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SIGNAUX DE PAVILLON

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Le colonel Verduron venait d’achever la lettre de sa fille; il réfléchit un instant, reprit celle de sa sœur, la finit en grommelant mille choses désagréables pour la dixième muse, et murmura comme conclusion:

«Elles arrivent par Saint-Louis: fort bien. L’escorte qui m’apporte leurs lettres va remporter ma réponse, une défense expresse de bouger de la colonie: elles étudieront là toutes les influences qu’elles voudront, et Rosita, entre deux siestes, perpétrera à loisir le poème qu’elle médite. Et au prochain paquebot, enlevés les colis!»

Sur ce mot peu respectueux, le colonel appela son ordonnance. Mais en même temps que le brave garçon, un jeune sous-lieutenant arrivait tout effaré :

«Mon colonel! venez donc voir!... Des choses extraordinaires!»

M. Verduron sortit, sans s’émouvoir beaucoup: que pouvait-il y avoir de plus extraordinaire que ce qu’il venait d’apprendre?

«Voyez, mon colonel, continuait le jeune officier; on distingue le convoi d’ici, sur ces ondulations de terrain. Le voyez-vous?

— Oui, fort bien, dit le colonel. Quelles diables de guenilles agitent-ils donc là ?

— C’est justement ce qui nous intrigue. Ils ont commencé par faire flotter un drapeau blanc, absolument comme un linge qu’on secouerait par une fenêtre. L’idée était drôle: on sait bien qu’ils sont amis, et d’ailleurs ce n’est pas ainsi qu’on arbore un drapeau. Et maintenant, en sus du chiffon blanc, qui continue à paraître et à disparaître par intervalles, en voici un vert, si je n’ai pas la berlue.

— Parfaitement vert, et qui voltige de la façon la plus lamentable. Ah çà ! se croient-ils dans la marine, et font-ils des signaux de pavillon?

— Et de trois! voilà le drapeau tricolore! Mon colonel, excusez-moi, mais je n’y peux plus tenir! C’est trop drôle!»

Et le jeune sous-lieutenant, en effet, riait comme un bienheureux en dépit de la présence de son chef. Le colonel, par contre, devenait sérieux; et tout de suite il donna ordre qu’on lui amenât le sergent qui avait accompagné les méharistes.

Deux minutes après, le sergent demandé arrivait, mais non pas seul. Jubier avait retrouvé son ami Gobain, son fidèle camarade; on avait fêté la rencontre: Gobain avait rafraîchi Jubier; Jubier avait désaltéré Gobain; le tout sans grands excès, car les liqueurs fortes sont. interdites en Afrique aux troupes européennes dont elles ébranlent la constitution; mais la ration de vin avait succédé au café, et il n’en fallait pas beaucoup plus pour qu’on fût très gai, et d’une éloquence assez peu claire. Cependant, devant leur chef, les deux amis se mirent au port d’armes, tout comme à la parade:

«Sergent Jubier, pourriez-vous m’expliquer ce que signifient les signaux que le convoi croit devoir nous faire? dit le colonel.

— Des signaux? répéta Jubier en ouvrant une bouche énorme et des yeux à l’avenant.

— Des signaux? répéta Gobain en écho fidèle.

Les deux amis rectifièrent la position.


— Voyez vous-mêmes.»

Les deux sergents regardèrent: le convoi devenait de plus en plus visible; le drapeau blanc, le drap eau vert flottaient en replis onduleux et serpentiformes, et le drapeau tricolore dominait joyeusement ce bariolage. Mais le sergent Jubier n’en parut pas autrement surpris ni ému. Il se mit à rire à gorge déployée, et se tournant vers son camarade:

«C’est la vieille, tu sais», dit-il sans plus de commentaires.

Et Gobain de se tenir les côtes.

«Vous vous oubliez, sergent! fit le colonel dont la patience n’était pas la vertu favorite.

— Pardon, excuse, mon colonel. C’est la vieille dame qui secoue son mouche-nez par la portière de sa boîte, et comme elle y aura bien sûr passé sa tête aussi, ça doit être son voile vert.»

Le colonel ne comprit pas, mais il se sentit frémir jusqu’au fond des moelles:

«La vieille dame? fit-il d’une voix étranglée.

— Oui, mon colonel; la vieille dame qui s’agrémente de venir faire une visite à mon colonel.

— A moi? dit M. Verduron en frissonnant de la nuque au talon.

— Et avec une jeunesse qui.... oh! une jeunesse! ...»

Le sergent envoya un baiser en l’air.

«... Mais une jeunesse pas commode, par exemple!... qui si l’une ou l’autre c’est la future à mon colonel, que je l’engagerai, sauf respect, à y regarder à deux fois... parce que...

