Читать книгу Le collier des jours: Le troisième rang du collier - Gautier Judith - Страница 3
DU COLLIER I
ОглавлениеLe train roule d'une allure paisible, comme il convient à un brave train suisse qui traverse de beaux paysages et n'entend pas escamoter les points de vue en brûlant la route. A chaque station, il s'arrête longuement, et repart comme en flânant.
Dans le compartiment, nous sommes quelques Français très impatientés par cette lenteur. D'ordinaire pourtant, dans nos excursions, elle ne nous déplaît pas du tout, mais aujourd'hui!...
Une fébrilité extrême nous agite tous: impossible de rester en place; nous passons la tête hors des portières, à tous moments, et nos regards devancent le train.
Villiers de l'Isle-Adam est parmi nous, et le plus exalté. Sa joie intérieure déborde continuellement en un rire saccadé où s'emmêlent d'incompréhensibles phrases.
Nous allons à Lucerne voir, pour la première fois, Richard Wagner!...
L'express le plus vertigineux nous semblerait lent, et cependant nous avons aussi l'appréhension d'arriver, de voir le Maître, de l'entendre, de lui parler.
Ce qu'était pour nous ce prodigieux génie, comment le faire comprendre à ceux qui n'ont pas connu cette époque? Un petit groupe d'apôtres et de disciples était alors seul à soutenir le Maître contre la foule outrageante qui le méconnaissait. Aujourd'hui, où le triomphe de la cause que nous défendions a surpassé nos espoirs, il n'est pas facile de s'expliquer notre exaltation. Nous avions le fanatisme de sectaires, prêts au martyre, et, plus encore, à l'égorgement des adversaires. Il eût certes été impossible de nous convaincre que l'anéantissement des aveugles à cette beauté nouvelle n'était pas parfaitement légitime.
Chaque dimanche, quand Pasdeloup jouait «du Wagner», il y avait, dans l'enceinte du Cirque, des défis homériques entre les deux camps adverses, et le municipal devait, bien souvent, s'interposer pour arrêter les combats.
Jamais nous n'aurions imaginé qu'un jour nous pourrions contempler la face du Maître, qui était pour nous aussi inconnaissable que Jupiter au fond de l'Olympe, ou Jéhovah derrière le flamboyant triangle. Et nous allions vers lui....
—C'est pourtant à vous, ma chère Judith, que nous devons cette incroyable fortune!—s'écrie Villiers, qui vient tomber sur la banquette où je suis et serre ma main dans les deux siennes.
C'est à moi, en effet, et mon orgueil n'est pas mince.
N'ai-je pas eu l'audace, il y a quelques mois, de publier avec une étourderie bien française, n'ayant entendu, à l'orchestre, de l'œuvre gigantesque, que quelques fragments médiocrement exécutés, me fiant à mon seul instinct et emportée par mon enthousiasme, une série d'articles sur Richard Wagner? J'avais même attaqué une étude sur Glück et Wagner que publiait Ernest Reyer,—un ami qui m'avait vue naître, et qui fut stupéfait par cette agression imprévue:—la jeunesse ne doute de rien. Il m'avait d'ailleurs courtoisement répondu et cette passe d'armes avait fait un beau bruit.
Après beaucoup d'hésitations, j'avais envoyé à Wagner, alors à Lucerne, les articles, accompagnés d'une lettre dans laquelle je le priais d'excuser mes erreurs et de les corriger. Puis, avec angoisse, j'avais espéré et attendu une réponse. Viendrait-elle? je ne pouvais le croire et pourtant j'avais un serrement de cœur, chaque matin, de ce que le courrier n'apportait rien.
Un jour, enfin, je vis sur une enveloppe le timbre de Lucerne et une écriture inconnue que je reconnus immédiatement,—avec quelle émotion et quelle peur!—Je l'ouvris: était-ce possible? quatre pages!... d'une écriture serrée, lisible, élégante, et, à la dernière ligne, la signature magique!...
La lettre était ainsi:
Madame,
Il est impossible que vous ayez le moindre doute de l'impression touchante et bienfaisante que votre lettre et vos beaux articles ont dû produire sur moi. Soyez-en remerciée et permettez-moi de vous compter parmi ce mince nombre de vrais amis, dont la sympathie clairvoyante fait ma seule gloire. Je n'ai rien à corriger dans vos articles, rien à vous recommander; seulement, je me suis aperçu que vous ne connaissez pas encore de près les Maîtres Chanteurs. L'introduction du troisième acte a singulièrement touché notre public; mon barbier m'a dit, l'autre jour, que ce morceau lui avait plu de préférence, ce qui m'a fait réfléchir sur l'instinct incommensurable du peuple.
Au lever du rideau de ce troisième acte, on voit Hans Sachs dans son atelier de cordonnier, au grand matin, assis dans sa chaise de grand-père, parfaitement absorbé par la lecture de la chronique du monde. Il parle à son jeune garçon apprenti, sans interrompre l'état de concentration complète de son esprit sur son sujet de lecture. Après la sortie du garçon, la tête toujours penchée sur son énorme volume, il ne fait que continuer ses méditations, jusque-là silencieuses, par ces mots prononcés enfin à haute voix: «Wahn! Wahn! überal Wahn!» ce que je ne saurai pas traduire puisque «folie! partout de la folie!» ne rend pas le sens de «Wahn», qui est beaucoup plus général et exprime aussi bien l'objet de la folie que la folie elle-même.
