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Agent secret.
ОглавлениеAprès le coup d’Etat, nommé par un homme d’esprit catastrophe, de Maupas fut remplacé à la préfecture de police par M. Pietri, mon compatriote, mon ami. Le jour même qu’il arriva à Paris, il venait de Toulouse, où, pendant le coup d’Etat, il avait montré du courage et de l’énergie; son titre de Corse l’avait appelé au poste important de la capitale. Il me fit appeler auprès de lui et à titre d’ancienne connaissance, et sur tout ce que les Abbatucci lui avaient dit, me pria d’accepter l’emploi d’agent secret.
— Tu es le seul des Corses qui connaisse Paris. Tu n’auras d’ordre à recevoir que de moi et tu entreras par la Cour des Comptes au lieu d’entrer avec les autres par la rue de Jérusalem.
Ensuite de toutes ces sollicitations, et vu le besoin que j’avais de me créer une position, j’acceptai les fonctions plus ou moins délicates d’agent secret. Agents secrets, police secrète, ce sont à mes yeux, pour moi qui ai eu l’honneur d’en faire partie, des institutions inventées par les tyrans qui ont soif de se procurer des fonds sans contrôle et soif de despotisme. Sauf dans certains cas, cas bien rares, la police n’est occupée qu’à s’espionner elle-même. Quelques agents ambitieux, intelligents, montent des complots, rédigent les statuts de sociétés qu’ils ont créées, puis, au moment de l’action, font arrêter les malheureux qui se sont laissés embaucher. Et si la société a pris les armes, fait une démonstration, alors l’agent provocateur est nommé chevalier de la Légion d’honneur, officier de paix, commissaire de police, etc. Quelques faits, que je choisirai entre tant d’autres pour les livrer à la publicité, édifieront mes lecteurs sur la moralité de la police secrète. Il y a pourtant des occasions où un agent secret intelligent est indispensable. Les deux faits qui suivent sont de ce nombre.
Quelques jours après mon admission, le préfet de police m’appela et me remit une note ainsi conçue:
«Monsieur le préfet, je m’empresse de vous an-
«noncer que, dans le faubourg St-Honoré N°...,
«des misérables fabriquent une machine infernale
«pour assassiner le Président de la République pen-
«dant qu’il se rendra à l’Elysée.
Signé : «R. P...»
Dès que j’eus fini, M. Pietri me dit:
— Garde cette note, agis comme tu l’entendras; je désire savoir ce que tu sais faire et si on peut te charger de missions plus importantes.
Je sortis du cabinet, sans plan arrêté, et me rendis directement dans le faubourg St-Honoré. Au-dessus du portail de la maison indiquée je vis: Appartement de 10 pièces à louer, 7000 fr. Le moyen de visiter l’hôtel était tout trouvé. Je courus chez moi, rue des Moulins, m’habiller à la française, avec une brochette de croix à la boutonière; puis je me rendis rue Basse du Rempart chez M. Constant, marchand de chevaux. Je commandai une voiture armoriée à deux chevaux, avec cocher et valet de pied poudrés, et me fis conduire où était le logement des 7000 francs. En arrivant à la porte de l’hôtel, le valet de pied ouvrit la portière et je lui dis d’annoncer le marquis de Chalet. A ce nom aristocratique, portier, suisse, valets de pied, domestiques accoururent à la porte pour me voir descendre. En entrant dans la cour, je dis à la valetaille que je venais visiter l’appartement. Le concierge prit un trousseau de clefs et me précéda dans les escaliers pour ouvrir les portes. Je visitais l’appartement dans tous ses détails: salons, chambres, cuisines, etc., et paraissant enchanté du local, je donnais 100 fr. de denier à Dieu, puis prenant familièrement le portier par le pan de sa veste, je lui dis brièvement:
— A qui cette maison? qui loge au-dessus? Je vous préviens, bien que j’aie donné le denier à Dieu, je n’y logerai pas si un des buveurs de sang de Badinguet y loge, parce que je ne veux pas me trouver sur les escaliers avec un bourreau de l’Elysée-Bourbon.