— Voulez-vous vous taire, malheureux! c’est ma sœur et ma fille! s’écria le pauvre colonel foudroyé.

— Ouf!... dit seulement Jubier qui rentra en terre.

— Ouf!...» répéta Gobain en imitant fidèlement l’attitude.

Quant au sous-lieutenant Paul Rozel, il s’était sauvé pour rire tout à son aise.

Mais le colonel ne riait pas, lui, je vous l’assure... Mettez-vous à sa place, et calculez le poids des deux tuiles qu’il recevait à l’improviste. Je sais bien que Tombouctou est — dit-on — le Paris de l’Afrique! mais tout Paris qu’il soit, j’ai peine à croire que Tombouctou, et surtout sa banlieue, représentée par les faisceaux d’un régiment français, soit un endroit propice pour recevoir des gens qui veulent faire une saison ou se livrer à des études punico-vandalo, etc.

Le pauvre colonel se serait bien arraché les cheveux, mais il lui en restait si peu qu’il fallait les ménager; et d’ailleurs, en eût-il eu autant que feu Samson, c’eût encore été insuffisant pour confectionner un matelas à Catherine... non, Chryséis.

Même s’il trouvait à l’installer, c’était un terrible embarras qui lui arrivait là, sans qu’il eût eu le temps de se précautionner; c’était aussi, pour l’avenir, une source de perpétuelles inquiétudes, la situation des Français dans le désert étant un peu précaire et demandant impérieusement la suppression de tous les impedimenta .

Cependant le convoi devenait visible et presque tangible. M. Verduron le regardait venir avec désespoir. A présent les officiers entouraient leur chef, très respectueusement, à la vérité, mais Paul Rozel avait parlé, et de tous les côtés on se pinçait pour ne pas rire. Le colonel le sentait bien, et sa mauvaise humeur s’en augmentait d’autant plus qu’il ne pouvait lui-même se dissimuler le côté grotesque de l’aventure...

Et derrière les chefs, autour des faisceaux, le régiment écoutait les deux sergents, qui, en faisant de grands gestes, semblaient conter une histoire fantastique...

... Et le convoi s’était arrêté ; et le voile vert, et le mouchoir blanc, immense, étaient là, tangibles enfin. Et les officiers, haletants de curiosité, attendaient, sans oser souffler, le débarquement des voyageuses, débarquement qu’ils rêvaient plein d’imprévu et d’agrément.

Au sommet d’un chameau — de sa bosse, veux-je dire — se balançait la litière de ces dames. Entre les rideaux de cuir apparaissait, longue et jaune comme un concombre mûr, la poétique figure de Mlle Rosita, enveloppée du fameux voile vert, qu’elle avait mis coquettement en turban, pour sacrifier à la couleur locale.

«Rose... de Jéricho», murmura Paul à l’oreille de Lucien Charmes, son meilleur ami et son inséparable.

«Rose de mai, dans le fond de la litière, souffla l’autre.

— Rose épineuse, mon bon ami, si j’en crois les apparences: fleur de cactus, même.»

En effet, derrière la tante, dans l’ombre de «la boîte», brillaient les jolis yeux gris et les cheveux d’or de Mlle Verduron nièce. Mais comme Jubier avait raison! et qu’elle n’avait pas l’air commode, la fille du colonel! Les voyages forment la jeunesse, dit-on, mais ils ne l’adoucissent probablement pas. Catherine avait souffert de la chaleur, de la poussière, du «contact de gens mal élevés» ; elle avait compté, dans sa vanité de petite fille, sur une escorte d’honneur que son père devait envoyer à sa rencontre, elle avait compté sur une arrivée triomphale, au milieu d’une foule respectueuse et empressée, que ravirait la vue de la courageuse petite Française. Et voilà qu’elle n’avait eu que des déceptions: personne au-devant d’elle, un voyage pénible dans des sables aveuglants, sur une bête lourde et sentant mauvais, dans une boîte sans air; à l’arrivée, tout un régiment la regardant comme une bête curieuse... Il y avait de quoi mourir de dépit. Aussi ses sourcils froncés, ses lèvres pincées ne disaient rien de bon. Évidemment la fillette souffrait d’une rage rentrée qui ne demandait qu’à faire explosion. Vous savez d’ailleurs que la colère est comme toutes les maladies éruptives: quand elle sort, elle fait beaucoup de bien... au malade.

Le dromadaire s’était agenouillé ; le colonel, prenant alors bravement son parti, s’approchait et recevait dans ses bras sa sœur qui faisait mine de s’évanouir.

