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Mutisme et bégaiementbégaiement chez Erri De LucaDe Luca (Erri) dans Une fois, un jour

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Geneviève Dubois (Université Bordeaux Montaigne, EA 4593 CLARE)

Je suis médecin phoniatreautobiographie. Ma spécialité est de soigner les personnes dont la parole est…, justement, « empêchée », pour des raisons d’ordre physiologique, psychologiquepsychologie ou organique. Mais qu’ils soient sourds, muetmuets, aphasiquesaphasie, dysphasiques, dyslexiques, dysphoniques, aphones ou bègues, qu’ils soient enfants ou adultes, la dimension de symptôme, de souffrancesouffrance psychique affleure presque toujours dans leur troubletrouble de la communication. Parmi eux, je dois dire que je me suis particulièrement investie dans le traitement des personnes bègues qui m’ont toujours passionnée.

J’ai choisi d’étudier le cas d’un écrivain qui, dans sa jeunesse, fut atteint de mutismemutisme et de bégaiementbégaiement, et qui décrit remarquablement ce troubletrouble sévère dans le style dense et poétique qui le caractérise. Il s’agit d’Erri De LucaDe Luca (Erri), auteur italien né en 1950, qui obtint notamment le Prix Femina Étrangers en 2002 pour Montedidio et un prix européen de Littérature en 2013. Son ouvrage Une fois, un jour ou Pas ici, pas maintenant, paru en 1989 en Italie sous le titre Non ora, non qui, a été édité chez Verdier puis Gallimard1.

Erri était un enfant d’une famillefamille bourgeoise désargentée qui avait dû s’installer dans les bas quartiers de Naples après la guerreguerre. La fenêtre de leur ruelle était obstruée par les étendages de draps fraîchement lavés qui claquaient au vent, dans une odeur d’eau de Javel et de poisson mêlés, tandis que les habitants du quartier s’interpellaient en cricriant d’un étage à l’autre.

La famillefamille d’Erri, elle, ne fréquentait pas ce milieu populaire, et d’ailleurs ne parlait pas le napolitain. « Nos parents se défendaient de la pauvreté et du milieu avec l’italien »2. C’était une famille réservée, distante. Le silence régnait dans l’appartement exigu où ils vivaient comme en exil. Erri était contraint au silence. Il se contraignait au silence. Déjà, on le voit, le langage ordinaire était pointé du doigt.

Mais c’était un enfant « casseur » : quand on lui offrait un objet, il ne le sentait vraiment sien qu’après l’avoir brisé, cassé. Sa mère ne le giflait pas, ne le rouait pas de coups, comme cela se faisait dans le voisinage, mais elle le grondait vivement, ce qui avait pour effet de déclencher une violenteviolence culpabilitéculpabilité. Aussi Erri écrit-il, comme Roland BarthesBarthes (Roland)3 : « je ne veux pas des mots ». Aux mots il ne pouvait répondre car ceux-ci se clouaient dans sa bouche ; la voix de sa mère « gouvernait [s]on souffle, capable de le suspendre au plus léger haussement de ton »4.

Qui était donc responsable de ce bégaiementbégaiement ?

C’est la fautefaute de l’Ange, écrit-il, vous savez, l’Ange qui touche les lèvres d’IsaïeBible, de Jérémie, de ceux qui deviendront prophètes. À Naples, on dit qu’un Ange frappe la bouche des enfants à l’heure de leur naissance.

Il avait dû me donner un coup un peu plus fort, voilà pourquoi je bégayais ; c’était la version de légende qu’on me racontait. Dans mes nuits d’enfant, un ange venait souvent frapper à ma bouche, mais moi je ne parvenais pas à l’ouvrir pour lui souhaiter la bienvenue. Au bout d’un moment il s’en allait et dans le noir restaient ses plumes et mes larmes.5

On est tenté de penser ici à MallarméMallarmé (Stéphane), ce poète semblable aux ailes du cygne pris dans

Ce lac dur oublioublié que hante sous le givre

Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !6

… Un Ange passe… silence…a-t-on coutume de dire !

