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2. Perquisition ! Carnets intimes

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Latifa ZayyatZayyat (Latifa) est née en 1923 à Damiette, dans le delta du Nil. Dès son très jeune âge, elle a milité contre l’occupation anglaise. À vingt-six ans, elle a connu pour la première fois la prisonprison à cause de son engagement politique contre le roi d’Égypte et la colonisation. Zayyat a été professeure de littérature anglaise à l’Université d’Aïn Shams au Caire et elle a publié plusieurs ouvrages dont le premier, Al-bab al-maftouh (La porte ouverte), a été édité en 1960.

Le titre de son autobiographieautobiographie, Perquisition ! s’inspire de la fouille réelle à laquelle ZayyatZayyat (Latifa) a dû se soumettre à la prisonprison de Kanater1, en 1981. Ce récit se situe sur deux plans : celui de la réalité, avec une perquisition telle qu’elle est pratiquée dans les prisons, et celui de l’intériorité. Dans le texte de Latifa Zayyat, comme chez Aïcha AboulAboul Nour (Aïcha) Nour, la tension entre les femmes et la normenorme sociale s’incarne dans l’opposition entre les protagonistes féminines et les figures représentant les normes sociales.

L’auteure (1923–1996), une des figures de proue de la gauche égyptienne, nous introduit dans le destin intimeintime d’une femme qui se heurte à un pouvoir doublement patriarcal, mais se construit aussi face à lui : le pouvoir d’une sociétésociété où l’homme occupe la place centrale, et celui d’un régime politique totalitaire établi sur une figure autocratique. En se lançant à corps perdu dans l’engagement politique afin de défendre son pays « contre toutes les injustices du monde » (P, 42), elle devient ainsi, à vingt ans, porte-drapeau du Comité national des étudiants et des ouvriers, puis elle s’impose comme une intellectuelle de premier plan. Mais comment travailler à la transformation politique dans les rangs du Parti communiste égyptien et des forces de gauche, sans s’attaquer au système patriarcalpatriarcat rigide qui pèse sur la vie intimeintime ? Et comment devenir pleinement adulte quand sa féminité est refouléerefoulement à l’adolescence mais exaltée, dans la vie conjugale, par un mari dont la jalousie et le machisme réduisent à peu de chose la personnalité ?

Comme toute femme égyptienne, Latifa ZayyatZayyat (Latifa) doit se conformer aux volontés de sa famillefamille, soumise elle-même à une autorité paternelle très forte : « l’autorité est tombée, sur la terre comme au ciel, et avec elle le besoin de s’anéantir, d’amour ou de terreurterreur, dans l’étreinte du père […] » (P, 27). Ce système patriarcal injuste prend tout le monde, les femmes comprises, dans les rets d’une traditiontradition séculaire, et les rend prisonnièresprison de structures mentales extrêmement rigides et de lois contraignantes. Selon Latifa Zayyat, ce sont les mères qui éduquent mal leurs filles en leur apprenant à obéir à leurs époux, ce sont elles qui les excisent, afin qu’elles restent pures pour leur mari et n’aient pas la tentationtentation de le tromper. À cet égard, l’auteure vit une expérience inoubliable, qu’elle raconte à l’âge de soixante-dix ans, dans un livre qui lui est consacré par des intellectuels arabes, Latifa Zayyat la littérature et la patrie2. Dans un chapitre où elle évoque sa vie personnelle et sa relation avec sa mère, elle affirme que la première leçon qu’elle a reçue d’elle, fut de baisser la voix, de s’anéantir devant l’autre, devant l’homme :

Ma mère m’a appris à ne rien faire, à ne rien dire. Je ne dois jamais avouer ce que je ressens, je ne dois jamais cricrier, elle m’a souvent empêchée de parler, elle a souvent félicité ma passivité, m’a appris comment sourire, comment me replier sur moi-même, a souvent encerclé ma colère, la considérant comme une mauvaise chose. Elle m’a domptée […]. Elle m’a appris que l’amour est un don, m’a appris comment je dois me supprimersuppression moi-même devant mon amoureux, pour être… ou plutôt pour ne pas être3.

