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UN DÉPLACEMENT DE CHASSE
ОглавлениеLongtemps les déplacements ont été les fêtes de la vénerie; maintenant qu’avec les chemins de fer on a son département dans sa poche, le prétexte manque aux gens curieux d’école buissonnière, et, par suite, les longs campements en fond de forêt ont singulièrement perdu de leur entrain comme de leur éclat.
Je les ai pratiqués dans leurs jours de gloire: quinze, vingt lieues à franchir, des chemins agrémentés d’ornières dans lesquelles, fort souvent, il fallait rouler sur les moyeux, n’étaient point une petite affaire; aussi, Dieu sait si nous en savions tirer parti. Les plus scrupuleux, les plus zélés, rentraient chez eux le samedi comme les volontaires vendéens, non pas précisément pour changer de chemise, mais pour aller le dimanche à la messe; mais, le lundi matin, pas un ne manquait au rapport et cela durait... je serais honteux de dire pendant combien de semaines.
J’ajouterai que dans ces temps déjà lointains, on sacrifiait au confort, au luxe, beaucoup moins aisément qu’aujourd’hui; au lieu d’un mess somptueux, les officiers avaient une gargote décorée du nom de pension; le rendez-vous de chasse n’ayant pas encore été imaginé, les veneurs les plus huppés hantaient démocratiquement l’auberge. de quelque village perdu; on dormait sur les grabats; salle à manger, salon et quelquefois chambre à coucher, étaient représentés par la cuisine, salle commune du cabaret, avec ses solives noires de fumée, son aire de terre raboteuse ou de carreaux disjoints et sa large cheminée dans laquelle flambait nuit et jour un feu de burgrave. Sans contredit, la mise en scène était plus pittoresque qu’elle ne l’est à présent; elle était aussi moins agréable, je l’avoue, car je n’entends nullement faire leur procès aux tendances que je signale; je reconnais, au contraire, que le mieux ne saurait être l’ennemi du bien.
Ce retour en arrière m’a remis en mémoire une aventure dans laquelle un gentilhomme du Maine, qui fut un type de veneur accompli, le marquis de Cl..., a joué un rôle aussi honorable qu’original.
Le marquis de Cl..., avec quelques amodiataires d’une forêt des environs d’Alençon, avait adopté pour gîte une auberge que sa position centrale leur rendait commode. Une autre raison pesait sur leurs préférences: elle était tenue par un nommé Coco-Lebeau, qui avait su se concilier les bonnes grâces de cette fraction de sa clientèle par la déférence et les attentions qu’il avait pour elle. Cependant, et en dépit des quelques billets de mille francs que les déplacements annuels mettaient dans sa bourse, les affaires du brave Coco étaient loin d’être florissantes; il n’avait pas la vocation du métier qu’il exerçait, ne mettait assez d’eau ni dans son vin, ni dans son cidre, et ignorait les éléments du grand art d’enfler la carte à payer. Comme il arrive toujours, en pareil cas, la situation empirait de plus en plus.. Un jour, lorsque nous arrivâmes, les physionomies bouleversées de nos hôtes nous apprirent qu’il devait se passer quelque chose de grave; la femme sanglotait; la mine des petits eux-mêmes était tout attristée; Coco, qui aidait à dételer, ne disait mot, mais son bonnet de coton était rabattu jusqu’au bout de son nez, comme si, à l’instar d’Agamemnon, il eût voulu dérober à tout le monde le spectacle de son désespoir. Une voisine mit fin à notre perplexité en disant à voix basse au marquis de Cl...
— Les huissiers sont venus, et c’est pour demain la saisie.
Le marquis poussa un juron qui fit bondir la bonne femme.
— Ah! tonnerre! Si j’avais su, j’aurais été à Saint-Remi. Pauvre Coco, voilà mon déplacement gâté.
