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III

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Nous voici, à notre tour, au bord du lac des Quatre-Cantons, sur l'embarcadère, qu'assiège tout un vol de voiles blanches à demi pliées.

Quel paysage! Quel décor! Que c'est bien là le cadre qui convient!

Le lac, si pur, si clair, qui semble un bloc immense de cristal bleu, un saphir liquide, fuit à perte de vue entre les coulisses formées par les montagnes. D'un côté, le mont Pilate, d'un gris violacé de nuée d'orage, âpre, aride, déchiquette, sur le ciel, son faîte rocheux qui accroche les nuages; de l'autre, le Righi verdoyant ondule, hérissé de sapins sombres qu'interrompent de claires pelouses, des clairières d'un vert tendre, et au delà, troubles, brumeuses, irréelles, s'estampent vaguement les dentelures des Alpes....

Nous faisons choix d'un batelier et nous crions triomphalement:

—A Tribschen!

D'un coup de gaffe, l'homme nous éloigne de la rive, puis il déploie sa voile.

Maintenant, c'est la ville que nous voyons, la vieille Lucerne qui étage, sur les collines, ses maisons inégales, ses nombreux clochers, ses bastions hors de service, au-dessus de l'étroit pont de bois, si étrange, mais que nous avons à peine regardé tout à l'heure en le traversant. Il double à présent les festons de ses arches rustiques dans l'eau bleue du lac.

Mais c'est l'autre horizon seul qui nous intéresse, là-bas, ce mince promontoire, qui s'avance en pente douce, fermant à demi le passage; c'est vers cette pointe que la brise pousse tout doucement notre voile gonflée, c'est là Tribschen, le domaine de Richard Wagner.

Un cygne vogue sur le lac: de sa poitrine neigeuse il fend majestueusement l'eau claire, et nous croyons bien voir entre ses ailes la chaîne d'or qui l'attelle à la nacelle de Lohengrin. Pour nous, le frais Righi, c'est le mont Salvat: le temple du Graal doit se cacher, par là, derrière les végétations jalouses; et nous cherchons, au sommet du Pilate, le portail géant du divin Walhalla.

Mais le promontoire se rapproche; nous distinguons les minces peupliers qui se dressent à sa pointe extrême, puis les arbres et les buissons touffus qui s'échelonnent, et voici que dans l'entrebâillement des branches apparaît l'angle du toit et toute une fenêtre de la maison.

Nous arrivons. La barque s'enfonce sous un petit hangar soutenu par des pilotis.

Avec quelle émotion nous prenons pied sur ce sol sacré!

Pas de porte, pas de clôture, aucune limite à ce jardin: le lac, les collines, les forêts, les Alpes, le monde semblent en faire partie; et comme cela plaît à notre jeune enthousiasme, comme cela est juste et prophétique, puisque le monde deviendra en effet le domaine de celui qui habite là!

Une pente douce monte vers la maison, qui nous apparaît au delà d'une vaste pelouse. Elle est toute simple, toute grise, longue et peu haute, sous son toit de tuiles aux rougeurs éteintes; au milieu, un double perron de sept ou huit marches, qu'accompagne une rampe de fer, conduit au salon.

Nous avançons lentement, émus, recueillis, comme au seuil d'un temple! On nous a vus, sans doute, car le Maître paraît à la porte du salon et descend les marches; un grand terre-neuve noir bondit près de lui.

D'un air à la fois cérémonieux et enjoué, Wagner nous fait entrer.

Une jeune femme, grande, mince, d'un visage noble et distingué, aux yeux bleus, au frais sourire, sous une magnifique chevelure blonde, est debout au milieu du salon, entourée de quatre fillettes, dont une toute petite.

—Madame de Bülow, qui a bien voulu venir me voir avec ses enfants, dit le maître.