Dans Perquisition ! Carnets intimes, Latifa ZayyatZayyat (Latifa) revient sur l’obligation d’étouffer sa voix, mais cette fois-ci dans un cadre politique. Elle avait onze ans lorsqu’elle a vu de jeunes manifestants tomber sous les balles de policiers anglais. Elle n’a pu alors descendre dans la rue pour les défendre:

Là, immédiatement, se joue mon avenir : je viens à l’engagement nationaliste par la voie la plus dure et la plus violenteviolence, une voie où le moindre recul m’accable, me culpabilise. Qu’on étouffe ma voix m’est insupportable ; je suis guidée par un vœu invisible : continuer à pouvoir dire non à toutes les injustices du monde (P, 42).

Si Latifa ZayyatZayyat (Latifa) lutte pour l’indépendance politique, elle défend surtout les droits de la femme et la justicejustice sociale. Son écriture est marquée, dans ce livre, par une violenceviolence qui reflète son désir de dénoncer l’inégalité. Elle se bat contre le rôle assigné traditiontraditionnellement à la femme, dominée au sein du couple et de la famillefamille, et plus largement contre l’imageimage que la sociétésociété égyptienne tout entière se fait de la femme. Son combat se situe donc sur deux fronts : le front politique et le front psychologiquepsychologie, car sa bataille personnelle est intimement liée à la lutte qu’elle mène pour son peuple.

Sur le plan politique, Latifa ZayyatZayyat (Latifa) décide de ne jamais baisser la voix pour raconter les injustices qui existent dans son pays. Au moment même où elle a vu les jeunes manifestants tomber dans la rue, « l’enfant est devenue fillette, elle a découvert le mal dans son incarnation étatique. L’enfant qui trouvait refuge contre les maux du monde dans les bras de sa mère n’est plus » (P, 44). Plus tard, en 1946, elle devient, comme elle le dit elle-même, « la joie brutale, et la force active et débordante », en s’associant aux jeunes manifestants, « un océan de jeunes gens [qui] chantchante en chœur sur le pont Abbas, et [dont le] grondement secoue l’ancien colonialisme, et le nouveau qui attend son heure, et les régimes à sa solde » (P, 44).

Mais, sur le plan personnel, Latifa ZayyatZayyat (Latifa) a-t-elle réagi de la même façon ? A-t-elle cricrié à haute voix pour proclamer son existence comme être indépendant, dire sa liberté et réclamer son émancipation ? Après l’évocation de la décision prise de s’engager aux côtés des jeunes réclamant la fin de l’occupation anglaise et après la mise en scène glorieuse d’une jeune fille s’exprimant haut et fort et chantchantant la liberté de son pays avec ses compatriotes, Latifa Zayyat fait retour sur un autre type de souvenirsouvenir, plus intimeintime, celui de son divorce. Le chapitre consacré à cet événement a pour titre la date de 1967. Cette date, que tous les Égyptiens connaissent très bien, est la date de la défaite des troupes égyptiennes face aux Israéliens et celle de la perte de la partie nord-est du pays, le Sinaï, tombé dans les mains des ennemis. Cette année résume, en quelque sorte, le sentiment lourd et accablant d’une défaite moralemorale qui plane sur tout le pays. Dès qu’on lit 1967 en tête du chapitre, on s’attend à ce que l’auteure, cette guerrièreguerre féroce, cette manifestante, parle de ce tristetristesse fait politique. Or, ce n’est pas ce qui a lieu car l’événement est seulement évoqué à la fin du chapitre tandis qu’au début, Latifa Zayyat parle de sa vie personnelle, de son échec conjugal et de son divorce. Le chapitre commence ainsi :

C’était un jour de juin 1965. Mon frère et le mazoun4 étaient assis dans la pièce voisine. Dans une ultime tentative pour me dissuader de mener à son terme la procédure de divorce, mon mari fit demi-tour sur son fauteuil tournant pour me faire face et me dit : – Mais c’est moi qui t’ai faite (P, 45).

Cette phrase très humiliante et très dévalorisante sera répétéerépétition maintes fois dans la scène de divorce. Elle devient l’épée que le mari brandit pour se défendre contre cette femme forte, bien déterminée à parvenir à son but. La parole de l’homme s’avère, à cet égard, l’ultime évidence de sa faiblesse, de sa défaite et de son incapacité à se tenir droit, à exercer son pouvoir viril devant cette femme qui n’est plus la femme égyptienne ordinaire, paisiblement soumise aux pouvoirs et à la force écrasante du mari.