A mesure que je parlais, les yeux du factotum jettaient des flammes et avant que j’eusse terminé il se jeta à mes pieds en s’écriant:
— Excellence, Monseigneur, Monsieur le Marquis, etc., etc. Mais vous êtes ici chez S. E. le Ministre de S. M. feu Charles X!
— Comment, lui dis-je, je suis chez?.... mais allez donc m’annoncer de suite! dites-lui que je viens de Frohsdorf!...
— Frohsdorf! répéta le portier, puis il me répondit: Impossible de vous annoncer, Excellence notre Maître est parti hier pour la Saintonge. Ah! vous venez de voir Sa Majesté Henri V! Quel malheur que notre maître soit absent! Quelle fête que nous eussions eue! Nous aurions mangé et bu au salon!... Ah! dites bien à Sa Majesté, si vous retournez à Frohsdorf, que nous travaillons pour elle, et qu’avant peu la place sera vacante aux Tuileries, parce qu’il faut que Badinguet soit foudroyé sous nos fenêtres, quand il passera pour aller à l’Elysée-Bourbon.
Puis, me faisant signe de le suivre, il me conduisit dans une petite chambre donnant sur la rue où, sur un chevalet, on avait placé cinq fusils d’infanterie à côté les uns des autres et attachés ensemble. Je savais ce que je voulais. Je donnai encore 20 fr. pour boire à la santé d’Henri V et me fis conduire par la même voiture à la préfecture de police.
M. Pietri était encore à son bureau et dès qu’il vit entrer un monsieur en habit, cravate blanche, ganté et portant sur la poitrine plusieurs décorations, il se leva, vint au-devant de moi en saluant; mais dès qu’il m’eut reconnu il se jeta dans un fauteuil en se tenant le ventre de rire, et dit:
— Où diable vas-tu comme ça?
— J’arrive, dis-je, et lui fis part de mon premier coup de police.
Pendant que je parlais il riait aux éclats et me donna 500 fr. en disant:
— Bravo, bravo! je sais maintenant ce que tu sais faire.
Quelques mois après, M. Walewski, étant ambassadeur à Londres, adressa une dépêche télégraphique chiffrée à Napoléon, lui apprenant qu’un certain Kelche, évadé de Lambessa et à la solde de Mazzini, venait à Paris pour y assassiner l’Empereur. S. M. I. fit appeler immédiatement le préfet de police, lui donna connaissance de la dépêche et lui demanda un agent intelligent, dévoué et énergique. Bien que je fusse tout nouveau dans le métier. M. Pietri me désigna au chef de l’Etat qui lui répondit:
— Amenez-le moi ce soir à l’Opéra! Je vous ferai appeler dans un entr’acte....
En sortant des Tuileries, M. le préfet me fit appeler et me communiqua les ordres de l’Empereur. Je poussais un cris de joie, puis un éblouissement, pareil à ceux que j’ai eu toutes les fois que j’ai été sur le terrain et qu’il y a du sang, me prit.... M. Pietri me dit:
— Qu’as-tu?
— Rien... à présent.... Mais dans cette affaire il y aura du sang....
Le soir, à la fin du premier acte, nous fûmes introduits, M. Pietri et moi, dans la loge impériale. En passant derrière l’impératrice, qui occupait le devant de la loge avec Mme de Bassano, S. M. demanda:
— Qui est ce monsieur qui entre avec le préfet?
— C’est un Corse, répondit M. le maréchal V aillant qui était sur le derrière avec le général l’Espinasse.
— Alors il doit avoir un stylet! — et un éclat de rire succéda à ce mot: de stylet-corse.