Après un échange de sympathiques poignées de mains, elle nous dit les noms des enfants: qui lèvent sur nous de grands yeux ébahis.—Senta, Elisabeth, Isolde et Éva.—Nous reconnûmes dans le choix de ces marraines, toutes prises parmi les héroïnes de Wagner, un enthousiasme fanatique, pareil au nôtre, qui chassa, entre cette mère charmante et nous, toute gêne.

On nous présenta ensuite les chiens: le grand terre-neuve, Rouzemouk—«Russ», dans l'intimité—et Cos, un carlin gris de fer appartenant à madame de Bülow.

—Je m'appelle Cosima, nous dit-elle, et, dans mon entourage, on avait pris la mauvaise habitude, qui m'horripilait, de m'appeler «Cos». J'ai donné ce nom à mon chien, et, depuis, on n'ose plus m'appeler autrement que Cosima.

Et la causerie s'engage, heureuse, vive, ardente, le Maître presque aussi joyeux que les disciples; et nous avons tant de choses à nous dire!...

Wagner parle le français mieux que très bien: il le parle correctement, mais à sa manière, avec des libertés et des audaces. Quand il ne trouve pas un mot pour rendre sa pensée ou que ce mot lui paraît ne pas exister, il le crée, et toujours si clair et si logique qu'on n'hésite pas à le comprendre. Il nous parle de Paris, où il a beaucoup souffert et qu'il a beaucoup aimé, et, sans amertume, de la grande bataille de Tannhäuser, dont nous avons, nous, tant de honte pour notre pays. Il y a gagné, dit-il, un groupe de chauds partisans qui le consolent de la défaite: ceux qui l'aiment, à Paris, l'aiment mieux et plus que ses admirateurs d'Allemagne. Le Français, plus vibrant, plus expansif, quand il comprend, comprend d'emblée, et la ferveur de son enthousiasme est réconfortante. Le public allemand, lui, est patient, paisible, il absorbe consciencieusement ce qu'on lui présente, mais manifeste très peu son sentiment: rien de plus froid, de plus morne, que certaines salles de spectacle, où des dames en robes de laine emplissent les loges.

—Et, pour ne pas perdre leur temps au théâtre, s'écrie le Maître avec indignation, elles y apportent leur tricotage!...

Avec une curiosité respectueuse, nous regardons, autour de nous, l'intérieur du temple, dont la somptuosité grave et enveloppante contraste si vivement avec la simplicité grise de l'extérieur. Le salon est assez vaste; il occupe tout un angle de la maison et ses fenêtres s'ouvrent sur deux parois. Il baigne dans une pénombre chaude et reposante, entre ses murs recouverts d'un cuir fauve traversé d'arabesques d'or; un épais tapis étouffe les pas; les fenêtres sont drapées de lourdes portières de velours, dont les plis traînants s'amassent sur le sol. Un magnifique portrait de Beethoven domine le grand piano à queue, il est placé en face d'une glace qui le reflète, et, sur les deux autres panneaux, Gœthe et Schiller se font vis-à-vis. Au plafond pend une lampe de bronze. Un large divan de damas pourpre s'adosse à la muraille, et des fauteuils moelleux et commodes se groupent çà et là.

—Venez voir ma galerie! dit Wagner, avec un sourire qui raille ce titre ambitieux.

Une large baie fait communiquer le salon avec une pièce étroite et longue, toute tendue de velours violet, sur lequel s'enlève la douce blancheur de statuettes en marbre. Ce sont les héros des œuvres du Maître: Tannhäuser faisant vibrer la lyre et entonnant l'hymne passionnée qui glorifie Vénus; Lohengrin, pareil à un archange, tirant son épée pour défendre l'innocence; le chevalier Tristan, qui croit boire la mort et vide la coupe où bouillonne le philtre d'amour; Walther du Pré des Oiseaux, et le dernier né, le jeune et téméraire Siegfried, tenant entre ses doigts l'anneau fatal!...