Le livre Une fois, un jour est en fait écrit comme une lettre à sa mère, à un moment où il pense qu’il va mourirmort. Sa mère ne le sait pas, mais lui se voit aux portes de la mort et il lui ouvre son cœur. Le prétexte de l’ouvrage est la redécouverte d’une vieille photo, prise par le père, où la mère encore jeune, regarde un autocar, regarde à travers la vitre d’un autocar un homme qui va mourir. Elle ne le sait pas, mais cet homme, c’est lui, son fils.

La vitre est peut-être le thème central de son bégaiementbégaiement : la vitre sépare, celle qui sépare le bébé de sa mère à la maternité, celle de l’autocar qui sépare l’homme mourant de sa mère, celle qui sépare de la vraie vie. Elle est le symbolesymbole de la séparation, elle crée une illusion de proximité dans sa transparence, elle est source de souffrancesouffrance récurrente pour Erri. Ne peut-on pas évoquer ici aussi MallarméMallarmé (Stéphane) s’accrochant « à toutes les croisées D’où l’on tourne le dos à la vie »7 ? S’il n’y avait la vitre, il y aurait le contact, la fusion. La vitre, comme les mots, crée une séparation : entre une mère et son fils, bien peu de mots sont nécessaires, écrit-il en substance8. Plus tard, dans son livre Au nom de la mère, il traduira ce besoin fusionnel en faisant dire à Marie, au moment de la naissance de Jésus :

Il n’est Qu’à Moi, il n’est Qu’à Moi,

son nom cette nuit n’est Qu’à Moi,

Il n’est Qu’à Moi, il n’est Qu’à Moi […].9

Peu de mots, en effet !

Depuis Lacan, on sait combien la présence d’un tiers, du tiers séparateur, entre la mère et l’enfant, est fondatrice dans l’accession à la parole et à sa propre identitéidentité. C’est ce que Lacan a appelé le « nom du père », et que l’on désigne souvent maintenant sous le terme de tiercéité : le tiers nécessaire à l’accès au symboliquesymbole.

Le père réel d’Erri existe, mais Erri le décrit comme distant, lointain. C’est un père qui prend des photos, qu’Erri choisit de décrire à travers son objectif photographique. Et, précisément, il choisit d’articuler son livre, cette lettre à sa mère, autour d’une photophotographie prise par le père.

L’œil du père, c’est l’objectif, ce qui nous rappelle bien sûr Victor Hugo : « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn… ». Cet œil l’épie, épingle le coupableculpabilité comme on le ferait d’un papillon et immobilise sa parole.

Le « nom du père », au sens propre, Erri ne peut le prononcer. Ce nom se coince dans sa gorge, écrit-il, il ne se sent pas le descendant de cette lignée paternelle : il n’habite pas ce nom qui lui est comme étrangerétranger. L’œil du père, porteur de culpabilitéculpabilité, et le nom du père, inaccessible, paralysent, disloquent Erri qui se sent « l’échoécho dilapidé d’un père trop lointain »10, pour jouer son rôle de père et qu’il appelle souvent « cet homme », alors qu’il tutoie sa mère et lui adresse son livre. Un père trop lointain pour jouer son rôle de père.

Pourtant, il aime cet homme, il lui ressemble par certains côtés, passionné comme lui de livres et d’érudition. « Je suis son fils parce que j’ai hérité de ses désirs »11, écrira-t-il plus tard. Curieusement – mais avec une certaine logique ! –, c’est au moment où son père, progressivement, va devenir aveugle, que le bégaiementbégaiement d’Erri s’atténue. L’œil du père s’absente. Le jugementjugement du père n’est plus aussi paralysant. C’est lui qui devient un handicapé, accumulant les maladresses, occasionnant rirerires et moqueries, dans une trajectoire tragique puisqu’elle le conduira au suicidesuicide. C’est comme si ce père avait endossé le costume du fils et les défaillances de celui-ci, comme s’il avait pris la place d’un handicapé de la vie, libérant ainsi Erri du bégaiementbégaiement et l’autorisant à développer une tendresse filiale.

