptible pour tout autre a frappé son oreille, il s’arrête encore. Le craquement des branches s’accentue et devient distinct; le chien a redressé ses oreilles, ses yeux luisent dans l’ombre; il jette un aboi étouffé, il va s’élancer, son maître le gourmande: «Paix là, vieux fou; ne vois-tu pas que c’est un ami?»
C’est un ami, en effet, ce gros cerf qui se montre à vingt pas d’eux dans un gaulis. Le cri du chien a troublé son assurance; il redresse la tête, élève ses naseaux d’un noir de velours, hume la brise et bondit en faisant voler la rosée des feuilles en une poussière diamantée qui l’entoure comme une auréole.
La garde a souri, son visage, tout à l’heure si sombre, s’est épanoui, il est content. Il a pour ses grands animaux une tendresse presque paternelle; mais celui-là, le vieux dix-cors, la gloire de sa garderie, est son préféré, et la satisfaction de l’avoir rencontré en bonne santé, le tiendra en joie toute la journée.
Le ronde se poursuit; le soleil est haut, les bipèdes ne sont plus à redouter; mais il faut que le garde se préoccupe de tout le clan des bêtes puantes; il visite ses pièges, ses assommoirs, inspecte minutieusement la poussière des sentiers, la terre humide des fossés, pour y découvrir quelque trace révélatrice. Il lui reste encore les coupes en exploitation à visiter, les arbres à marquer pour l’abatage, les bûcherons à surveiller.
La journée est bien avancée quand il regagne sa demeure; il y revient harassé, exténué par le besoin encore plus que par la marche; cependant plus il avance, plus son pas devient vif et alerte; il a hâte d’être à un angle du chemin d’où l’on découvre la maisonnette, et un gros chêne abattu sur lequel ceux qu’il a quittés le matin ont l’habitude de s’asseoir pour l’attendre.
Ils sont là. Cette prolongation de la tournée a rempli leurs cœurs d’une inquiétude qui, chez la femme, a pris le caractère de l’angoisse. L’aîné des petits est en sentinelle; le premier il aperçoit le retardataire, il court au-devant de lui et le débarrasse du fusil et de la carnassière. La mère, à son tour, s’est avancée, l’œil encore humide; elle lui présente le dernier né ; le brave homme le prend dans ses mains calleuses, lui sourit, l’agace, adoucit sa grosse voix pour trouver des câlineries de nourrice et, suivi de son cortège, entre dans la maison où la soupe fume au coin de l’âtre. Son retour a mis tout le monde en gaieté ; la ménagère badine, les enfants gambadent, babillent, rient aux éclats, livrent l’assaut aux genoux paternels pour conquérir une caresse.
Le moment serait mal choisi pour proposer au garde d’échanger son sort et les mille francs dont se payent ses peines, ses fatigues, ses dangers, contre les luxueuses destinées de quelque grand personnage; je ne sais trop s’il daignerait vous répondre.