Et après avoir épanché cette mauvaise humeur, un peu entachée d’égoïsme, il s’en alla déposer sur la cheminée un sac d’écus qu’il venait de tirer de ses fontes.
Ce sac n’était pas pour nous une nouveauté. Ancien et brillant officier de la garde royale, ayant pris part à la levée de boucliers de l’Ouest, en 1832, plus généreux que ne le comportait la modestie de son patrimoine et grand joueur avec tout cela, le marquis de Cl... n’était plus riche. Pendant toute l’année, il économisait de quoi faire face aux frais de sa campagne de chasse. En arrivant, il mettait la sacoche sur la cheminée, comme nous venons de lui voir faire; tous les soirs, il y puisait pour payer, sans trop compter, la dépense de la journée, et, quand la toile devenait flasque, il partait, en nous disant philosophiquement:
— A l’année prochaine!
Le lendemain, nous étions en forêt, mais la déveine de l’infortuné Coco semblait décidée à s’acharner sur nous. Il y avait encore une différence, que je dois vous indiquer, entre les meutes de l’époque dont je parle et celles que le progrès a mises à la mode. Elles se recrutaient alors de vendéens, de chiens du Poitou, plus rarement de normands, animaux de haut nez, se récriant très bien sur une voie de dix à douze heures, mais dont, il faut bien l’avouer, le train laissait à désirer. Ajoutez à cela que les forêts n’étaient pas percées du tout, et vous comprendrez que la «retraite manquée » eût été un peu trop à l’ordre du jour, si on eût dédaigné de découpler Fusilio. On suivait donc à cheval, mais avec la carabine à la botte, en s’acharnant à prendre les devants, ce qui était le seul moyen d’arriver à l’hallali.
Nous rapprochions un sanglier à son tiers an, mais les chiens ânonnaient dans les forts de houx qui, dans ce temps-là, garnissaient le dessous de presque toutes les futaies et où le piqueur ne pouvait les appuyer. Ainsi abandonnés à eux-mêmes, ils ne tardèrent pas à s’emporter sur les chevreuils qui bondissaient devant eux; pour nous achever, un maladroit découpla le reste de nos chiens sur une laie accompagnée qui, au bruit, avait vidé l’enceinte; nous eûmes bientôt à choisir entre cinq ou six chasses qui s’éloignaient dans toutes les directions, et nous fûmes d’autant plus embarrassés pour savoir sur laquelle rallier, qu’il ventait à décorner un bœuf.
Je suivais la grande route, assez inquiet de l’issue de la journée, lorsqu’un coup de feu partit dans le taillis, sur ma droite. Je me dirigeai de ce côté, et ne tardai pas à retrouver le marquis de Cl..., qui, n’ayant pas, comme moi, perdu son temps à réfléchir, venait de tuer un brocard mené par un unique chien. Je l’aidai à placer son chevreuil en travers de sa selle, et nous nous disposions à rejoindre nos compagnons, lorsque nous vîmes arriver sur le chemin un homme vêtu d’une redingote noire fort râpée, coiffé d’un chapeau assez crasseux, armé d’un énorme parapluie, et tenant sous son bras un portefeuille gonflé de papiers.
— Tenez, me dit le marquis, en me désignant le voyageur, savez-vous quel est ce personnage? Ceci vous représente maître Menu, huissier au tribunal civil d’Alençon, mais un véritable fils d’Arlequin, tout de même, et pratiquant ses trois vertus exactement comme s’il était né pour ça. Il s’en va exécuter notre pauvre Coco, comme ils disent! Ah, si j’avais là seulement une dizaine de chiens bien mordants, comme je les chargerais volontiers de lui faire un bout de conduite.
Une chasse au sanglier.
— Comme vous y allez, lui répondis-je en riant; il y a cent ans, on pouvait s’en passer la distraction; un huissier avarié était à la portée de toutes les bourses, mais ils sont hors de prix aujourd’hui, mon cher marquis; il est vrai que tout renchérit.