Face à son époux, Latifa a décidé de ne pas hausser le ton pour aller jusqu’au bout de sa démarche (P, 45). Son silence inouï, impressionnant, devient sa force et son moyen de dire violemmentviolence non. Mais la décision de se taire n’est pas subite, elle n’est pas prise sur le coup. Latifa est passée par des phases de réflexion et des résolutions qui l’ont conduite à tout tenter, l’impossibleimpossibilité même, pour mener à bien sa décision :

Je réfléchis avant de répondre. Hausser le ton risquait de compromettre mon entreprise. Ma décision de me séparer de lui avait cinq ans, mais la force de l’exécuter n’avait guère qu’un mois. Un mois à préparer l’entrevue du divorce, par la prière et la douceur, par l’entremise des parents, des proches et des amis, par la menacemenacer. Je ne haussai pas le ton, mais je ne reculai pas non plus. Reculer m’était impossible depuis que j’avais recouvré une partie de ma force d’agir (P, 47).

Elle a tout simplement compris sa situation lorsqu’elle a saisi que ce n’était pas son mari qui faisait son bonheur. Elle s’est alors guérie de l’illusion qu’elle dépendait de lui et s’est ainsi progressivement libérée (P, 46). Sa décision n’émane que d’elle car elle a effectué tout un parcours, elle s’est lancée dans une entreprise faite de modifications, d’étapes transitoires fondées sur les fausses croyances d’un bonheur factice, mais aussi de réflexions profondes et longuement mûries sur sa situation de femme dans un couple malheureux. Et, quand elle s’est rendu compte que tout dépendait d’elle et que lui ne comptait pour rien, qu’il n’avait aucun rôle dans sa vie, son bonheur ou même son malheur, elle a pu arriver au terme de cette épreuve. Elle est devenue alors consciente d’elle-même et c’est là qu’elle a pu prendre la résolution d’aller jusqu’au bout pour réaliser son rêve de liberté.

Quand on lui a posé la question de savoir ce qui avait changé dans son mari pour la mener à une telle décision, Latifa ZayyatZayyat (Latifa) a répondu :

Rien n’avait changé, le neuf était pareil au vieux ; rien ne change lorsque la feuille tombe de l’arbre à l’automne sans saignement, sans douleurdouleur ni remords. La feuille était tombée plus de cinq ans auparavant. Rien n’avait changé dans mon mari, le neuf était pareil au vieux, c’est moi qui avais changé (P, 47).

Dans cette scène, le « moi » prononcé à haute voix par l’homme, ce « moi » qui est le signe de la faiblesse et de la lâcheté, est confronté à un autre « moi », celui de la femme, un « moi » intérieur qui tente de comprendre, d’analyser et de se défendre, de chercher au fond de lui-même sa force et son pouvoir, tout ce que le « moi » de l’homme essaie de lui ôter avec violenceviolence :

En même temps, j’étais intérieurement une femme détruite au-delà de toute mesure, mais personne d’autre que moi ne connaissait une seule des dimensions de ce désastre intérieur ; c’était le secretsecret que j’avais dissimulé à tout le monde, y compris un temps à moi-même, et dont j’avais ensuite ressassé l’amertume sans avoir la force de changer les choses (P, 46).

Ce n’est pas de lui, mais c’est d’elle, de son « moi » que dépendent les choses : « j’étais l’auteur de mes bonheurs et de mes malheurs, et lui n’avait rien fait » (P, 46).

Son monologue intérieur est souvent interrompu par le refrain de son mari, « – Mais c’est moi qui t’ai faite ». L’interditinterdiction proféré par le mari se heurte à une réaction silencieuse de soumission première, de résignation qu’elle trouve, à ce moment-là, à ce stade-là, embarrassante, insupportable et répugnante (P, 47). Dans cette scène, l’inquiétude du mari et sa stupéfaction devant le silence sont soulignées. Quant à elle, elle dit désormais « non » par son silence, en réponse à la parole de son mari et à ses mots stériles : ce « non » prononcé bien fort, qui n’est pas destiné à son époux car il n’occupe aucune place dans sa bataille, est destiné à elle-même, à sa propre faiblesse et à son impuissance :

Ce n’était pas lui, mais moi qui agissais ; j’étais désormais en mesure de dire « Non, ça suffit », et de ne pas enterrer ces mots dans un sommeil de mortmort. J’avais les moyens d’agir, de lutter pour sortir de la mauvaise trajectoire jusqu’à ce que disparaisse complètement le besoin de dire un « non » stérile, qui ne se traduit pas en acte ou un « ça suffit » amer ressassé dans le silence, l’impuissance et la haine de soi (P, 47).

