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L’INCENDIE

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C’est chose rare, à Montréal, qu’un incendie. Aussi, venait-on de toutes parts et les détails commençaient à se donner plus nombreux, plus précis. La maison en flammes était la propriété d’un Canadien français, qui en avait fait une sorte d’hôtel, sinon luxueux, du moins très confortable.

Le feu avait éclaté à l’heure du dîner, ce qui fut un bonheur. En effet, habitants et voyageurs, se trouvant réunis dans les grandes salles du rez-de-chaussée, n’eurent pas de peine à s’échapper. Le bruit courait, cependant, que des malheureux étaient restés prisonniers.

C’est ce que Frédéric et Charlemagne avaient déjà entendu dire.

Quelles étaient ces personnes et combien étaient-elles? Seul, le patron de l’hôtel aurait pu donner ces renseignements; mais le pauvre homme, atterré devant le désastre perdait absolument la tête.

On réussit enfin à le faire parler.

— Oui... Des Français... Ils étaient deux... le père et la petite fille. La mère est morte dernièrement. Sauvez-les... Ils sont de l’autre côté...

Les sauver!... La chose paraissait impossible, maintenant. Successivement, les flammes avaient envahi toutes les pièces. Le dernier étage seul n’était pas encore leur proie.

A chaque minute, un bruit de vitres cassées retentissait. Toutes les fenêtres éclataient sous la pression de la chaleur. Soudain, tout en haut, un buste d’homme surgit. On l’entendit appeler au secours.

— Là, faisait-on, là un homme.

— C’est lui, dit le patron de l’hôtel. C’est lui! Il aura traversé les pièces embrasées.

L’incendie gagnait, prenant possession de toute la maison.

Déjà les propriétés voisines étaient évacuées et les pompiers s’occupaient à faire la part du feu.

Un second cri de détresse partit de l’étage supérieur. Les hommes hésitaient devant la folie d’une tentative de sauvetage. Les flammes montaient de toutes parts, resserraient leur étreinte autour de la maison.

— A nous, Charlemagne! s’écria Marcel.

Les cinq amis, profitant du moment d’hésitation qu’ils avaient deviné chez les sauveteurs, s’emparèrent de l’échelle et la disposèrent le long du mur.

— C’est de la folie, disait-on, la toiture va s’écrouler: ils vont à une mort certaine.

La police, prévenant le danger, écartait la foule.

Une corde enroulée autour du torse, Marcel escalada rapidement les barreaux, suivi de Charlemagne. En bas, Hugues, Raymond et Frédéric aidaient à la manœuvre des pompes. Un terrible silence régnait, provoqué par la témérité des deux jeunes gens. Le continuel crépitement du bois et le sourd ronflement des pompes étaient les seules notes que l’on pût percevoir.

Marcel arrivait au premier étage lorsque, suffoqué par la fournaise, aveuglé par la fumée, il dut s’arrêter une seconde. Charlemagne, derrière lui, le heurta. Cette secousse le rappela à la situation et il continua son ascension.


Parvenu au deuxième étage, il se cramponna à l’échelle pour ne pas tomber. Un tourbillon de flammèches, une nuée d’étincelles l’environnaient, en même temps que l’eau, dirigée autour de lui, s’aplatissait sur le mur, éclaboussait l’échelle et augmentait encore les difficultés de sa tâche.

En bas, on leur criait: «Descendez! descendez!» Il entendait distinctement ces rumeurs et, les yeux clos, désespéré, il se décidait à renoncer, lorsqu’un appel rauque et déchirant lui vint de l’étage au-dessus.

— A moi! A moi!

Un lourd silence planait sur la foule. Tous les regards se portaient sur ces deux êtres, qui montaient, montaient encore. Tantôt ils disparaissaient dans un nuage noir, enveloppés dans une écharpe de crêpe; tantôt leurs corps se détachaient brusquement sur un fond pourpre et sanglant.