M. de Cl... ne me répondit pas, il semblait réfléchir. Tout à coup, il piqua son cheval, le poussa dans la direction du voyageur, qu’à ma grande surprise il salua avec une affectation de courtoisie.
— Votre serviteur, monsieur le marquis, lui répondit l’huissier, évidemment flatté de la cordialité de ce bonjour inattendu. Peste! quoiqu’il soit-de bonne heure, vous avez déjà fait bonne chasse. On ne voit pas souvent des brocards comme celui-là.
— Et quels cuissots, mon cher monsieur Menu; tâtez-moi donc cela, je vous en prie. Je suis bien sûr que Mme Menu vous réserverait le plus gracieux de ses sourires, si elle vous voyait arriver avec un pareil butin?
— Il serait d’autant mieux accueilli que, dimanche, nous traitons quelques personnes, entre autres M. le greffier, et qu’en dépit du nom qu’elle porte, mon épouse est toujours en peine de rédiger le sien... de menu!
Et riant aux éclats de ce joli jeu de mots, il ajouta:
— Ce que j’en dis là est bien une simple plaisanterie, Monsieur le marquis, et je ne consentirais jamais à abuser de votre amabilité.
— Sans compter que je serais légèrement embarrassé pour vous offrir votre rôti sans offenser votre délicatesse, cher Monsieur Menu; mais tenez, je crois avoir trouvé le moyen de tout concilier: nos chiens chassent en dépit du bon sens aujourd’hui; assassiner une nouvelle bique ne me séduit guère; voulez-vous que nous jouions ce chevreuil au piquet? ça sera fièrement plus amusant que de chevaucher à travers bois, et vous m’aurez rendu un vrai service.
L’huissier se récria, mais ses yeux étaient étincelants; il promenait sa main longue et osseuse sur l’enjeu proposé, avec un certain petit tremblement fébrile; bientôt il fut évident qu’il ne se défendait plus que pour la forme et, comme le marquis avait réponse à toutes les objections, qu’il lui représentait que la journée était loin d’être avancée, que quelques cents de piquet n’étaient pas longs à enlever, qu’il serait bientôt libre de vaquer à ses petites affaires, il finit par ne plus dire non. Cependant, il opposa à la tentation un dernier argument; il l’énonça même avec une certaine anxiété, indiquant qu’il redoutait un peu que celui-là ne trouvât pas sa réplique. Comment se procurer des cartes en fin fond de forêt?
— Ah! lui répondit son futur partenaire, avec un accent de reproche et en tirant de sa poche un jeu encore cacheté, vous figurez-vous que le marquis de Cl... se promène sans son bréviaire?
Deux minutes après, ils étaient installés sur les revers du fossé ; le marquis avait détaché son tablier de peau de bique, qui servait de tapis, le parapluie de Menu, solidement fixé en terre, les garantissait de la bise et l’enjeu ayant été fixé à 20 francs, des fiches et des jetons ayant été improvisés avec des petits morceaux de bois, la partie commença. L’huissier perdit; mais son adversaire lui offrit galamment une revanche, qu’il accepta.
Au bout d’une heure, voyant que la lutte continuait avec acharnement, je commençai à regarder avec quelque inquiétude l’horizon, dans lequel j’avais cru percevoir des bruits de trompe et de vagues abois; le marquis s’en aperçut.
— Mon cher enfant, me dit-il, s’il est ennuyeux de mal chasser, regarder tripoter de petits morceaux de. carton l’est encore davantage; mais je gagne trois louis à cet excellent M. Menu; il ne serait pas décent de lui fausser compagnie. Rejoignez ces messieurs, vous me retrouverez ce soir au coin du feu.
