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LETTRE CCCLXXVII

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À M. MURRAY

Ravenne, 7 juin 1820.

«Vous trouverez ci-joint quelque chose qui vous intéressera, l'opinion du plus grand homme de l'Allemagne-peut-être de l'Europe-sur un des grands hommes de vos prospectus (tous fameux fiers-à-bras, comme Jacob Tonson avait coutume de nommer ses salariés); – bref, une critique de Goëthe sur Manfred. Vous avez à-la-fois l'original et deux traductions, l'une anglaise, l'autre italienne; gardez tout dans vos archives, car les opinions d'un homme tel que Goëthe, favorables ou non, sont toujours intéressantes, – et le sont beaucoup plus quand elles sont favorables. Je n'ai jamais lu son Faust, car je ne sais pas l'allemand; mais Mathieu Lewis-le-Moine, en 1816, à Coligny, en a traduit la plus grande partie viva voce40, et naturellement j'en fus très-frappé: mais c'est le Steinbach, la Yungfrau et autres choses pareilles qui me firent écrire Manfred. La première scène, néanmoins, et celle de Faust, se ressemblent beaucoup. Accusez réception de cette lettre.

»Tout à vous à jamais.

»P. S. J'ai reçu Ivanhoe; – c'est bon. Envoyez-moi, je vous prie, de la poudre pour les dents et de la teinture de myrrhe de Waite, etc. Ricciardetto41 aurait dû être traduit littéralement, ou ne pas l'être du tout. Quant au succès de Whistlecraft, il n'est pas possible; je vous dirai quelque jour pourquoi. Cornwall est un poète, mais gâté par les détestables écoles du siècle. Mrs. Hemans est poète aussi, – mais trop guindée et trop amie de l'apostrophe, – et dans un genre tout à-fait mauvais. Des hommes sont morts avec calme avant et après l'ère chrétienne, sans l'aide du christianisme; témoins les Romains, et récemment Thistlewood, Sand et Louvel: – «hommes qui auraient dû succomber sous le poids de leurs crimes, même s'ils avaient cru.» Le lit de mort est une affaire de nerfs et de constitution, et non pas de religion. Voltaire s'effraya, et non Frédéric de Prusse: les chrétiens pareillement sont calmes ou tremblans, plutôt selon leur force que selon leur croyance. Que veut dire H*** par sa stance! qui est une octave faite dans l'ivresse ou dans la folie. Il devrait avoir les oreilles frappées par le marteau de Thor pour rimer si drôlement.»

Note 40: (retour) De vive voix.

Note 41: (retour) Poème de Fortiguerra.

Ce qui suit est l'article tiré du Kunst und Altertum42 de Goëthe, renfermé dans la lettre précédente. La confiance sérieuse avec laquelle le vénérable critique rapporte les créations de son confrère en poésie à des personnes et à des événemens réels, sans faire même la moindre difficulté pour admettre un double meurtre à Florence, et donner ainsi des bases à sa théorie, offre un exemple plaisant de la disposition, prédominante en Europe, à peindre Byron comme un homme de merveilles et de mystères, aussi bien dans sa vie que dans sa poésie. Ce qui a sans doute considérablement contribué à donner de lui ces idées exagérées et complètement fausses, ce sont les nombreuses fictions qui ont dupé le monde sur le compte de ses voyages romanesques et de ses miraculeuses aventures dans des lieux qu'il n'avait jamais vus43; et les relations de sa vie et de son caractère, répandues sur tout le continent, sont à un tel point hors de la vérité et de la nature, que l'on peut mettre en question si le héros réel de ces pages, l'homme de chair et de sang, – l'esprit sociable et pratique, enfin le Lord Byron Anglais, avec toutes ses fautes et ses actes excentriques, – ne risque pas de ne paraître, aux imaginations exaltées de la plupart de ses admirateurs étrangers, qu'un personnage ordinaire, non romantique, mais prosaïque.

Note 42: (retour) L'art et l'antiquité.

Note 43: (retour) De ce genre sont les relations pleines de toute sorte de circonstances merveilleuses touchant sa résidence dans l'île de Mitylène, ses voyages en Sicile et à Ithaque avec la comtesse Guiccioli, etc., etc. Mais le plus absurde, peut-être, de tous ces mensonges, c'est l'histoire racontée par Fouqueville sur les religieuses conférences du poète dans la cellule du père Paul à Athènes; c'est la fiction encore plus déraisonnable que Rizo s'est permise, en donnant les détails d'une prétendue scène théâtrale qui eut lieu (suivant ce poétique historien) entre Lord Byron et l'archevêque d'Arta, à la tombe de Botzaris, à Missolonghi. (Note de Moore.)