Des panneaux, don du roi Louis de Bavière, retracent quelques scènes des Nibelungen. Dans une niche, un bouddha doré, puis des brûle-parfums chinois, des coupes ciselées, toutes sortes d'objets précieux et rares. Dans un coin, deux guéridons recouverts de vitres qui protègent des essaims de papillons magnifiques, aux grandes ailes d'azur et de pourpre.

—Cette collection de papillons vient de l'Exposition universelle de Paris, dit le Maître, en riant. Voilà ce qu'un artiste a trouvé le plus à son goût, au milieu de l'amas des productions dues à l'effort prodigieux du travail de l'humanité....

Revenus dans le salon, notre causerie se prolonge, sans contrainte. Le Maître nous éblouit par le charme de sa parole, sa verve, sa gaîté, son esprit incomparables.

Il nous semble, néanmoins, qu'il est temps de nous retirer. Nous avons débarqué à Tribschen vers cinq heures, maintenant le jour s'assombrit: il doit être tard, c'est l'heure du dîner, et nous avons la plus grande peur d'être indiscrets et gênants.

Mais, devant notre mouvement de retraite, on se récrie avec une si sincère cordialité, on nous retient avec une insistance si affectueuse, que nous nous rasseyons, tout heureux. Les enfants disent bonsoir à tout le monde et vont se coucher. On apporte des lampes et le temps s'écoule délicieusement....

Et pourtant, ô honte! nos estomacs en détresse nous tiraillent et nous reprochent de les oublier par trop. Avant de quitter Bâle, ce matin, nous avons déjeuné, trop tôt et sommairement. Il y a joliment longtemps!

Notre hôte ne nous a pas invités à dîner.... Cependant, puisqu'il nous retient!... Il paraît que l'on dîne tard à Tribschen....

Vers neuf heures, la porte s'ouvre, un domestique s'avance: enfin!...

Non!... il porte un plateau!... c'est le thé, accompagné de fallacieux biscuits secs....

Nous échangeons des regards rieurs. Bah! qu'est-ce que cela fait? Nous souperons à l'hôtel....

A onze heures et demie, il faut bien s'en aller. Mais comment? par le lac?... est-ce qu'on trouve encore des barques?

—Non, non, par terre: la voiture est attelée, dit Wagner; on va vous reconduire.

De l'autre côté de la maison, sur le seuil du vestibule, les adieux se prolongent. On nous fait promettre de revenir le lendemain, mais de meilleure heure, pour pouvoir nous promener dans le jardin et voir un peu la campagne....

A travers l'inconnu et la nuit noire nous roulons maintenant, tout illuminés de joie.

—Dans la voiture de Wagner!... est-ce que c'est possible? s'écrie Villiers en caressant les coussins.

Et nous parlons tous à la fois, reprenant chaque détail de cette journée inoubliable.

Pourtant la faim nous tracasse de plus en plus: quel souper tout à l'heure, à l'hôtel du Lac!...

Un garçon somnolent se lève de son lit de camp pour nous ouvrir la porte.

—Peut-on manger? lui crions-nous.

Ce n'est pas son affaire: il n'en sait rien, se recouche et ronfle.

Nous voilà errant par l'hôtel, tournant les boutons de portes fermées à clé, nous pendant aux sonnettes: rien! le silence, la solitude, le sommeil.... Eh bien, nous voulions affronter le martyre pour la cause que nous défendions: est-ce que nous allons nous plaindre pour un jour de jeûne?... Oh! non!... Puisqu'on ne peut l'éviter, cette épreuve nous plaît, à présent; elle nous semble juste et symbolique: l'estomac vide, nous écouterons mieux chanter la joie de notre cœur, l'ivresse de notre esprit.... Très heureux, nous nous couchons, espérant revoir en rêve, là-bas, sur le lac bleu, le promontoire sacré où nous retournerons demain....

Le collier des jours: Le troisième rang du collier

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