Je lui obéis. Le soir, quand nous rentrâmes, à la nuit close, par une pluie battante, et après la plus maussade des journées, nous apprimes, non sans surprise, que ni le marquis, ni mon huissier, avaient encore paru. Un mauvais plaisant, qui les connaissait de reste, avait déjà proposé de leur porter une lanterne pour continuer leur partie, lorsque nous vîmes déboucher dans l’ombre un groupe de forme bizarre, au milieu duquel nous reconnûmes la peau de bique de notre ami. C’était, en effet, le marquis de Cl..., ayant toujours son chevreuil en porte-manteau, et, derrière, en croupe, à la normande, M. Menu, qui crochait le cavalier de son bras droit et, de sa main gauche, l’abritait à l’aide de son parapluie. Tous deux prirent terre devant le perron: le vieux veneur, leste et gaillard; l’huissier, trempé jusqu’ aux os, crotté jusqu’aux sourcils, pâle, grelottant et, de plus, fort penaud.
Retour de chasse.
— Allons, Coco, cria M. de Cl... de sa voix de stentor, un fagot dans le feu pour réchauffer mon ami, M. Menu, qui est morfondu, et un couvert de plus, car il nous fera l’honneur de manger avec nous.
Les fronts s’étaient un peu rembrunis à cette nouvelle. Le vicomte de R., qui était fort lié avec le marquis, se pencha vers lui:
— Tu vas nous faire dîner avec cet animal-là ? lui dit-il.
— C’est un petit désagrément auquel on peut bien se résigner pour sauver le pauvre Coco de ses griffes; et puis, M. Menu est d’une très jolie force au piquet.
Ce dîner, il fut beaucoup plus gai qu’on ne l’aurait espéré. Si les nuages qui assombrissaient le front de M. Menu ne se dissipèrent pas complètement, réchauffé par la flambée et réconforté par quelques verres de vin généreux, il se montra assez bon garçon; quant au marquis, jamais nous ne l’avions vu d’aussi belle humeur. La dernière bouteille de Champagne vidée, il alla à la cheminée, y prit la fameuse sacoche, en vida le contenu sur la table, aligna sept piles d’écus de cent sous, puis, se tournant vers l’huissier:
— Il est l’heure de régler nos petits comptes, lui dit-il. Voici sept cents francs qui, avec les vingt-deux louis de tantôt, font bien les onze cent quarante en question. J’espère, maintenant, que vous voudrez bien me permettre d’offrir à Mme Menu, pour son fameux dîner de dimanche, le chevreuil qui m’est resté après la bataille... Toi, Marcassineau, continua-t-il, en s’adressant à son maître Jacques qu’il décorait de ce nom burlesque, tu feras, ce soir, les porte-manteaux; demain, avant le jour, les chiens couplés, les chevaux sellés, et en route pour le Mans... Ma campagne aura été courte, cette année, Messieurs, mais bast! nous n’en aurons que plus de plaisir à nous retrouver dans un an.
Cette résolution subite nous consternait et nous regardions fort de travers le convive auquel nous n’hésitions pas à l’attribuer. M. Menu avait pris un crayon dans sa poche et il s’en escrimait sur la nappe.
— Eh bien! non, je ne me tairai pas, Monsieur le marquis, s’écria-t-il, avec vivacité et tout en comptant; en présence d’un acte aussi... aussi grandiose, je serais un véritable pleutre, si j’acceptais un sol de mes honoraires. Oui, 440 francs que vous m’avez gagnés et que je vous dois, 700 que voici, c’est bien le montant de la créance en principal, intérêts, frais et débours; mais puisque vous vous imposez un tel sacrifice pour conjurer la ruine de cet imbécile d’aubergiste, je dois bien, à mon tour, renoncer à tous les bénéfices de l’étude; c’est 233 francs 47 centimes qui vous reviennent, monsieur le marquis, les voici.
— Soit, dit celui-ci, en engouffrant la poignée d’écus dans le sac; ne fais pas les valises, Marcassineau, nous finirons ici notre semaine.
Depuis lors, je vous le jure, nul d’entre nous n’a parlé qu’avec respect des petites faiblesses de notre ami le marquis de Cl...