Dieu sait comment mon public a deviné d'avance, dans cette introduction instrumentale dont nous parlons, la situation suivante et l'état de l'âme de mon Hans Sachs.
Le premier motif des instruments à cordes a été entendu, il est vrai, en même temps que le troisième couplet du chant du cordonnier, au deuxième acte. Il exprimait là une plainte amère de l'homme résigné qui montre une physionomie gaie et énergique au monde.
Ève avait compris cette plainte cachée et, navrée au fond de son âme, elle avait voulu fuir pour ne plus entendre ce chant à l'apparence si gaie.
Ce motif se joue maintenant seul et développe son intimité pour mourir dans la tristesse de la résignation, mais, en même temps, les cors font entendre, comme de loin, le chant solennel avec lequel Hans Sachs a salué Luther et la réformation et qui a valu au poète une popularité incomparable.
Après la première strophe, les instruments à cordes reprennent très doucement, et dans un mouvement très retardé, les traits du vrai chant du cordonnier, comme si l'homme levait son regard de son travail de métier pour regarder en haut et se perdre dans des rêveries tendres et suaves. Alors les cors, aux voix plus élevées, entonnent l'hymne du maître par laquelle Hans Sachs, au troisième acte, à son apparition à la fête, est salué par tout le peuple de Nuremberg dans un éclat tonnant de toutes les voix unanimes.
Maintenant le premier motif des instruments à cordes rentre encore avec la forte expression de l'ébranlement salutaire d'une âme profondément émue. Il se calme, se rassied, et arrive à l'extrême sérénité d'une douce et béate résignation.
C'est le sens de ce petit morceau instrumental qui a même assez impressionné l'excellent Pasdeloup pour qu'il ait essayé de l'exécuter dans vos concerts comme échantillon de cette curieuse musique.
Pardonnez-moi, Madame, si j'ai osé compléter, surtout à l'aide de mon mauvais français, votre connaissance d'ailleurs si profonde et si intime de ma musique, par laquelle vous m'avez vraiment étonné et touché.
J'irai probablement à Paris dans peu de temps, peut-être encore cet hiver, et je me réjouis d'avance du vrai plaisir de vous serrer la main et de vous dire à haute voix quel bien vous avez fait à
votre très obligé et dévoué
RICHARD WAGNER.
Wagner ne vint pas à Paris, cet hiver-là. Je l'attendis en vain. Et le désir de le voir était devenu, en moi, irrésistible, depuis que le Maître avait écrit qu'il désirait me connaître.
Il n'y avait qu'une chose à faire: aller à Lucerne. Mais comment serait-on reçu? De fantastiques légendes couraient sur Wagner. Quelqu'un de bien informé racontait qu'il avait chez lui un sérail composé de femmes de tous pays et de toutes couleurs, vêtues de magnifiques costumes, et que personne ne franchissait le seuil de sa demeure.
D'autre part, on le dépeignait comme un homme peu sociable, sombre, maussade, vivant seul dans une retraite jalouse, n'ayant auprès de lui qu'un grand chien noir....
Cette farouche solitude était admissible et me plaisait assez; mais l'idée qu'un sentiment de gratitude polie pourrait forcer le Maître à la rompre en ma faveur m'inquiétait infiniment. C'est pourquoi j'écrivis une lettre assez compliquée où il était dit que, passant à Lucerne pour me rendre à Munich avec quelques amis, à propos d'une exposition de peinture,—ne faisant qu'y passer,—je le priais de me dire s'il s'y trouvait en ce moment et s'il me permettait de venir le saluer.
De cette façon, il n'aurait pas la crainte de voir le dérangement se prolonger au delà d'une courte entrevue.
La lettre suivante me rassura tout à fait:
Madame,
Je suis à Lucerne et je n'ai pas besoin de vous dire combien je serai heureux de vous voir. Je voudrais seulement vous prier de prolonger un peu votre séjour à Lucerne, afin que la joie que vous m'accordez ne soit pas trop vite évanouie.
Je suppose que vous allez à Munich pour l'exposition de peinture; cependant, comme j'ai la prétention d'admettre qu'il vous serait agréable d'entendre quelques-unes de mes œuvres, j'ai à vous dire que les représentations de Tannhäuser, Lohengrin, Tristan et les Maîtres Chanteurs ont eu lieu au mois de juin, que le théâtre est fermé actuellement, et que l'Or du Rhin sera donné au plus tôt au 25 août, si tant est qu'on le donne.
Mais j'espère que ni la remise de l'exposition (1er avril) ni la fermeture du théâtre ne retarderont votre visite à Lucerne; bien au contraire, j'en attends la prolongation de votre séjour ici, et c'est en vous priant, Madame, de vouloir bien me faire savoir, par un mot, le jour de votre arrivée que je vous demande d'agréer l'expression de ma respectueuse reconnaissance.