Ce dernier cri de désespoir avait galvanisé les forces de Marcel. Tête baissée, embrassant l’échelle entre ses bras serrés, il montait à la mort, il montait quand même. Tout à coup, il ouvrit les yeux; il était arrivé, Cramponné à la fenêtre, dans la pièce en feu, un homme était là, les yeux hagards, la bouche tordue. Dès qu’il aperçut Marcel, il fit un effort. Il hissa dans ses bras un être inerte, qu’il tenait sur sa poitrine, lui faisant un rempart contre les flammes de son propre corps, et le tendit à Marcel, en lui disant: «Sauvez-la!»

Tout ce drame se passait en quelques secondes, qui parurent des siècles. Marcel enroula vivement sa corde autour de l’enfant, la prit dans ses bras et la passa à Charlemagne. Tous deux laissèrent filer la corde entre leurs mains jusqu’à ce qu’une secousse les avertît que la petite était sauvée. Comme Charlemagne se préparait à faire le deuxième sauvetage, il vit son ami fléchir, lâcher prise et battre l’air de ses deux mains. L’émotion, le danger, la fatigue avaient épuisé ses forces: il venait de perdre connaissance. L’empoignant avec vigueur, Charlemagne le chargea sur son dos et ne s’occupa plus que de descendre. Enfin, il mit pied à terre. Au même instant, la toiture s’écroulait, entraînant dans sa chute le malheureux père, qui n’avait pu s’échapper.

Sauveteur et sauvée, tous deux évanouis, furent aussitôt mis sur un traîneau, qui se dirigea à grande allure vers le palais. De son côté, Hugues courait chez madame Doris et la priait de venir.


L’air vif, qui le fouettait au visage, ne tarda pas à ranimer Marcel. Il reprit connaissance au moment où le traîneau stoppait à leur porte.

— Et la petite? dit-il subitement.

— Raymond la tient dans ses bras, lui répondit Frédéric. Nous allons l’installer dans la grande chambre.

— Et Charlemagne?

— Il est là, fit le bon gaillard avec un heureux sourire.

— Je suis encore tout étourdi. Je ne te voyais pas.

Raymond, toujours chargé de son délicat fardeau, pénétra dans la maison et gravit l’escalier. Charlemagne et Frédéric soutenaient Marcel, un peu chancelant.

Dès que la petite fut étendue, Raymond partit à la recherche du docteur Berner, leur médecin. Frédéric, qui poursuivait à Montréal ses études médicales, se rendit auprès de l’enfant. Le pouls était très faible et la respiration se faisait à peine remarquer par un imperceptible gonflement des narines. L’enfant, tout en étant imprégnée de l’âcre odeur de l’incendie, ne portait sur elle aucune trace de brûlures.

— C’est un miracle, dit Frédéric à ses amis, qu’elle ne soit pas plus atteinte.

— Non, ce n’est pas un miracle, Frédéric, lui répondit Marcel, c’est la volonté acharnée de son père. Mais ce malheureux, savez-vous ce qu’il est devenu?

— Hélas!

— Pauvre petite!

La bonne voix de Charlemagne murmura:

— Je n’ai pas eu le temps de remonter... Et puis, tout seul, je n’aurais pas pu! Sans toi, Marcel, elle y serait restée.

— Hé bien! Et toi? Crois-tu que tu n’as rien fait? Toi. qui m’as sauvé par-dessus le marché !

— Oh! Sauvé !

— Ma parole! Tu en as l’air honteux.

— Je t’ai suivi, voilà tout.

— Mon bon vieux, dit brusquement Marcel, la voix étranglée par l’émotion, entre nous, tu sais? c’est à la vie, à la mort.

— Mon bon Marcel!

— Et, comme nous avons vu la mort de près, j’espère bien que ce ne sera qu’à la vie.

— Allons, dit Frédéric, que l’émotion gagnait à son tour, vous êtes deux héros, embrassez-vous.

— Pourquoi pas? firent les jeunes gens en s’étreignant.

— Et, si elle est sauvée, reprit Marcel, ce n’est pas seulement grâce à nous. C’est aussi grâce à toi, Frédéric, grâce à Hugues, grâce à Raymond. C’est vous qui faisiez marcher les pompes, c’est vous qui mainteniez l’échelle. Si vous n’êtes pas montés, c’est qu’il n’y avait pas de place; nous ne pouvions pas tous y tenir, sur cette échelle!...

