Читать книгу Chryséis au désert - Gérald-Montméril - Страница 9
ОглавлениеEMMÉNAGEMENT MOUVEMENTÉ
Mais au bout d’une petite heure de cet exercice, il arriva... ce qui arrive toujours en pareil cas: la victoire resta aux poumons les plus tenaces, et le soprano l’emporta sur la basse. Le colonel, battu sur toute la ligne, consentit à garder ces dames «jusqu’à l’arrivée du convoi suivant», qui était annoncé pour quinze jours ou trois semaines plus tard. Chryséis daigna sourire à cette concession, et la paix fut conclue.
Il s’agissait maintenant de loger les voyageuses. Ce n’était pas petite affaire: on avait eu assez de peine déjà pour caser tant bien que mal les officiers. Non que les maisons manquassent à Tombouctou: bien au contraire, il y en avait trop: maisons à terrasses, huttes de paille, cases à toits pointus, palais même y abondent en effet. Seulement, les unes sont infestées de vermine, les autres d’une solidité douteuse, d’autres enfin plus un moins en ruines, plutôt plus que moins, car les briques rondes, roulées dans les mains et séchées au soleil dont elles sont faites, se délitent dans l’eau des pluies ou s’effritent à la chaleur de l’été. La belle et grande mosquée, avec la tour pyramidale, eût sans doute satisfait les goûts de Mlle Rosita, qui avait d’emblée jeté son dévolu sur elle; mais on dut lui faire comprendre que cette transformation du temple en auberge pourrait troubler la bonne harmonie des relations, avec les Bakays .
A l’ouest et au nord, hors de la ville, tout n’était que ruines . A l’est, des dunes d’immondices; au sud, le voisinage des marais était à redouter, le Niger laissant de grands marigots derrière lui quand il rentre dans son lit après les crues. Le colonel n’avait que peu de confiance dans l’hospitalité qu’offraient généreusement quelques riches indigènes, et son embarras allait croissant, quand Paul Rozel prit un parti très héroïque:
«Si cela pouvait vous obliger, mon colonel, dit-il, je vous offrirais bien volontiers mon logis; le lieutenant Charmes ne me refusera pas de partager son gourbi avec moi. Vous savez qu’en vrai sybarite je me suis casé dans un coin de palais que j’ai réparé et consolidé de mon mieux; ces dames seraient là, sans trop me flatter, aussi bien qu’il est possible de l’être ici.
— Vous me sauvez la vie, lieutenant! s’écria M. Verduron transporté. S’il y a des dégâts, je réponds de la casse!»
Paul rit de l’enthousiasme de son chef, et répondit que son offre était toute naturelle. Mlle Rosita commença par crier à l’inconvenance, mais comme il faisait trop chaud pour rester plus longtemps indécise au soleil, elle consentit, chanta la noble courtoisie de l’armée française; et on se mit à décharger devant la demeure de l’officier les trois djemels porteurs des six malles et des caisses pleines de livres, d’instruments, de bocaux du plus étrange aspect, sans oublier le piano de Chryséis et la guitare de sa tante.
Le régiment, de plus en plus charmé, assistait au déballage. Chryséis, qui avait accepté comme une chose toute naturelle l’offre du lieutenant, était passée général en chef, et je vous assure qu’elle s’entendait à commander. La cour entourée d’arcades, qui précédait la maison, offrit bientôt l’aspect d’un champ de bataille: des montagnes de livres s’écroulaient les unes sur les autres; des cahiers entr’ouverts laissaient apercevoir des titres suggestifs: «De l’ithos et du pathos dans la poésie classique» ; «Comme quoi le français est une langue germanique;» «Comment ce furent les Allemands qui prirent Troie»... et mille autres choses charmantes qui montraient que la jeune fille savait embrasser toutes les idées nouvelles, en lisant les choses les plus indigestes, depuis la Revue des Deux Mondes jusqu’aux massifs ouvrages du docteur Schliemann. Une caisse à demi ouverte laissait briller au soleil les coussinets métallisés d’une machine électrique, et un laptot indiscret restait hypnotisé devant le squelette qui dormait sur la ouate rose. Rien ne troublait Chryséis, qui faisait arranger très tranquillement sa salle d’étude, comme si elle avait dû rester au désert jusqu’à sa majorité. Il faut dire qu’en dépit de ce qu’avait dit son père, elle ne comptait pas du tout s’en aller. Ordonnant sans toucher à rien, elle faisait la très sincère admiration des deux sergents qui reconnaissaient en elle un instinct de commandement de premier ordre.
«Peste! c’était un peu nu, chez toi, disait cependant Lucien à son ami; cela va se meubler. On aurait dit que tu te doutais de la chose en passant toute la semaine dernière à recrépir les murs avec ton ordonnance!»
Et le spectacle devenait de plus en plus animé, car au régiment se joignait maintenant une foule d’une espèce toute particulière: les bêtes de somme, les moutons, les chèvres, les autruches domestiques, qui encombrent librement les rues de Tombouctou, avaient sans doute appris l’arrivée des belles étrangères, car ils accouraient en foule, désireux de voir de près une Parisienne, se communiquant leurs impressions par des cris infiniment expressifs et variés, et passant leurs têtes curieuses par la porte de la cour large ouverte. Un flamant du Niger, plus hardi, pénétra jusqu’au milieu des amoncellements divers, et se posa sur une patte, dans une attitude noble et méditative, devant une sphère munie de tous ses cercles.