RICHARD WAGNER.
Dans un échange de télégrammes, je m'étais assurée que le Maître accueillerait avec plaisir mes compagnons,—ses fanatiques disciples comme moi-même,—et nous nous étions mis en route. La nuit dernière, nous avions couché à Bâle, où il nous était arrivé une aventure qui nous avait vivement frappés. Arrivés le soir, nous avions voulu, après le dîner, visiter la ville malgré l'obscurité. Nous nous étions engagés dans des rues étroites que de rares réverbères éclairaient confusément; à peu près égarés, nous traversions des carrefours, des places, où nous apercevions de grandes fontaines, pour nous engager de nouveau dans des ruelles.
Nous avions fini par déboucher sur un vaste espace libre que le ciel éclairait un peu; un grondement profond et continu, assez effrayant, remplissait, ce qui nous fit avancer avec précaution.
Ce bruit formidable était produit par le Rhin, très large à cet endroit et qui traverse Bâle avec la fougue d'un torrent. Arrêtés au milieu du pont, penchés au-dessus du parapet, nous regardions ce fleuve d'encre s'enfuir dans la nuit en déchiquetant quelques reflets d'étoiles qu'il emportait aussitôt.... Il nous semblait qu'il voulût emporter le pont, emporter la ville.
Une large lune, rougeâtre comme une braise sous des cendres, monta, au-dessus des pignons et des silhouettes inégales des maisons riveraines. Elle laissa tomber dans le fleuve une traînée sanglante, que l'eau secoua et éparpilla follement.
Nous restions là, un peu étourdis par ce spectacle, quand, soudain, un chant se fit entendre, comme submergé par ce tumulte d'eaux, distinct et fort cependant. Est-ce que nous rêvions?... Ce chant, nous le connaissions bien: c'était celui des matelots du Vaisseau Fantôme.... Quoi! est-ce que le navire maudit venait errer la nuit sur ce fleuve innavigable?
Nous nous penchions vers l'eau noire, mais nous ne voyions rien. Les voix étaient toute proches, cependant: on eût dit que le navire invisible passait sous l'arche même du pont....
Nous étions singulièrement troublés, et, quand les voix se turent, nous nous éloignâmes sans vouloir approfondir le mystère, évitant de nous convaincre que quelque brasserie joyeuse, cachée dans un repli de la berge, abritait de braves Suisses, groupés autour de bocks mousseux, dont les voix sonores et pures nous avaient ainsi hallucinés.
Maintenant, tandis que le train roulait, nous repensions à cet épisode de notre pèlerinage et il nous semblait d'un heureux augure. Pour la première fois, nous avions pu écouter, avec un recueillement sans trouble, une page du Maître. A Paris, c'était toujours à travers un énervement fébrile, l'œil aux aguets, les poings fermés pour fondre sur les interrupteurs, que nous goûtions la musique nouvelle; hors de notre pays, la cause était donc gagnée, la musique de Richard Wagner déjà populaire?...
Les stations défilaient toujours, lentement, nous approchions pourtant de la dernière. Notre émotion croissait, dominée maintenant par la terreur sacrée. Nous cherchions parmi les Dieux de l'Art lequel nous paraissait plus grand que celui dont nous allions affronter la présence, lequel nous lui préférerions, s'il nous était donné de pouvoir choisir, dans le sublime Olympe des génies, celui que nous voudrions voir.
Homère, Eschyle, Dante, Gœthe, Beethoven?... Nous les nommions tous. Même le divin Shakespeare ne nous faisait pas hésiter: le nom de Wagner flamboyait plus haut, avec un éclat plus magique. C'était Apollon et c'était Orphée fondus en une seule lyre. Poète, musicien, philosophe,—que n'était-il pas, ce nouveau venu?
—Il est cubique! concluait Villiers.
—Emmenbrücke! crie un employé.
La dernière station est franchie: une demi-heure encore, et c'est Lucerne!
Maintenant nous déraisonnons, nous cherchons des noms nouveaux à Wagner, des titres flatteurs, comme ceux que l'histoire a conservés à quelques hommes célèbres:
—L'aigle du Righi.... Le cygne de Lucerne.... Le cygne nous paraît tout à fait heureux, à cause de Lohengrin; mais Villiers trouve que le plagiat trop naïf: «Le cygne de Cambrai ... Le cygne de Lucerne....» Il cherche une variante, et, après un moment, jeta triomphalement celle-ci:
—Le palmipède de Lucerne!
Un fou rire détendit un peu nos nerfs. Mais le train siffla, et notre battement de cœur reprit.
Echevelé par le vent, penché hors de la portière, Villiers regardait. Il était impossible qu'on n'aperçût pas, au-dessus de la ville qui recélait une telle lumière, quelque glorieux flamboiement; sans nul doute, même en plein midi, une étoile resplendissante signalait aux bergers pieux la nouvelle Bethléem....
On entrait en gare.
Brusquement, Villiers, tout pâle, les yeux écarquillés, se rejeta sur la banquette, en s'écriant:
—Le palmipède!...