«Inutile, Rose, lui dit-il avec beaucoup de calme; tu le trouveras mal dans une autre occasion; laisse-moi m’occuper de ma fille.»

Mais avant qu’il fût à sa portée, la fillette avait sauté seule sur le sable, secouait sa jupe, relevait ses cheveux, boutonnait ses gants, s’époussetait, se lissait comme une chatte au soleil, à la grande joie de messieurs les officiers, qui n’avaient jamais vu mise si correcte ni sang-froid pareil.

«Ma chérie!» s’écriait le colonel tout ému en voulant la prendre dans ses bras pour la couvrir de baisers.

Mais elle recula, et cérémonieusement tendit à son père sa main bien gantée.

«Mon cher père», dit-elle de sa jolie voix claire, nette et tranchante comme une lame de couteau, «je suis très heureuse de vous voir en si bonne santé. Je regrette seulement que vos occupations ne vous aient pas permis sans doute de venir quelque peu au-devant de nous. Pardonnez-moi si je me dérobe au baiser que vous paraissez vouloir me donner, mais je fais partie de la ligue antimicrobienne, dont le premier statut défend de s’embrasser.

— Patatras! fit Paul Rozel tout bas. Regarde donc la tête du colonel, Lucien! Ce n’est pourtant pas commun, une fille qui fait quelques milliers de kilomètres pour donner une simple poignée de main à son papa!

— Que me chantes-tu là, ma Catherinette?» dit M. Verduron ébahi, en essayant derechef d’embrasser sa fille.

Le moment était mal choisi pour contrarier la fillette. Elle sursauta d’indignation et répondit sèchement:

«Je ne chante pas; je ne m’appelle pas Catherine; ce nom m’est odieux et je vous l’ai fait savoir. Enfin s’il vous faut une explication plus complète, je vous répète que l’on a reconnu le danger qu’il y a dans un simple baiser qui peut communiquer les plus dangereux microbes. C’est assez là-dessus, je pense?»

Chryséis recula, et tendit cérémonieusement la main à son père.


Elle parlait d’an ton saccadé et nerveux qui annonçait à coup sûr que l’orage allait éclater. Ce fut la tante qui, sans le vouloir, mit le feu aux poudres.

«Sigisbert, mon frère chéri, intervint-elle, pardonnez-moi si j’interromps vos tendres et paternels épanchements; mais voudriez-vous appeler quelqu’un pour nous conduire à la maison que vous nous avez fait préparer? Ma nièce a besoin de repos; et moi-même, je sens que je ne saurais rester plus longtemps exposée à tous les yeux dans le négligé de ma toilette de voyage.

— Oui, dit Chryséis, faites-nous conduire chez nous; cela vaudra mieux que de nous laisser aussi longtemps en étalage à la curiosité de votre régiment. Si c’était là l’accueil que vous réserviez à votre fille, vous auriez dû me l’écrire, je ne m’y serais pas exposée.

— Mais sacrebleu! s’écria le colonel, à la fin exaspéré par tant d’aplomb, — qui t’a priée de venir? Qu’est-ce que c’est que toutes ces simagrées-là ? T’ai-je demandée? Rien n’est prêt pour vous recevoir, puisque vos stupides lettres me sont arrivées en même temps que vous-mêmes; et d’ailleurs, il est inutile de chercher à vous installer, car je n’ai que faire de vous, et je compte bien vous renvoyer dans trois jours avec l’escorte!

— Nous renvoyer!... Dans trois jours!... s’écria Chryséis suffoquée. Ah! non! non! non!... Dussé-je réclamer la protection d’un chef ennemi, je ne partirai pas!»

Et piétinant rageusement:

«Non! non! jamais!... non, je no partirai pas!... pas!... pas!... pas!... pas!...»

Paul Rozel était aux anges, mais il s’était prudemment éloigné avec ses camarades, car il était plus sage de laisser le colonel se débrouiller seul avec ces dames. Sous un palmier voisin, tout en suçant un citron doux, il disait à Lucien:

«Délicieux! délicieux! la petite va se payer le luxe d’une attaque de nerfs... «Non, non, je ne partirai pas!...» Pauvre colo! il n’est pas à la noce, entre la tante et la nièce!

— La nièce toute seule serait suffisante, mon bon, pour faire trouver la vie amère, répliqua Lucien. Veux-tu une cigarette?

— Bien entendu.»

... Et Chryséis répétait sur tous les tons aigus et suraigus: «Je ne partirai pas!...» Tandis que sa tante modulait dans toutes les gammes mineures et plaintives: «Nous ne partirons pas!...» Et que le colonel mugissait, dans tous les modes majeurs et tonitruants: «Vous partirez, sacrebleu! vous partirez!»

Chryséis au désert

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