Évidemment il n’en avait jamais vu.
«C’est l’arche de Noé, que cette ville! fit Chryséis impatientée. Que font là tous ces animaux?
— Sommes-nous compris dans l’ensemble?» murmurait Paul Rozel tout songeur.
Et cependant, des toits coniques aux terrasses planes, des hauts palmiers aux minarets, la nouvelle à sensation continuait à se répandre. Les dames de la cité, voilées jusqu’aux yeux, se hasardèrent dans les rues étroites, pendant que les cigognes, pierrots d’Afrique, faucons et grues qui font une vivante ombrelle à la Cité du soleil, venaient gentiment abriter les emménageurs sous le voile de leurs ailes, et joignaient leurs cris, croassements et piaulements à la voix plus grave des quadrupèdes. C’était une ovation.
Chryséis n’en était pas émue, et continuait à ordonner. Comme l’avait dit le sous-lieutenant, le logis était d’abord «un peu nu», et la grande salle toute blanche, meublée d’une meule à riz et de deux nattes, semblait tendre les bras au piano, à la guitare, à la sphère, au squelette, à tout le matériel enfin qui allait en faire un salon de travail. Cela commençait à prendre tournure, quand une poussée se fit au dehors dans la foule, composée à présent d’au moins autant d’indigènes que d’animaux, et qu’un grand nègre tout couvert de gris-gris vint se prosterner aux pieds de Chryséis. Là, il leva les mains vers elle en forme de coupe, en baragouinant en sabir une phrase qu’elle ne comprit pas, vu l’insuffisance de ses études sur ce point.
Heureusement Jubier intervint:
«C’est subséquemment l’interprète des dames du père Alioum-Lata, le grand sec qui tient comme qui dirait les magasins du Louvre de l’endroit. Elles s’offrent le plaisir d’une visite à ma jeune colonelle.»
Un grand nègre vint se prosterner aux pieds de Chryséis.
«Ma jeune colonelle» était une trouvaille de Jubier. Puisque Chryséis appartenait désormais au régiment, il fallait bien qu’elle fût gradée: et tout naturellement elle était devenue «ma jeune colonelle». Quant à Rosita, elle montait très peu dans l’estime du sergent: c’était «la vieille dame» tout au plus. Une femme qui geignait tout le temps, allons donc! A la bonne heure, Chryséis! elle savait ce qu’elle voulait, et le disait net, au moins.
Les «dames» d’Alioum-Lata, au nombre de huit, firent leur entrée dans le capharnaüm où se débattaient les emménageurs improvisés. Le colonel vint prêter son assistance à Chryséis pour cette réception, car la fillette aurait bien pu, malgré toute son érudition, pécher sans le savoir contre l’étiquette tombouctouenne, ce qui eût mis, comme le disait éloquemment Gobain, «notre régiment dans de beaux draps».
La visite faite, ce ne fut pas fini. A ces dames en succédèrent d’autres, puis d’autres encore; tout le faubourg Saint-Germain de la ville sainte défila devant Chryséis, touchant à tout, admirant tout, et échangeant à haute voix des réflexions en arabe, à la grande mortification des Françaises. Car involontairement, et sans en être fière, Chryséis se souvenait des peuplades sauvages que des Barnums plus ou moins quelconques amènent à Paris, et elle se disait qu’elle était juste pour l’aristocratie de Tombouctou ce que le campement de Touareg du Jardin d’acclimatation avait été pour elle. Puis ces dames étaient vraiment d’une indiscrétion choquante: l’une avait décroché la guitare et en jouait d’une façon sauvage; une autre, ignorant par bonheur la destination du piano, s’était assise sur la tablette supérieure, tandis que ses deux suivantes, assises sur le clavier, l’éventaient gravement avec les filets à papillons de Chryséis. Chaque chose qu’on déballait était l’objet d’une joie sans bornes, bien que, dans les bazars de Tombouctou, elles se fussent déjà familiarisées avec beaucoup d’objets européens. Mais les deux Françaises étaient loin de partager les sentiments d’allégresse des indigènes, et Rosita ahurie se demandait quand cela finirait.
Cela finit cependant, au crépuscule; le colonel fit servir une collation, et Chryséis fit, bien à contre-cœur, une distribution de menus souvenirs. Une femme, qui portait aux oreilles de magnifiques pendeloques, s’empara, ravie, d’un crochet à boutons qui lui fit beaucoup d’envieuses; une autre, dont le mari faisait le commerce des ivoires, et qui se servait journellement de coupes d’une valeur inestimable, ne put trouver assez d’expressions de reconnaissance en recevant le verre de cristal bleu où la fille du colonel avait coutume de se laver les dents. Bref, les harems de Tombouctou furent unanimes à célébrer la Française, et ce ne fut pas la faute de ces dames si Chryséis ne garda pas d’elles un aussi bon souvenir.