— Chut! dit Frédéric, calmant son exubérant ami du geste.

— Tu ne crains rien? demanda Marcel, inquiet de l’évanouissement prolongé de la petite.

— Non, pas encore. Le cœur bat de façon normale et la respiration est régulière. Elle est dans un état de prostration, causé par l’émotion.

Hugues, accompagné de madame Doris, fit alors son entrée.

Effarée, la brave dame était venue tout de suite, aux premiers mots des dangers que Marcel avait courus.

— Malheureux garçon! s’écria-t-elle en le voyant.

— Chut! reprit Marcel. Plus bas, nous avons une malade. Mais vous?

— Moi, je me porte à merveille et je compte sur vous pour nous aider à soigner cette enfant.


Il montrait du doigt la petite, que la lampe éclairait doucement. Elle était encore assez grande, cette petite, et paraissait avoir de onze à douze ans. Ses cheveux blonds, très souples et très fins, étendus en une nappe d’or sur l’oreiller, lui formaient une auréole. Le nez ferme et droit donnait du caractère à la physionomie, empreinte de charme et de douceur.

— Qu’est-ce donc? demanda madame Doris.

On lui fit brièvement le récit de la catastrophe et du sauvetage de l’enfant.

— Comment s’appelle-t-elle?

Ils l’ignoraient et comptaient s’en informer dès le lendemain.

— C’est qu’elle est très jolie, la pauvre mignonne.

Hugues prétendit avoir entendu le patron de l’hôtel déclarer qu’elle avait douze ans. On lui avait même souhaité son anniversaire la veille.

— Laissez-moi avec elle, fit la brave dame. Je vais la coucher tout à fait. Par exemple, je n’ai pas de linge pour elle.

— En voici, dit Hugues. En me rendant chez vous, je me suis arrêté dans un magasin.

— Bravo! Maintenant, comptez-vous garder cette enfant?

La question les interloqua quelque peu.

— Nous ne pouvons toujours pas la mettre dehors. Nous l’avons prise, nous l’avons emmenée: qu’elle reste ici, jusqu’à ce qu’elle soit complètement remise.

— C’est parfait.

— Elle inaugure le palais et occupe la grande chambre libre. Ne voyez-vous pas là le doigt du destin?

— Je vois surtout, dit madame Doris, que vous êtes de braves cœurs.

Cette inauguration prématurée de leur demeure les faisait voyager en tous sens. C’étaient les poêles et cheminées à allumer, le bois à apporter. L’éclairage n’était pas encore complet. A chaque instant, l’un d’eux sortait à la recherche d’un ustensile ou d’une provision, qui faisait défaut. Néanmoins, toutes ces allées et venues se passaient dans le plus grand silence. Ils eussent été bien surpris, deux heures auparavant, si on leur avait annoncé que leur installation s’effectuerait non seulement sans rires et tapage, mais encore au milieu d’un drame.


Raymond revint enfin avec le docteur Berner, qu’il avait dû chercher à l’autre bout de la ville, sur les quais du Saint-Laurent.

L’opinion du docteur fut conforme à celle de Frédéric. La commotion trop forte avait mis la malade en un état de profonde torpeur, dont elle sortirait probablement avec une fièvre violente. Loin de redouter cette crise, il espérait la voir surgir prochainement pour combattre l’abattement de l’enfant. Il fit à Frédéric quelques recommandations sur les mesures à prendre aussitôt que le mouvement fébrile se dessinerait, rédigea une brève ordonnance et prit congé des jeunes gens, en les félicitant de leur conduite héroïque.

— Mes chers enfants, dit alors madame Doris, je vais m’installer auprès de cette mignonne et vous allez songer à vous.

— Comment? fit Marcel, qui ne comprenait pas.

— Oui, à vous. Je crois bien que toute cette histoire vous aura fait oublier l’heure du dîner.

— Oh! Dîner!... Nous y pensons bien!

— Il faut y penser. Vous avez besoin de toutes vos forces, pour m’aider à veiller cette petite, si, comme l’a dit le docteur, la nuit doit être agitée.

Hugues prit alors la parole.

