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3. « La véritévérité au risque du meurtremeurtre »… ou la vérité par le mythe
ОглавлениеDans le texte 17, la voix poétique adopte une forme versifiée pour révéler la véritable finalité de l’écriture :
J’attends que la nuit s’achève
espérant la mystérieuse musiquemusique de la véritévérité. (p. 43)
Plus que toute parole en effet, c’est bien « la mystérieuse musiquemusique de la véritévérité » que la mère, spécialiste du mensongemensonge, de la manipulation et de la dérobade, a empêché d’advenir. Le poète réclame une parole vraie, qui jusque là a été muselée et étouffée, quel qu’en soit le risque : « Cela est tellement merveilleux de parler sans limite baignant dans la vérité, le franc-parler, la vérité au risque du meurtremeurtre. Ne pas biaiser. » (p. 125) Car il est une parole qui tue, et l’auteur, qui est à la fois la victimevictime et le juge, le sait. En 2005, un an avant la mortmort de Mor, il publie Le Lit d’Alexandre1, roman qui dévoiledévoiler, pour qui sait décrypter l’allusionallusion, « l’essentiel de [la] fêlure d’existence » de sa génitrice, elle-même née de père inconnu. Et craint que l’exposition de la vérité n’ait fini par la tuer : « Elle cherchait ce que je lui avais dit. Elle l’a entendu. Sauf qu’elle en est morte, peut-être, peut-être pas… » (p. 89).
Plus qu’une élégie traditiontraditionnelle, essentiellement mélancoliquemélancolie, il s’agit bien d’une « élégie de combat », un chantchant d’amour contrarié et un procès, sans consolation mais également sans haine, « lutte pour la survie où les mots sont seuls capables de délivrer » (p. 65) : « Vous savez, quand je suis assis devant ma table d’écriture, aussi près que possible de la véritévérité littéraire, je suis bien […]. C’est un sentiment extrêmement virulent qui me sauve » (p. 65, n. s.).
En cela le recueil renoue avec la dimension épique de l’élégie antique, qui invite l’homme à relever son courage, à faire face et, crânement, à regarder la mortmort / la Mor en face. Cette dernière étape de dépassement de la parole empêchée ne serait rien si la parole délivrée n’était pas littéraire, ce qu’elle est, au contraire, pleinement. La « véritévérité » ne peut pas être factuelle ou univoque, elle ne peut être que poétique (le « poiein », échoécho de la « façonnance » revendiquée par l’auteur).
La question de la « véritévérité littéraire » ou poétique est justement ce en quoi le texte échappe à la confession autobiographiqueautobiographie, au règlement de compte familial ou à la thérapiethérapie psychanalytiquepsychanalyse : les détours, les contournementcontournements, les variations d’échelle pour parler de l’amour, du meurtremeurtre et de la mortmort que permet la poésie sont seuls à même de dépasser les obstacles psychologiquespsychologie qui entravent la parole de l’auteur. Ainsi le recueil se tisse-t-il dans un intertexte permanent avec des textes fondateurs dans lesquels différents personnages jouent le rôle de la mère fabuleuse, à commencer par la mythologiemythologie gréco-romaine. La mère est figurée en Médée furieuse, égorgeant ses propres enfants et dont l’existence n’est qu’un sauve-qui-peut panique : « Avec elle, il n’y avait pas de face à face, elle fuyait, elle insistait dans sa fuite. C’était une mère fuyante. Elle avait la fuite en elle, insistante, permanente, irréductible. » (p. 23)
Dans le Nouveau TestamentBible, elle est le bourreau du Christ :
Ce que je sais c’est la véritable inconscience de Mor. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait, en ceci elle pratiquait une crucifixion permanente de ses enfants. Elle était le Ponce Pilate de sa postérité. Des Jésus, elle en eut sept. Sept enfants, et le septième fut sacrifié, mais sans clou, comme les « deux larrons » attachés à leur croix avec des cordes. Pas de clous, juste des cordes pour toujours. (p. 105)
Le mythe littéraire absolu qu’est l’Hamlet de ShakespeareShakespeare forme un des fils directeurs de la lecture (on pense notamment aux relations tempétueuses de la reine Gertrude avec son fils), tandis qu’interviennent également le conte de fées (la Mor en marâtre ou en ogresse « furibarde », le poète en Petit Poucet) et la comptine macabre (« Who killed Cock Robin ? »). Dès le titre, le lecteur aura probablement pensé à l’incipit de L’Étranger de CamusCamus (Albert)… Le jeu des citations prouve aussi une forme de confiance dans la littérature, dans sa dimension universelle, dans son pouvoir « apotropaïque », conjuratoire, comme le dit Roland BarthesBarthes (Roland) dans son propre Journal de deuildeuil2. C’est bien par la véritévérité littéraire et la filiation symboliquesymbole que le poète est sauvé, vérité fondée sur l’intertextualité, la polysémie, l’ouverture maximale du sens, au rebours de l’univocité infantile et stérile3, et de ce que le poète nomme le « néant fasciste » (p. 129).
« L’objectif » avoué de ce nouvel ouvrage était de « tordre le cou à la rumeur de véritévérité par le meurtremeurtre » (p. 49, n. s.). Mais, au double meurtre qu’il perpétue (meurtre symbolique de la mère, et donc meurtre en lui de l’enfant qu’il était), répond une double naissance : en effet, en même temps qu’il donne la mortmort à sa mère, il met au monde une autre Mor, une « petite Mor » fragile comme l’« éternelle petite fille » qu’elle a toujours été au fond, qui est donc fille de son fils : « j’ai perdu un enfant (ma mère). […] La petite Mor est morte, double deuildeuil. Mor, mord, morsure, remords » (p. 51). La question de la filiation inversée nous renvoie, dans la traditiontradition lyriquelyrisme, à ApollinaireApollinaire (Guillaume) nommant les « colchiques » « mères filles de leurs filles » dans Alcools, et bien plus tôt, à DanteDante Alighieri Alighieri dans La Divine Comédie interpellant la mère du Christ, « Vierge Marie, fille de ton Fils », à l’ouverture du chapitre XXXIII du Paradis. On retrouve cette configuration parentale curieuse dans l’iconographie byzantine où la Vierge, représentée en miniature, est emportée vers les cieux dans les bras du Christ4. Ce retournement de situation introduit dans le recueil, semble-t-il, la possibilité d’une tendresse posthume (il s’agit de bercer sa mère avec son chantchant).
Par cette « assomption » poétique, le poète s’auto-engendre comme père, comme homme et comme écrivain : père de sa mère, père de ses propres enfants5 (auxquels il lègue une histoire apaisée : « en écrivant j’ai l’impression d’apporter ma pierre à un édifice qui aurait pour mission d’être transparent et pas opaque »6), et père (créateur, auteur) d’une œuvre marquante dans l’histoire du recueil de deuildeuil contemporain. De la dimension autobiographiqueautobiographie émouvante mais circonstancielle, on glisse à une dimension métaphoriquemétaphore véritablement exaltante : l’histoire de la naissance d’un poète à lui-même, à travers ces soixante textes publiés l’année de ses soixante ans, nombre rond et recueil clos contre le chaos informulé d’une enfance malheureuse.