S. M. I., le préfet et moi, nous nous retirâmes sur le derrière de la loge, sur la terrasse, qui fait l’angle de la rue Rossini et de la rue Lepelletier. Là, Napoléon s’assit en nous ordonnant d’en faire autant, il me parla en ces termes:
— Griscelli, je suis enchanté que vous soyez Corse. Tous les hommes de cette île ont été, de tout temps, dévoués à ma famille.... M. Pietri, qui vous porte beaucoup d’intérêt, m’a dit que vous joignez au dévouement: l’intelligence et l’énergie. Vous aurez besoin de tout cela dans le service que nous allons vous confier, car il s’agit d’un certain Kelch qui arrive de Londres avec des intentions criminelles et pour lequel il faut une surveillance extraordinaire de tous les instants, afin de savoir si ce qu’on me signale est vrai. Maintenant il faut le trouver et ne pas le perdre de vue. Dès que vous l’aurez trouvé, il faudra me le montrer et attendre mes ordres....
J’avais écouté sans dire un mot. C’était la première fois que le berger corse, qui n’avait jamais vu que ses maquis, se trouvait en présence d’une tête couronnée. Dès que je vis que S. M. I. avait fini, je répondis:
— Sire, il me sera très facile de le trouver; si M. le préfet veut me confier le dossier de cet homme, je saurais où il demeurait, son signalement, son âge et les personnes qu’il fréquentait.
— Très bien, dit M. Pietri, je n’avais pas pensé à cela.
— Vous le montrer, Sire, je ne puis le promettre.
— Et pourquoi? dit l’empereur.
— Parce que si Kelch s’approche de S. M. I. avant que j’aie le temps de le lui montrer, je le poignarde.
Le préfet de police se mit à rire et Napoléon dit:
— Diable, comme vous y allez!
Puis se tournant vers Pietri, il lui ordonna de me donner 1000 fr. et de mettre à ma disposition, pour ce service, tout ce dont j’aurais besoin.
— Je préviendrai également Fleury pour qu’il mette à votre disposition les chevaux et les voitures qui vous seront nécessaires. Demain je sortirai du château à 2 heures pour aller au bois de Boulogne. Je serai à cheval.
Ainsi se termina cette première entrevue que j’eus avec Napoléon III que je devais voir de si près tant de fois. Je pensais à mon vieil oncle s’il avait pu me voir de sa cabane parlant à Napoléon, à l’Opéra, au milieu de tout ce que la France a de plus illustre dans les sciences et dans les arts!
A la sortie du théâtre, nous accompagnâmes LL. MM. II. aux Tuileries, puis nous allâmes à la préfecture de police y prendre 1000 francs et pour y voir le dossier de Kelch que Balestrino, chef de la police municipale, nous donna. M. Pietri lui fit croire que S. M. I. voulait le grâcier.
— Le grâcier! répondit Balestrino, mais c’est l’homme le plus dangereux que je connaisse. Le jour qu’on l’a arrêté sur la barricade de la porte St-Martin, quatorze agents ont eu toutes les peines du monde pour le conduire au poste. Il a fallu l’attacher. C’est un hercule redoutable...
En parcourant son dossier, je vis: 5 pieds 7 pouces, stature herculéenne, homme dangereux, demeurant chez son frère rue de Trancy à Vaugirard. Il va très souvent chez Desmaret, même rue, restaurant, où il fait la cour à la fille de l’aubergiste. Muni de ces renseignements et de mes 1000 francs, je rentrai chez moi pour me coucher tout habillé sur mon lit. Il était 3 heures et je voulais aller de bonne heure rue de Trancy, espérant y voir Kelch ou y trouver quelques renseignements.
