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II

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DOUBLE TUILE

Tombouctou est une belle ville; ça, c’est connu. Du moins il faut bien le croire, puisque depuis un siècle les voyageurs se sont fait, à l’envi, massacrer, piller, hacher, écorcher, pour pouvoir y faire seulement une villégiature.

C’est aussi, assurément, un poste militaire et commercial enviable, puisque la France s’en est emparée, que l’Angleterre en a grogné, que l’Italie en a jauni, et que l’Allemagne, si elle en a pensé long, n’en a du moins rien dit de désagréable.

Mais, à coup sûr, et malgré tous ses avantages, c’est une garnison qui n’est pas drôle.

C’est du moins ce que pensait tout le régiment du colonel Verduron, lequel régiment, occupait la ville, et s’ennuyait ferme depuis tantôt un mois qu’on ne s’était pas battu.

Aussi, quand arriva le courrier, ce matin-là, je vous prie de croire qu’il fut fêté. Six semaines! il y avait six semaines que le facteur n’était passé ! Quel service mal fait, dites!

Mais quand je dis le facteur, il faut s’entendre. Ce facteur — très intermittent et pour cause — était représenté par un convoi de soldats indigènes, montés à dos de chameaux, et escortant à la fois les lettres du pays, les vivres, les armes, les munitions, la pharmacie, les vêtements indispensables aux troupes. On ne traverse pas, en effet, le pays à demi-soumis — ou pas soumis du tout — qui s’étend de Saint-Louis à Tombouctou, comme on traverserait la place de la Concorde; les innombrables Koko, Mâdou, Lolo, Kiki et autres Majestés nègres du Sénégal et du Niger ne savent pas toujours bien au juste s’ils sont alliés ou ennemis de la France; — la sphère d’influence anglaise est si près de la nôtre qu’il se produit parfois des erreurs fâcheuses, dans lesquelles on se prend réciproquement pour le Ghéso ou le Soho rebelles; — enfin les Maures et les Touareg du désert sont généralement, à l’inverse de Sosie , ennemis de tout le monde. De toutes ces circonstances, il résultait que les communications des troupes de Tombouctou avec le littoral étaient rares, difficiles, et surtout exigeaient l’adjonction d’une nombreuse escorte.

Cependant, ce jour-là, les méharistes qui portaient le courrier s’étaient détachés du convoi quelques heures avant d’atteindre le camp, alors qu’il n’y avait plus à craindre d’attaque imprévue. Les braves garçons savaient bien avec quelle impatience ils étaient attendus et quelle joie causerait leur arrivée. Aussi pressèrent-ils les bonnes bêtes qu’ils montaient; et, conduits par un sergent du régiment qui revenait d’une mission à Saint-Louis, ils arrivèrent plus de deux heures avant leurs camarades.

Les vaguemestres avaient fort à faire.


Tout le régiment faisait cercle autour d’eux; tous les grades se confondaient, et les cris de bienvenue formaient un chœur à faire fuir les singes dans les palmiers. Le colonel Verduron, tout le premier, s’impatientait de la lenteur avec laquelle les lettres sortaient des sacs, et les vaguemestres avaient fort à faire.

Enfin ce moment de tohu-bohu passa; chacun eut sa part de la distribution; puis les fourriers emmenèrent les méharistes se rafraîchir, ce dont ils avaient grand besoin, tandis que les laptots avaient pour les chameaux les mêmes soins que d’autre part on avait pour les cavaliers.

Le colonel avait deux lettres pour sa part: une de sa sœur, une de sa fille. Les chères créatures! quelle joie pour lui de recevoir de leurs nouvelles! quelle tranquillité de les sentir là-bas, dans la jolie petite maison de Passy, sous les ombrages frais du jardin, loin du tumulte de Paris, loin surtout du désert brûlant, de ses luttes, de ses dangers, de ses horreurs! Ce lui était un vrai rafraîchissement, quand la vie était par trop dure pour lui, que de fermer les yeux et de se représenter sa jolie Catherine en robe claire, ses beaux cheveux dorés sur les épaules, étudiant une leçon au bord de la fontaine, ou faisant un devoir sous la grande lampe à l’abat-jour transparent.