— Madame, vous avez parfaitement raison et vos conseils sont aussi bons que sages. D’ailleurs, Marcel et Charlemagne ont besoin de prendre des forces.

— Soit, dit Marcel. Faisons vite.

Ils descendirent et s’installèrent dans la salle à manger, qui n’avait point de table, et improvisèrent leur dîner.

Madame Doris avait touché juste, car les cinq amis dévoraient à pleines dents. Selon le proverbe, l’appétit venait en mangeant, et ce repos forcé détendait leurs corps las et rompus.

Ils observaient toujours le plus grand silence, absorbés par la pensée de cette petite, dont le sort allait se décider.

— C’est chose étrange, remarqua Raymond, que les coïncidences.

Un drame fait tomber entre nos mains une enfant, qui se trouve être notre compatriote. Et cela nous semble tout naturel!...

Pas un ne songe à protester ou s’étonner.

— Au contraire, répliqua Hugues, nous considérons presque l’arrivée inopinée de cette enfant comme le lien qui doit nous unir à jamais.

Frédéric se mit à sourire:

— Mais demain, mes pauvres amis, les autorités viendront nous prier poliment de rendre cette pauvre petite à sa famille.

— Sûrement, appuya Charlemagne, qui ne se mêlait d’habitude que fort peu à la conversation.

L’émotion avait singulièrement influé sur lui, car il commença une grande période.

— Sûrement, nous la rendrons à sa famille. Nous ne voulons que son bonheur; et l’honneur de l’avoir arrachée aux flammes ne nous fera jamais oublier...

Charlemagne ne devait pas finir sa phrase. Madame Doris les appelait. D’un bond, ils furent en haut. Grande fut leur surprise en voyant leur petite malade. Ses yeux ouverts illuminaient sa figure. C’étaient de grands yeux bleus, brillants de fièvre, aux longs cils recourbés et dont la pupille semblait énorme.

— C’est la crise, dit madame Doris.

Le délire commençait. Elle parlait avec emportement, racontant des histoires incohérentes, où revenaient souvent ces mots: «Ma petite mère, ma petite mère, pourquoi es-tu si blanche?»

Le docteur avait ordonné une potion calmante, que l’on devait lui faire prendre toutes les demi-heures; mais la malade se roidissait, crispée, serrant les dents, rejetant violemment sa tête en arrière et leur donnant une peine infinie à exécuter l’ordonnance. Vers minuit, madame Doris prit quelque repos, pendant que, tour à tour, les cinq jeunes gens veillaient l’enfant. Le délire cessa dans la matinée: on n’entendit plus, dans la chambre, que la respiration haletante et les mouvements nerveux du petit être enfiévré.

Le docteur revint et diagnostiqua une fièvre cérébrale. Se trouvant en face d’une inconnue, dont la nature et le tempérament étaient ignorés, on ne pouvait agir qu’avec la plus extrême prudence et redouter toujours une issue fatale.

Monsieur Doris accourut prendre des nouvelles. Il offrit en même temps son aide et demanda à sa femme en quoi il pourrait être utile. Elle le reçut avec son affectueuse brusquerie habituelle, repoussant ses offres et lui recommandant de ne point se fatiguer. Le brave homme sortit timidement, admirant encore plus «Madame Doris», ce modèle des épouses, cette créature parfaite.

Raymond, qui voulait s’occuper pratiquement de l’enfant, en cherchant à retrouver sa famille et son nom, accompagna monsieur Doris jusqu’à la banque Hawkins, où celui-ci remplissait, depuis trente ans, les fonctions de caissier; puis il se rendit sur les lieux du sinistre.

Lorsqu’il déboucha sur la place, illuminée, la veille, de si terrible façon par les lueurs sanglantes de l’incendie, un cri de stupeur s’échappa de sa poitrine. Devant lui, la façade de la maison incendiée était recouverte d’un superbe manteau de glace: l’eau, dont les pompiers l’avaient inondée, avait gelé durant la nuit et cachait les décombres sous un lourd rideau de givre, aux mille facettes étincelantes.

Ce même rideau de givre allait entourer la petite inconnue et la rendre à jamais mystérieuse.


Mademoiselle Flammette

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