Читать книгу Les chroniques de Georges Courteline dans "les Petites nouvelles" - Georges pseud Courteline - Страница 4
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Il nous en arrive une bonne.
Les habitants de Passy et de Grenelle, éprouvant le désir de voir courir des chevaux,–c’est une distraction comme une autre pour les gens qui n’ont rien à faire,–députèrent ces jours-ci, au gouvernement, plusieurs notables commerçants du quartier, en vue d’obtenir que le Champ de Mars fût converti en champ de courses. M. Waldeck-Rousseau, ministre de l’intérieur, prit immédiatement la parole, et, toujours aimable, se déclara trop heureux de pouvoir acquiescer à un semblable désir.
–Messieurs, dit-il, c’est le Champ de Mars que vous demandez; eh bien, je vous en fais cadeau pour vos œufs de Pâques. Je vous le donnerais bien tout de suite, malheureusement je ne l’ai pas sur moi, et vous aurez la peine d’aller le prendre vous-mêmes. Vous trouverez bien tout seuls, n’est-ce pas? C’est à une demi-heure d’ici, entre la Seine et l’Ecole-Militaire.
*
Les délégués de Passy et de Grenelle, avec force remerciements, s’apprêtaient déjà à filer, quand M. le ministre de la guerre les arrêta sur le seuil de la porte.
–Messieurs, dit-il avec sa rude franchise d’ancien militaire, inutile de tant vous presser. Mon collègue est trop généreux; on voit bien que ça ne lui coûte rien.
–Comment cela, exclama M. Waldeck-Rousseau?
–Parfaitement, reprit son interlocuteur, le Champ de Mars m’appartient en propre, c’est M. Grévy qui me l’a donné, et je serai très obligé à ces messieurs de n’y pas toucher le moins du monde vu que je le trouve très bien comme il est.
M. Waldeck-Rousseau haussa légèrement les épaules:
–Voilà, ma foi. une étrange prétention; le Champ de Mars est ma propriété et je prétends en disposer comme bon me semble.
–Il est à moi, et ces messieurs ne l’auront pas!
–Ilest à moi et ces messieurs peuvent dès maintenant en user à leur convenance!
Les deux hommes se levèrent et, pâles de rage, s’avancèrent l’un sur l’autre, tandis que “ces messieurs, ” absolument abasourdis et se confondant en excuses, répétaient sur des tons divers:
–Mon Dieu! mon Dieu, quel ennui!... Une semblable discussion... Nous sommes vraiment désolés... Si noua avions pu supposer que nous vous causerions un pareil dérangement, etc., etc.
Avec tout cela, comme deux ministères revendiquent la propriété du Champs de Mars, il y a tout lieu de penser qu’il n’appartient ni l’un ni à l’autre.
Alors à qui appartient-il? Peut-être à moi.
Il faudra que j’en aie le cœur net et que je voie cela en rentrant.
*
Ces désaccords, résultats directs d’une administration que, selon le cliché, toute l’Europe nous envie, sont beaucoup plus fréquents qu’on serait porté à le croire, et je citerai à ce sujet, une impayable histoire de guérite, qui s’est passée, il y a quelques années, dans une petite ville de province, assez voisine de Paris.
Cette petite ville, chef-lieu de brigade militaire depuis des temps immémoriaux, possédait entr’autres curiosités, un général, un factionnaire et une guérite. Il arriva, par suite d’une décision ministérielle, que le général commandant reçut son changement de résidence, et s’en alla, emportant son factionnaire. La guérite demeura seule, servant de refuge aux chiens perdus, et s’ennuyant à en périr, dans une rue où, bon an mal an, il ne passait pas quinze personnes.
Cet état de choses dura deux ans, après quoi, le conseil municipal s’aperçut tout à coup que cette inutile baraque gênait horriblement la circulation publique. Il s’en émut, chercha un moyen, et c’est ainsi qu’un beau matin le maire arriva en personne chez le colonel du régiment de dragons garnisonné dans la petite ville.
–Mon colonel, dit ce magistrat, il faudrait pourtant se décider à débarrasser le trottoir de la guérite du général. Elle encombre et elle ne sert à rien.
–Je ne vois pas bien, répondit le colonel, en quoi elle encombre tant que ça. Si cependant, il en est ainsi, vous pouvez faire une chose bien simple, c’est de la démonter et de la jeter au feu.
–Le conseil est beaucoup trop bon, mon colonel, pour que vous n’en profitiez pas, car la guérite vous appartient de droit, en tant que fourniture militaire.
–C’est absolument ce qui vous trompe; la propriété en revient à la ville.
–Je vous demande pardon.
–Moi aussi.
Et cette lutte de générosité se prolongea pendant trois heures, au bout desquelles le colonel, naturellement impatient, trancha net la discussion en flanquant le maire à la porte.
*
Le cas était beaucoup trop grave pour que le con seil municipal pût se résigner à se tenir pour battu: une double pétition fut donc adressée au ministère de l’intérieur au ministère de la guerre, revêtue de nombreuses signatures, et exposant les multiples calamités qui résulteraient pour la ville du maintien de la guérite abandonnée. Les deux administrations étudièrent l’affaire plusieurs mois, discutèrent le pour et le contre, entrèrent dans les considérations les plus abstraites et, finalement, tombèrent d’accord pour déclarer que ça ne les regardait ni l’une ni l’autre.
La guérite en riait comme une bête.
Bref, après des années entières-de pourparlers, de luttas et de démarches, la baraque fut définitivement enlevée et transportée dans un chantier municipal, où elle s’émiette, s’effondre peu à peu, et termine sa noble carrière dans une pourriture mélancolique.
Vous concluez peut-être de ce dénoûment que la question a été tranchée? Ah! bien, oui! Si la petite ville a pris la lourde charge de donner l’hospitalité, sur ses terrains, à la guérite du général, croyez bien qu’elle en reçoit la juste récompense. Elle émarge au budget de la guerre, pour une somme de VINGT sous par an, qui lui est généreusement et scrupuleusement ordonnancée pour le remboursement de ses frais d’entretien.
Et le jour où cette indemnité ne sera pas soldée jusqu’au dernier centime, la magistrature française aura vraiment de l’agrément.
Vous pouvez m’en croire sur parole.