A 6 heures, bien que nous fussions au mois de décembre, j’étais placé en face de la maison de son frère. Une heure après une jeune fille descendit, appela un commissionnaire, lui donna une lettre en lui recommandant de ne la remettre qu’à lui-même. Cette recommandation de la jeune fille me parut digne d’être notée. Je suivis donc le porteur de la missive qui traversa Paris et ne s’arrêta qu’à Ménilmontant. Il sonna dans une maison bourgeoise. Un homme, Kelch lui-même, descendit, prit la lettre et dit au porteur:
— Je vous remercie. Je vais y aller de suite. Je serai arrivé avant vous.
Sa vue, sa voix ne me firent aucune impression, mais si je n’eus pas d’éblouissement, je remarquai en revanche, comme de mauvais augure, que nous étions un vendredi.... Comme il l’avait annoncé à l’homme qui lui avait porté la lettre, un instant après il descendit, prit la rue Ménilmontant jusqu’au boulevard du Temple, où il prit une voiture et se fit conduire chez son frère, en descendant les boulevards jusqu’à la Madelaine, la place de la Concorde, boulevard des Invalides, rue de Vaugirard, etc. Aussitôt que sa voiture arriva à la porte, toute la famille descendit précipitamment, lui sauta au cou et le fit entrer dans la maison, en renvoyant la voiture.
Deux heures environ après, il sortit accompagné de son frère et ils se rendirent rue de Trancy N° 13 chez Desmaret, restaurateur. Là, également on le fêta. La demoiselle surtout ne le quittait pas et prit le café avec les deux frères, pendant que, dans un cabinet attenant à la salle, je mangeais une côtelette, que je payai d’avance.
Dès qu’ils eurent pris le café, ils sortirent pour se rendre aux Champs-Elysées chex Crémieux, loueur de chevaux, là les deux frères se quittèrent, et je saisis au vol les paroles de Kelch:
— La police de Napoléon est trop bête pour me trouver. Elle me croit endormi à Londres. Il est inutile que je couche chez Girard, je viendrai coucher à la maison. Ne crains rien, à ce soir!
Pauvre Kelch, il ne savait pas que ses paroles seraient recueillies justement par un agent de police de Napoléon, chargé de ne pas le perdre de vue, et qu’avant peu il aurait le désagrément de se trouver face à face avec lui. Quoique je ne veuille pas anticiper sur les événements, j’annoncerai âmes lecteurs qu’en entrant chez Desmaret, j’eus un éblouissement si fort que je faillis me trouver mal. Etait-ce un pressentiment du drame qui devait s’y jouer quelques jours après, ou bien qu’était-ce?
En voyant sortir Kelch à cheval de chez Crémieux et se diriger vers les Tuileries, je courus rue Montaigne (aux écuries impériales), fis seller un cheval et me rendis place de la Concorde, où, à mon contentement, je retrouvai l’assassin chevauchant en cavalier accompli sur un cheval pur sang.
A deux heures précises, Sa Majesté impériale, le colonel Fleury et le capitaine Merle arrivaient sur la place, en venant par la rue Rivoli. Kelch, qui se trouvait alors vers le Pont royal, accourut au galop au devant de Napoléon. J’étais déjà derrière lui, la tête de mon cheval touchait la groupe du sien, quand l’empereur passa près de nous. De la main gauche je tenais les rênes de mon cheval, la main droite était sur le manche de mon poignard.
Kelch ne fit aucun mouvement: sa mort ne devait pas arriver aux Champs-Elysées...
Aussitôt que S. M. I. fut passée, elle prit le galop de chasse jusqu’à l’Arc de triomphe. Plus de trente cavaliers suivirent avec Kelch et moi jusqu’au lac; là, Napoléon voulant se débarrasser de la foule qui l’entourait, prit de nouveau le galop jusqu’à la porte Maillot. Puis nous descendîmes au pas jusqu’au pont de Neuilly et on rentra aux Tuileries par le parc Monceau et le faubourg St-Honoré. Kelch nous quitta rue de la Paix... Je ne répèterai pas tous les incidents que cette surveillance occasionna, pendant quinze jours et quinze nuits, ce serait allonger ce chapitre, déjà trop long. Mais je tiens à ce qu’on sache, que Kelch fut constamment gardé à vue: j’ai mangé à la même table, pris bien souvent le café dans le même cabinet; à cheval, en voiture ou à pied nous n’avons jamais cessé de nous voir, et jamais le séide, tant il était aveuglé de l’idée de son assassinat, ne s’est aperçu qu’il était surveillé. Toutes les lettres qu’il recevait de Londres et celles qu’il écrivait étaient décachetées, lues et envoyées ensuite à leurs adresses.