«Ma chérie! murmura-t-il en baisant la lettre de sa fille avant de l’ouvrir. Que Rosita est bonne de me la garder si bien!»

Et en père gourmand qui garde le meilleur pour la fin, il ouvrit d’abord la lettre de sa sœur. Voici ce que disait Mlle Rosita, dans un style auquel on n’atteint plus de nos jours:

«Mon frère bien-aimé,

«Lorsque vous recevrez cette lettre, faible et infidèle messagère du vol de mes pensées, votre sœur et votre fille auront quitté, pour jamais peut-être, le sol sacré de la patrie. C’est un déchirement; malgré mon stoïcisme bien connu, mon cœur ne peut se le dissimuler. Mais l’intérêt de la science l’exige. La science! ne doit-on pas être prêt à immoler pour elle

Famille, rang, patrie, amour et liberté ?»

«Mille diables! que me raconte-t-elle là ? s’exclama le colonel ahuri. Elles quittent la France, à présent? Et sa manie de vers qui la reprend... si bien que je n’y comprends plus rien...»

«Mais je m’explique en vile prose, car je me rappelle à temps votre profane horreur pour la langue des dieux. Votre Chryséis...»

«Qu’est-ce que c’est que celle-là ? Est-ce que ce serait Catherine?»

«Votre Chryséis désire ce voyage. Ne vous étonnez point de l’appellation gracieuse par laquelle je désigne ma nièce: nous avons d’un commun accord changé l’odieux nom dont vous aviez affublé la chère enfant, pour le nom harmonieux de la fille de Chrysès, de celle qu’entre toutes ses adorables créations, Homère a chantée la première... Les cheveux d’or de votre fille nous ont suggéré cette pensée , et je voudrais que vous pussiez voir avec quelle grâce fière et charmante ma nièce sait porter ce beau nom. Vous le verrez bientôt d’ailleurs, mon frère chéri...»

«Comment! je le verrai? Est-ce qu’elles viendraient en Afrique?»

Et le colonel enfila une série d’interjections, que je dois à la vérité de constater, et aux convenances de passer sous silence. Un colonel n’est pas une élève du Sacré-Cœur, et un colonel en colère, dame!...

«Car nous partons demain pour Saint-Louis du Sénégal; là, nous comptons, utilisant le célèbre chemin de fer transsaharien, prendre le premier train pour Tombouctou. Vous voudrez bien nous y assurer un coupé....»

La série d’interjections recommença, mais elle passa du positif au comparatif, et de là au superlatif, sans que le colonel reprît haleine dans l’intervalle. Puis il pouffa de rire en continuant de jurer, à l’idée du train de Tombouctou, et du coupé-lit demandé ; puis enfin, visiblement soulagé par ces démonstrations violentes, il reprit sa lecture.

«O Terre du Soleil, Afrique Nourricière

Des Hommes noirs du Sud, mes Yeux le verront donc!»

continuait Mlle Rosita en vers fâcheusement harmonieux, mais par compensation émaillés de majuscules inexpliquées, dernier cri du jour en poésie. — «Mais vous nous connaissez trop, mon frère, reprenait-elle en prose, pour nous croire capables d’abandonner par simple caprice l’air que nos cœurs ont respiré à leur aurore.» (Quel galimatias! fit le colonel; l’air que nos cœurs ont respiré... j’aurais attribué cela aux poumons, moi. Mais j’oublie que pour Rose tout est remplacé par le cœur, même l’estomac.)