OPINION DE GOETHE SUR MANFRED

«La tragédie de Byron, intitulée Manfred, a été pour moi un phénomène surprenant, qui m'a très-vivement intéressé. Ce poète, d'un caractère intellectuel si extraordinaire, s'est approprié mon Faust, et en a tiré le plus vif aliment pour son humeur hypocondriaque. Il a fait usage des principaux ressorts suivant son propre système, pour ses propres desseins, en sorte qu'aucun d'eux n'est resté le même, et c'est particulièrement sous ce rapport que je ne puis assez admirer son génie. Le tout a, de cette manière, pris une forme si nouvelle, que ce serait une tâche intéressante pour la critique que de remarquer, non-seulement les changemens que l'auteur a faits, mais leur degré de ressemblance ou de dissemblance avec le modèle original: à propos de quoi je ne puis nier que la sombre ardeur d'un désespoir illimité et excessif finit par nous fatiguer. Cependant le mécontentement que nous ressentons est toujours lié à l'estime et à l'admiration.

»Nous trouvons ainsi dans cette tragédie la quintessence du plus merveilleux génie né pour être son propre bourreau. Lord Byron, dans sa vie et dans sa poésie, se laisse difficilement apprécier avec justice et équité. Il a assez souvent avoué ce qui le tourmente. Il en a fait plusieurs fois le tableau; et à peine éprouve-t-on quelque compassion pour cette intolérable souffrance, que sans cesse il rumine laborieusement. Ce sont, à proprement parler, deux femmes dont les fantômes l'obsèdent à jamais, et qui, dans cette pièce encore, jouent les principaux rôles, – l'une sous le nom d'Astarté, l'autre sans forme ou plutôt absente, et réduite à une simple voix. Voici l'horrible aventure qu'il eut avec la première. Lorsqu'il était un jeune homme hardi et entreprenant, il gagna le coeur d'une dame florentine. Le mari découvrit cet amour, et assassina sa femme; mais le meurtrier fut la même nuit trouvé mort dans la rue, et il n'y eut personne sur qui le soupçon put se fixer. Lord Byron s'éloigna de Florence, et ces spectres l'obsédèrent désormais toute sa vie.

»Cet événement romanesque est rendu fort probable par les innombrables allusions que le poète y fait dans ses oeuvres; comme, par exemple, lorsque tournant sur lui-même ses sombres méditations, il s'applique la fatale histoire du roi de Sparte. Or voici cette histoire: – Pausanias, général lacédémonien, acquiert beaucoup de gloire par l'importante victoire de Platée, mais ensuite perd la confiance de ses concitoyens par son arrogance, par son obstination, et par de secrètes intrigues avec les ennemis de son pays. Cet homme porte avec lui un crime qui pèse sur lui jusqu'à la dernière heure: il a versé le sang innocent; car, lorsqu'il commandait dans la mer Noire la flotte des Grecs confédérés, il s'est épris d'une violente passion pour une jeune fille byzantine. Après avoir éprouvé une longue résistance, il l'obtient enfin de ses parens, et la jeune fille doit lui être livrée le soir même; elle désire par modestie que l'esclave éteigne la lampe, et tandis qu'elle marche à tâtons dans les ténèbres, elle la renverse. Pausanias se réveille en sursaut, dans la crainte d'être attaqué par des assassins, – il saisit son épée, et tue sa maîtresse. Cet horrible spectacle ne le quitte plus. L'ombre de cette vierge le poursuit sans cesse, et il appelle en vain à son aide les dieux et les exorcismes des prêtres.

»Certes, un poète a le coeur déchiré quand il choisit une telle scène dans l'antiquité, qu'il se l'approprie, et en charge son tragique portrait. Le monologue suivant, qui est surchargé de tristesse et d'horreur pour la vie, devient intelligible à l'aide de cette remarque. Nous le recommandons comme un excellent exercice à tous les amis de la déclamation. Le monologue d'Hamlet semble là s'être encore perfectionné44

Note 44: (retour) Suit la citation de ce monologue.

Œuvres complètes de lord Byron, Tome 12

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