S. M. I. qui m’avait appelé plusieurs fois, pendant ce temps, me fit mander le 14, au matin, dans son cabinet. Pendant que j’y étais, M. Pietri y arriva pour donner connaissance d’une lettre que Kelch écrivait à Mazzini pour lui annoncer que l’empereur serait assassiné dans deux jours. Malgré les prières du préfet de police qui voulait faire arrêter Kelch immédiatement, Napoléon refusa, m’ordonnant seu lement de changer de cheval pour la sortie à deux heures qui aurait lieu comme à l’ordinaire vers le bois de Boulogne.
A l’heure indiquée, pendant que Kelch, en casquette, bottes à l’écuyère, jaquette verte, sous laquelle il perçait quelque chose, faisait caracoler son cheval. S. M. I. et M. Fleury arrivaient sur la place de la Concorde. En les voyant, Kelch se porta au triple galop vers eux qui, voyant cela, prirent l’avenue de l’Etoile à fonds de train. J’eus le temps de dire aux jockeys de serrer de près S. M. I. et de ne laisser passer personne devant eux. En arrivant au bois de Boulogne, commença un steeple-chase furibond. Murs, ruisseaux, allées, lacs furent tournés et franchis au triple galop. Les promeneurs qui nous voyaient passer disaient que le chef de l’Etat était ou fou ou ivre....
Hélas, il n’était ni l’un, ni l’autre... mais il avait peur de sa vie. Après trois heures d’une course effrénée, nous passions la porte Maillot pour rentrer aux Tuileries, en passant par l’avenue de l’Etoile, nos chevaux étaient blancs d’écume. En remontant l’avenue, celui de Kelch refusa de marcher, malgré les éperons et la cravache de son cavalier. La vue de ce cheval qui refusait d’avancer, m’inspira une idée irréfléchie et audacieuse. Je piquai des deux pour dépasser S. M. I. En passant à côté d’elle, je saluai en criant:
— Vive à jamais les Napoléons! l’assassin est vaincu!
S. M. I. se retourna, et voyant que le séide payé était resté au bas de la côte, m’ordonna de le suivre au château. En rentrant dans son cabinet, Napoléon, baigné de sueur, ouvrit un tiroir et me donna 5000 fr. en me disant:
— Allez vous reposer; on aura besoin de vous et envoyez-moi Pietri.
Une heure après, ce dernier venait m’éveiller, rue des Moulins, pour m’ordonner de venir à son cabinet à minuit.
Minuit sonnait quand je me présentai à la préfecture où je fus étonné de trouver 40 agents de sûreté que le chef de la police voulait m’imposer pour arrêter Kelch. Après une vive discussion devant le préfet, je consentis en prendre trois avec moi, et même je dis que si on voulait Kelch mort, je n’avais besoin de personne.