«Et vous ne pensez pas non plus que j’aurais sans raison fié ma Chryséis à l’élément perfide. Non, de nobles motifs ont vaincu nos timidités et enflammé nos âmes. Tout nous appelle près de vous: le désir ardent de faire faire des progrès à la science géographique si fort rehaussée aujourd’hui par d’illustres efforts; la curieuse ethnographie de ces peuplades si mélangées, si diverses, que vos lettres, trop sèches, hélas! nous ont fait entrevoir; la faune, la flore de ces régions mystérieuses nous sollicitent aussi:

«Le lourd Hippopotame au pied très lent, mais sûr»,

(Aïe! cria le colonel comme si on l’eût pincé) nous attire par cette grâce sauvage et noble que d’ignares naturalistes n’ont pas su apprécier (!!). Enfin, pour pousser jusqu’au bout la confidence, mon frère, je vous avouerai bien bas que j’ai déjà le plan et quelques centaines de vers d’un poème en dix-sept chants, intitulé «la Rositéide ou l’Afrique ouverte». Ce sujet est à peu près celui qu’avait imposé l’Académie pour l’un de ses plus récents concours; si vous vous en souvenez, mon frère, il n’y eut pas lieu de décerner le prix: je ne m’étais pas mise sur les rangs. (Ma sœur est une violette, décidément!...) Mais j’ai ramassé ce sujet tombé dans l’arène littéraire, et j’ai tout lieu d’en espérer beaucoup. J’ai même déjà fait choix de l’heureux éditeur dont il fera la fortune. (Pauvre homme! grommela le colonel, il ne se doute pas de ce qui l’attend!)

«Quant à ma nièce, dont vous ne pouvez soupçonner les merveilleuses aptitudes, elle veut doter la France d’un grand ouvrage sur «les races de l’Afrique occidentale, depuis les Atlantes jusqu’à nos jours». Elle y introduira une étude admirable, dont elle a déjà quelques chapitres, sur l’influence phénico-carthagino-romano-vandalo-arabique sur les populations françaises du littoral algérien...»

«Que le diable les emporte toutes les deux!» s’écria le colonel désespéré, en se laissant tomber sur son lit de camp, la tête dans ses deux mains.

Il se secoua cependant bientôt comme un. chien mouillé, apparemment pour débarrasser sa cervelle de la prose de Mlle Rosita, et ramassa la lettre de sa fille qu’il avait laissée tomber.

«Celle-ci est peut-être plus raisonnable... quoique, à la vérité, je n’ose plus guère y compter maintenant.»

«Monsieur et honoré père — écrivait la jeune fille, — ma tante a dû vous dire, avec la grâce et l’abondance qui caractérisent son style, quels sont nos projets, et quels mobiles nous font agir. Je dois ajouter que l’intérêt de mes études me décide, à la vérité, à entreprendre ce voyage, mais que j’aurai, en outre, un réel plaisir à vous voir. Vous me trouverez bien changée depuis deux ans... (Oh! oui! bien changée! mâchonna le colonel que cette sécheresse bouleversait), mais croyez cependant que je ne vous ai pas oublié. (Bien obligé !) Je compte sur votre prévoyante sollicitude pour nous faire préparer une installation convenable, ainsi que pour mettre à notre disposition des moyens de transport, avec le matériel scientifique qui pourra nous être nécessaire. Je désire particulièrement étudier les traces de la colonisation carthaginoise dans l’Afrique septentrionale, mais il est certain aussi que je ne compte négliger aucune des autres études qui pourront m’être utiles.

Le colonel, désespéré, se laissa tomber sur son lit de camp.


«Veuillez croire, mon cher père, aux sentiments respectueux de votre fille obéissante,

«Chryséis VERDURON.»

P.-S. «Je vous serai obligée de ne plus m’appeler Catherine, mais Chryséis; c’est le seul nom que je veuille porter désormais.»

«Cela est précis, au moins, murmura le colonel. Mais ce n’est guère tendre... Il me semblait bien, depuis quelque temps... ses lettres étaient si sèches! mais je croyais me tromper...»

Il mordilla sa moustache en silence; une larme involontaire y avait roulé. Sa fille, c’était sa fille, sa petite Catherine, qui lui écrivait: «Monsieur et honoré père... j’aurai un réel plaisir à vous voir...» Qu’est-ce que Rosita avait fait de sa chérie?


Chryséis au désert

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