Son père le destinait à une brillante carrière de diplomate. Mais à l’adolescence, Erri rompt les amarres. Il quitte le lycée et s’engage intensément dans le combat politique d’extrême gauche. Il milite avec ferveur pour les déshérités, le tiers-monde. Il devient ouvrier, au plus bas de l’échelle et fait ainsi un long séjour en France où il travaille dans les sous-sols. Il rejoint des ONG en Afrique, où il sera très malademaladie ; il ira en Bosnie au moment de la guerreguerre où il sera conducteur de camions. Puis il revient finalement en banlieue de Rome et mène une vie de maçon, de tailleur de pierres.

Mais sa vie laborieuse et solitaire se double de deux activités essentielles : la lecture de la Bible et l’écriture. Il a rencontré la Bible, par hasard, en 1983 (il a 33 ans). Pendant une heure tous les matins, il s’adonne à sa lecture dans le texte original, en hébreu, langue qu’il a apprise par lui-même : il se lève à 5 heures pour le traduire. Pourtant, il se dit incroyant… Et, le soir, quand il rentre du travail, il s’adonne à l’écriture de textes personnels : des textes poétiques, des romans, des articles. Il écrit des livres sobres, intenses, où la parole est distillée – de vraies épures.

Une fois, un jour, si l’on reprend le titre initialement retenu dans la traduction, est son premier livre.

Parler est, pour lui, une aventure très risquée, un exercice de funambule : « Parler, c’est parcourir un fil. Écrire c’est au contraire le posséder, le démêler »12.

Écrire, c’est se rendre maître des mots, même s’il y a, dans l’écriture, à partir du moment où celle-ci est divulguée, dit-il, une sorte de mensongemensonge. Quand on sort de ce temps de miracle où l’on recrée le monde par la magie de l’écriture, l’illusion tombe.

Les mots sont, pour lui, une préoccupation permanente. Atteignant difficilement le statut de médiateurs, les mots restent longtemps à l’état d’objets. Comme il le faisait, enfant, de ses jouets, il faut en quelque sorte qu’il les casse, pour leur faire rendre l’âme ; plus exactement, pour découvrir leur âme. Déjà il a changé son prénom, Harry, hérité d’une parente américaine, en Erri, de consonance italienne, par conviction politique anti-américaniste. Le titre de son premier livre, il le change en son inverse : le titre retenu d’abord en français, Une fois, un jour, fut à l’origine, en italien, Non ora, non qui, c’est-à-dire plutôt son contraire : « Pas ici, pas maintenant » ! Il est d’ailleurs revenu ultérieurement à ce titre, comme si inverser les mots était une façon de poser un autre regard sur le temps ou de montrer leur insuffisance à cerner la pensée.

« Même si les mots, de par leur nature secourable, donnent de la lumière, ils font en réalité de l’ombre, ils sont des signes obscursobscurité tracés contre l’immensité d’une enfance quelle qu’elle soit »13, écrit-il. Il est vrai que les mots sont en quelque sorte réducteurs ; ils ciblent, dans l’immensité du ressenti, du vécu, du perçu, quelques points qui permettent d’éclairer le monde, de le penser, d’échanger, mais ils ne peuvent rendre compte de l’infinité et de la complexité qui nous entoure. Ils sont décevants, appauvrissants.

Il semble qu’Erri soit toujours à la recherche de l’âme des mots. Il apprend par lui-même de nombreuses langues, en particulier il s’attelle au yiddish et à l’hébreu comme langues primordiales. Nous avons rappelé que, tous les matins, avant de partir au travail, il traduit pendant une heure un texte biblique dont la pensée l’accompagne toute la journée. Le travail répétitif, intellectuellement vide, de tailleur de pierres lui permet de vivre, imaginairement, dans le monde de ces mots hébreux qu’il burine en même temps qu’il casse les pierres ; il publiera d’ailleurs plusieurs traductions originales. Ainsi en est-il de l’EcclésiasteBible (Qohélet), où la traduction courante du terme hevel par « vanité » (« vanité des vanités, tout est vanité ») lui procure une insatisfaction telle qu’il lui cherche intensément une traduction plus adéquate. Il découvre néanmoins que ce mot signifie aussi « buée, évanescence, gaspillage ». Sa vie n’est-elle pas « buée », comme le fut celle d’Abel, le frère de Caïn, Abel dont le nom est proche phonétiquement de hevel ? Une vie éclatée, gaspillée, comme la sienne ! Lui-même se vit, comme on l’a vu, tel un « échoécho dilapidé »…