Hébert, Letourneur et moi, nous sortîmes du cabinet avec mandat d’arrêter l’assassin, mort ou vif. A 6 heures précises, encore un vendredi, nous arrivions chez Desmaret, où notre homme venait tous les jours prendre l’absinthe; nous y commandâmes un dîner pour six personnes. A 8 heures arrivait un certain Morelli, qui venait de Londres pour assister à la curée de l’empereur; il demanda à Desmaret où était Kelch. On lui répondit qu’il arriverait à 9 heures. A l’heure dite, Kelch arriva. Pendant qu’il prenait son verre, j’ordonnais à Letourneur d’arrêter Morelli; Hébert et moi, nous empoignâmes Kelch qui, quoique nous fussions à deux, nous échappa à travers la salle à manger, le salon, les chambres et sautant par une fenêtre, tomba en dedans du mur d’enceinte au fond duquel se trouvait une porte. Si cette porte eût été ouverte, l’assassin était sauvé, la surveillance de 15 jours était perdue. Mais nous étions un vendredi, la maison Desmaret portait le n° 13, j’avais eu deux éblouissements: il devait y avoir du sang; et il y en eut. Ne pouvant pas se sauver par la porte et sentant que son crime était découvert, Kelch, en homme de cœur, voulut vendre chèrement sa vie. Il s’arrêta, arma un pistolet. Je fis comme lui; nous étions à trente pas l’un de l’autre; les deux coups ne firent qu’une détonation. Il tomba baigné dans son sang — ma balle lui était entrée entre le nez, le front et l’œil droit et lui était sortie derrière l’oreille gauche. La sienne m’avait sifflé à l’oreille. Son complice Morelli accourut au coup de pistolet. Pendant qu’il sautait dans le mur d’enceinte, je lui cassai l’épaule gauche avec mon autre pistolet.
A 10 heures, les deux mandataires de la révolution étaient dans la cour de la préfecture. M. Pietri me sauta au cou et courut annoncer la nouvelle aux Tuileries et aux ministres qui, à cause de la première tentative, attendaient tous avec impatience la nouvelle de cette importante arrestation.
S. M. I. me fit appeler, le jour même, et me donna 10,000 fr. M. de Maupas me donna 1000 fr. M. Pietri me donna en outre de tout ce qu’il m’avait déjà donné, encore 1,500 fr., et S. M. l’Impératrice prit ma fille et la plaça, à ses frais, jusqu’à 18 ans, au couvent d’Ivry. Tous les ministres voulurent me voir et me féliciter.
Le lendemain de ce jour, S. E. de Persigny, ministre de l’Intérieur, et le préfet de police m’appelèrent dans le salon de Napoléon aux Tuileries, et là, en présence de l’aide-de-camp de service, le général de Montebello, ils me dirent qu’à compter de ce jour, j’étais chargé de la surveillance personnelle de l’empereur, que je devais l’accompagner partout, en France et à l’étranger, excepté dans l’intérieur du château; que personne ne devait approcher S. M. I. sans être appelé par l’empereur. Lors des voyages dans les départements, toute la police et la gendarmerie devaient être sous mes ordres; MM. les préfets recevraient des instructions à cet effet.
Lecteurs! je me demande si c’est bien moi, le berger corse, qui passait des mois sans voir une créature humaine, qui me trouvais à Paris chargé de cet emploi. Si la moitié de la France, si tous les dignitaires de Napoléon ne m’avaient pas vu avec l’empereur à Paris, à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, à Lille, etc., etc., je n’oserai jamais dire que moi, pauvre hère, qui étais resté des années sans voir ni maison, ni lit, ni clocher, fus appelé à coucher aux Tuileries avec Napoléon et dans les châteaux royaux de presque tous les potentats de l’Europe. Et pourtant tout cela est la pure vérité, rien que la vérité. Si les ministres de ces potentats, qui m’ont vu, reçu et m’ont parlé, n’existaient pas, jamais je n’aurais l’audace de dire et d’écrire que je suis le même homme.
S. M. I. Napoléon III le sait très bien, seulement trop bien, hélas! puisqu’il donne 25 à 30,000 francs à ceux qui l’ont traqué, arrêté, insulté, jugé, bafoué, condamné ; et que le conspirateur de Strasbourg et de Boulogne laisse mourir de faim à l’étranger, celui qui s’est fait assassin pour lui sauver la vie.... Et qu’on dise encore au berger corse, que les Bonaparte sont des ingrats!!