La tâche n’était guère aisée et il y a eu tout un travail que cette femme a tenté d’accomplir sur elle-même depuis des mois, voire des années : elle se fouettait très violemment pour y parvenir, nous dit l’auteure, et son dos « en portait encore les marques » (P, 47). Elle subit une forte métamorphose, et cela est irréversible (P, 49). Elle va à contre-sens, elle brise « les règles qui prévalaient dans de nombreuses relations conjugales » (P, 49), elle mène sa bataille tout en gardant le silence (P, 49).

C’est au terme du récit de son divorce que l’héroïne livre à tous la raison apparente de sa décision : son mari l’a trahie. Mais, est-ce la vraie raison de sa révolte et de son refus de sa vie de couple ? En réalité, elle défend son existence car c’est son être même qui est en jeu :

La tromperie conjugale n’était pas, ou peut-être n’était plus mon souci. C’était mon existence même qui était en jeu, qui tenait à un nouveau départ où tout lien entre mon mariage et moi serait rompu, et dont il ne resterait plus rien (P, 49).

Dans son texte autobiographique, Latifa ZayyatZayyat (Latifa) convie ainsi le lecteur à la suivre au gré d’un parcours semé d’échecs et de compromissions, dans « ce long ballottement passé à [se] perdre et à [se] retrouver, à perdre et à retrouver [sa] voix » (P, 84). Elle le confronte à différentes représentations de l’écriture ou de la parole et le met d’emblée en garde vis-à-vis de leur pouvoir. Radwa Achour, amie de l’écrivaine, souligne le caractère audacieux de cette écriture autobiographique :

Elle était audacieuse au point d’être vraiment sévère avec elle-même, car elle s’est jugéejugement. Je trouve que dans la perception communément admise sur les œuvres féminines, on illustre l’audace féminine par le fait d’amener le lecteur dans les chambres à coucher ou de montrer la femme en sous-vêtements, etc. […]. Dans le cas de Latifa Al-ZayyatZayyat (Latifa), je trouve qu’elle est plus courageuse en s’obligeant à aborder des sujets qui sont doulourdouleureux pour elle5.

Pour conclure, il faut dire que le silence, dans les deux textes, apparaît comme une absenceabsence de communication verbale, une rupture du discours entre non pas deux interlocuteurs, mais plutôt deux adversaires. Le dialogue entre l’homme et la femme n’a pas eu lieu et il cède la place, surtout chez Latifa ZayyatZayyat (Latifa), à un monologue intérieur qui met en lumière le conflitconflit vécu par l’héroïne, mais l’aide à se construire, à avancer et à rester ferme dans son choix. Si la parole du mari intimideintimider la femme, la rabaisse, c’est grâce à ce monologue qu’elle se revalorise et parvient à son but.

Dans La Rebelle d’Aïcha AboulAboul Nour (Aïcha)-Nour et dans Perquisition ! Carnets intimes de Latifa ZayyatZayyat (Latifa), l’originalité réside, me semble-t-il, dans ce silence absolu qui devient un instrument pour lutter contre un système patriarcalpatriarcat stérile pesant sur la sociétésociété. Les deux femmes ont dit « non », par leur action et non par leur voix. Chacune d’elles s’est acharnée non contre « l’autre », à savoir l’homme qui l’a longtemps enfermée dans une cage, une chambre, une institution sociale que l’on appelle « mariage », mais contre elle-même. Si elles ne parlent pas, ne disent rien à leurs « hommes », en revanche, elles cricrient très fort à l’intérieur d’elles-mêmes, se révoltant pour défier leur propre faiblesse.

Écrire pour Latifa ZayyatZayyat (Latifa), Aïcha AboulAboul Nour (Aïcha)-Nour ou d’autres écrivaines égyptiennes est un moyen de recréer leur être tout autant que la sociétésociété à laquelle elles appartiennent. La singularité des deux œuvres tient à ce que leurs auteures ont le courage de dénoncer la vision machiste et patriarcalepatriarcat de la condition féminineféminisme. Chacune évoque ses déchirures et ses secretsecrets intimeintimes dans un milieu fermé à de telles révélations.

Ces auteures ont acquis une forme de liberté. L’écriture devient pour elles le moyen de s’émanciper et de proclamer leur foi dans ce en quoi elles croient, soit la résistancerésistance à toutes les formes d’oppression, qu’il s’agisse de l’oppression du moi féminin par l’homme, comme dans La Rebelle, ou de l’oppression sociale et politique comme dans Perquisition ! L’écriture devient ainsi la voix même du silence.

La parole empêchée

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