Cherchant sans cesse à buriner le sens des mots, il dit de cette préoccupation : « c’était une marotte de bègue : être attentif au sens des mots, ne parvenant pas en respecter la lettre »14. Les mots sont des signes obscurs qui masquent la réalité des choses et des êtres. Les mots ne remplacent ni les coups ni les caresses. Les mots n’arrivent pas à établir le lien avec la mère, ils le détruisent au contraire, ils brisent la complicité qui pourrait exister entre deux êtres. Les mots sont pour lui lourds de risques : une fois prononcés, on ne peut revenir en arrière : « il arrive que les mots contraignent à l’exil, aux prisonprisons ou pire »15. Alors il se tait, les mots meurent sur sa bouche avant même de les avoir émis.

Il reçoit, il entend, il est « comme un entonnoir » pour la parole des autres, leur interlocuteur préféré, car muetmuet. On le gave de mots jusqu’à le détruire. Sa mère, volubile, angoissée, lui raconte tous les malheurs du monde avec vivacité. Ses mots s’imprègnent en lui et il se croit coupableculpabilité, de tout. Il a seulement envie de dire : « Je ne l’ai pas fait exprès »16 ! Son silence d’ailleurs lui vaut d’être souvent accusé à tort et il en tire une jouissance ; c’est comme si on lui attribuait un pouvoir qu’il n’a pas, celui de faire du mal. Sa vraie force est d’être détenteur de la véritévérité, mais il ne la divulgue pas. Sa force est dans le silence.

Le livre introduit un autre personnage important, Filomena dite Filomé, qui entre plus tard à leur service. Quand ils habiteront une maison dans un quartier plus riche de Naples, où il ne se sentira jamais bien d’ailleurs, ils auront une bonne. Celle-ci est sourde. Contrairement à Erri, elle n’entend pas, mais elle parle sans arrêt. Elle aussi est une handicapée du langage, mais d’une autre manière, et une vraie complicité va naître entre eux. Par son silence, il devient le préféré de la bonne. Il a aussi une petite sœur. Il n’en parle quasi pas, mais elle tient sûrement sa place.

Telle est la configuration dans laquelle éclot et se développe le bégaiementbégaiement d’Erri De LucaDe Luca (Erri) : la contrainte du silence, l’emprise d’une mère omniprésente et angoissée, la distance d’un père, la tension intérieure, la culpabilitéculpabilité, en font un être impénétrable à la parole rare, retenue, fragmentéefragmentation. Pour autant, la clef du bégaiement ne nous est jamais donnée, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’une thérapiethérapie mais d’une autobiographieautobiographie, forcément subjective.

À l’adolescence, le bégaiementbégaiement quitte peu à peu Erri, mais il est toujours aussi peu disert, quasi mutique. Il écrit qu’à ce moment-là de sa vie, il devient « absent », d’une absenceabsence impénétrable. Il sent le froid le gagner, il est habité par le gel, le gel du corps et le gel des mots. Ces « mots gelés », qui sont des objets aussi encombrants que des pierres, font penser à ceux du Quart Livre de RabelaisRabelais (François), à qui il les a peut-être empruntés. Nicole Fabre, psychanalystepsychanalyse et écrivain, a intitulé un livre sur le bégaiement Des cailloux plein la bouche en allusionallusion à Démosthène, pour parler des mots qui butent sur la paroi de cette bouche muselée par la révolte, la culpabilitéculpabilité, la peurpeur. Le bègue s’absente des mots.

