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III

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Jules Moinaux, dont les étincelantes revues judiciaires concourrent depuis si longtemps et dans une si large part à la fortune du Charivari, nous dévoile un petit incident, extrêmement original et neuf, qui vient de se passer à Ploermel, en Bretagne.

Cette petite ville, illustrée par la musique de Meyerbeer, est dotée d’une population dont le nombre se chiffre par quelques centaines d’habitants; d’une gendarmerie composée d’un gendarme, d’un brigadier et d’un maréchal-des-logis; d’une sous-préfecture composée du sous-préfet et du portier du sous-préfet; d’un tribunal composé d’un président et de deux juges, et d’un barreau exclusivement composé d’un seul membre: Me Allain, pour ne pas le nommer.

Ce jeune homme pourrait, s’il le voulait, personnifier à merveille le type de l’avocat, en passant successivement, dans une même cause, d’un côté à l’autre de la barre, en défendant avec autant de conviction et de feu le bon droit de deux parties adverses dont il ferait ensuite ressortir l’inanité et le non-fondé des plaintes; en devenant enfin, son propre adversaire et en se collant lui-même au mur par des arguments aussi triomphants et irréfutables qu’ils seraient coulés bas cinq minutes après. Il arriverait ainsi à une merveilleuse habileté dans l’art de retourner les gants et embellirait rapidement son existence qui n’est précisément pas pavée de louis d’or.

Il ne le fait pas cependant, et pour deux raisons. La première c’est que s’il est pauvre il est honnête; la seconde c’est que, quoi qu’il fasse, il ne peut venir à bout de plaider, même d’un seul côté de la barre.

Je m’explique.

*

Personne n’ignore que, pour rendre un arrêt, un tribunal doit être composé de trois membres, et que dans le cas où l’un des juges fait défaut, il est remplacé aussitôt par un avocat au choix, désigné par le président.

Or, dans ce dernier cas–Me Allain étant le seul avocat du barreau de Ploermel–comme dit le vulgum pecus, y a pas d’erreur, et c’est toujours son tour.

C’est si bien toujours son tour que le pauvre gar çon, en moins de quatre ans, a fait fonctions de juge près de quatre cents fois, c’est-à-dire que, toutes pro portions établies, déduction faite des dimanches, jours " fériés, vacances du jour de l’an, vacances de Pâques, grandes vacances, etc., il a siégé à lui tout seul un peu plus que les trois magistrats réunis, lesquels, à tour de rôle, éprouvent le légitime besoin d’aller pêcher des ablettes ou des brèmes et d’aller voir si le printemps s’avance dans les campagnes chères à feu Brizeux.

Ce choix, qui ne se renouvelle jamais, est extrême ment flatteur pour le jeune avocat; malheureusement il laisse à désirer au point de vue lucratif; les fonc tions de juge par occasion n’étant aucunement rétri buées. Me Allain a naturellement fini par s’en lasser, en sorte que, ces jours derniers, s’avançant devant le tribunal pour y présenter une défense quelconque, et ayant entendu le président lui dire: “Maître Allain, mon honorable assesseur, M. X..., étant resté chez lui pour se purger, vous allez avoir le plaisir de vous installer à ma droite et de le remplacer dans ses hautes fonctions ", dame! il s’est fâché tout rouge, a déclaré qu’il en avait assez et que, cette fois, il ne siègerait pas.

–Maître Allain, lui dit le président, que vous veuilliez ou que vous ne veuilliez pas, c’est exactement le même prix. Je vous fais sommation de siéger auprès de moi; de par la loi, qui vous y oblige.

–Monsieur le président, répondit l’avocat, si la loi m’y oblige, c’est une autre histoire; qu’on aille chercher le seul gendarme de Ploermel pour qu’il me traîne de force près de vous.

*

Les choses n’allèrent pas aussi loin; on n’alla pas déranger pour si peu la gendarmerie de Ploermel, mais maître Allain fut condamné séance tenante à une suspension d’un mois, laquelle vient d’être réduite de moitié en appel.

Et voilà un pauvre diable qui, après avoir, pendant près de quatre années, jeté à contre-cœur, sur la paille des cachots, des gens que sa mission le portait quand même à innocenter, se trouve à l’heure qu’il est dans cette situation exceptionnelle, qu’il est ensemble batonnier, avocat, conseil de l’ordre, juge, président et, pour en finir, rien du tout.

Mais c’est le tribunal qui s’amuse!

Pensez donc: plus d’avocat, partant plus de juge, et c’est, pour les trois magistrats, la faculté d’aller pêcher des brèmes, d’attendre le printemps à la gare, ou de se purger pendant quinze jours de suite, sans que personne ait le droit de rien dire.

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