L’adolescence c’est aussi la période des mots d’amour, ceux que l’on susurre à l’oreille de la bien-aimée. Erri ne peut en aucun cas partager le bonheur des camarades de son âge, aller à la rencontre de l’amour. Lui reste en attente devant la grille du jardin – le Jardin d’Éden ? Il s’est marié pourtant, mais sa femme va mourir très jeune, écrit-il17.

« Parler, c’est parcourir un fil »18… Dans ce rôle de funambule, d’équilibriste, il est devenu expert. Enfant, il excellait dans la recherche d’équilibres impossibles comme faire tenir une fourchette debout sur ses quatre dents… Plus tard, lui, le petit pêcheur de l’île d’Ischia, deviendra un alpiniste de haut niveau. Il sera un spécialiste du rocher où il jouera avec des équilibres vertigineuxvertige ; il fera, cinquantenaire, l’ascension des plus hauts sommets de l’Himalaya – comme il le raconte dans son livre Sur les traces de Nives – et des Dolomites, cadre d’un de ses récents livres, âpre et sensible : Le poids du papillon.

Cet amour du « rocher », auquel il s’agrippe farouchement, sans jamais agresser la montagne, dit-il, est comme un retour fusionnel à la terre-mère, à la mère.

C’est dans l’écriture qu’Erri de Luca se réalisera.

Il écrit comme un tailleur de pierres, avec précision, exigence, délicatesse. Il habite les mots, les parcourt comme une abeille parcourt son alvéole de cire. Comme un sculpteursculpture, il cherche le « grain de la pierre », le grain des mots :

La main fiévreuse palpe le grain de la pierre

S’accroche au creux d’une blessure

Suit l’arête d’un visage

S’émeut de la callosité d’une paume

Écriture d’un tailleur de pierres

Qui bâtit à ciel ouvert une épure

Respect des êtres et pudeur des mots

Le bâtisseur s’est fait jardinier de l’âme.19

Depuis longtemps, il ne bégaie plus. Mais la hantise des mots ne le quitte pas.

À la fin de son livre Pas ici, pas maintenant, il imagine sa propre mortmort et il écrit : « Tous les mots tombent à la renverse, moi je vais me poser sur le sable du fond »20. Allusionallusion à la mort de son camarade d’enfance, Massimo, mort noyé. Lui, il mourra sous une avalanche de mots !

J’ai eu l’occasion de rencontrer Erri De LucaDe Luca (Erri). Et je l’ai entendu récemment dans un spectacle sur scène. Je peux vous assurer qu’il parle sans difficultés, même en français, langue qu’il possède bien, pour avoir travaillé plusieurs années comme ouvrier en région parisienne. Son bégaiementbégaiement a donc eu une issue favorable. Mais je pense que je peux lui appliquer cette très belle phrase d’une jeune femme bègue, Josyane Rey-Lacoste, qui écrit dans Histoire d’un bégaiement : « J’ai appris, comme l’animal lèche ses plaies, à me soigner moi-même et non pas à croire qu’il est possible de guérir de soi ». Non pas guérir de soi, mais transformer son handicap en créativité originale.

Cet ouvrage Une fois, un jour est tout à fait important pour aider à comprendre le bégaiementbégaiement, la vie doulourdouleureuse d’un bègue, même s’il existe, non pas une, mais des formes de bégaiement. Certaines, sévères, proches de l’éclatement de la psychose, à laquelle nous fait penser Erri De LucaDe Luca (Erri) par son attachement archaïque à la figure maternelle ; d’autres, moins sévères, sont plus proches d’une angoisse névrotique ; d’autres encore revêtent plutôt un aspect moteur, une précipitation de la parole qui se bouscule. Mais le signe qui les rassemble est un état de tension corporelle très particulier qui affecte l’émission de la parole. Les mots butent sur un obstacle comme sur un barrage qui, tout à coup, cède et les mots sortent dans un débondement précipité.

Parler, c’est se risquer.

Je me souviens d’un petit garçon bègue de 6 ans, Florian, qui venait chez moi pour une thérapiethérapie du langage. Son jeu préféré était de préparer un long voyage dans le désert avec des playmobils, des petits animaux de plastique et des objets divers. Il passait un temps considérable à se prémunir contre tous les dangers possibles : les préparatifs duraient toute la séance et il ne partait jamais… La parole était pour lui aussi risquée qu’une traversée du désert : tout son corps se tendait dans cette préparation de la parole qui n’advenait que rarement, fragmentéefragmentation, haletante.

Les personnes bègues sont dans la souffrancesouffrance parce que leur troubletrouble crée un handicap social parfois considérable, si bien qu’ils mènent une vie repliée en marge de la sociétésociété et en marge d’eux-mêmes. Les bègues légers sont parfois aussi malheureux que les bègues sévères.

Comme Erri De LucaDe Luca (Erri), ils se sentent souvent en manquemanque d’amour. Souvent, dans un rêve de fusion avec la mère, ils supportent mal l’intervention du « tiers séparateur » et la rivalité fraternelle mais, se sentant coupablesculpabilité, ils font barrage à l’agressivité qui les envahit.

Je me souviens de Théo, âgé de 7–8 ans, que son frère terrorisait. Sa seule façon d’exister était de se rendre muetmuet, invisible, et de ne jamais gagner au jeu, car, me disait-il : « c’est celui qui perd qu’on aime le mieux ». Le jour où, alors qu’il était en thérapiethérapie, il put s’autoriser à gagner, il commença à oser exister, à oser libérer, dans le jeu de rôles, l’agressivité qui l’habitait, et à pouvoir parler sans bégayer !

La petite Emma, elle, avait été surnommée « Mitraillette » par le chauffeur du car scolaire. De ses grands yeux bleus, elle fusillait son petit frère, qui avait pris sa place de préférée et elle mitraillait l’entourage de son bégaiementbégaiement.

Le petit Ryan, à 4 ans, avait le souffle coupé dès que sa mère lui parlait, comme un échoécho au symptôme d’Erri21.

Souvent aussi, se sentant englués dans la culpabilitéculpabilité (« je ne l’ai pas fait exprès », disait Erri), ils se punissent par le bégaiementbégaiement ou le mutismemutisme, ce qui contribue à enraciner leur troubletrouble. Retourner contre soi l’agressivité dans une auto-flagellation est une forme de comportement dans laquelle on peut trouver un soulagement, une force.

Y a-t-il une issue possible à ce troubletrouble ?

L’exemple d’Erri De LucaDe Luca (Erri) le montre. Les éléments constitutifs du bégaiementbégaiement se mettent en place souvent très tôt dans la vie de l’enfant, c’est pourquoi il est nécessaire d’intervenir tôt, chez l’enfant jeune, non pas avec des exercices de contrôle, de surveillance, ou des traitements médicamenteux, mais avec une thérapiethérapie par le jeu, l’expression corporelle, une relation d’écouteécoute, avec un thérapeute formé à cette approche, où peuvent se résoudre bien des conflitconflits encore non figés.

Chez les adultes atteints de bégaiementbégaiement, la problématique est plus enkystée ; l’empêchement à parler fait partie d’eux-mêmes si bien que, paradoxalement, ils ont du mal à s’en détacher. Le thérapeute cependant peut jouer un rôle important d’écouteécoute, d’accompagnement, d’appui technique, notamment : leur apprendre la détente corporelle, la respiration, la pose de la voix, leur apporter une aide réelle et libérer leur angoisse, leur permettant de prendre le risque de la parole. Il s’agira surtout d’apprivoiser les mots, de ne pas guerroyerguerre contre eux, de les accueillir, les habiter.

Comme le fait Erri De LucaDe Luca (Erri) dans son spectacle philosophico-poétique et musicalmusique, Quichotte et les invincibles, où les mots arrivent en paix, distillés, habités d’une plénitude rare. Ce Don Quichotte des temps modernes ne se bat plus contre les mots, mais contre les injustices du monde !

La parole empêchée

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