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SIXIÈME SOIRÉE
LE SOLEIL SE COUCHE
ОглавлениеCIEL ORAGEUX
Le ténor s'en va; sa voix ne peut plus ni monter ni descendre. Il doit décapiter toutes les phrases et ne chanter que dans le médium. Il fait un ravage affreux dans les anciennes partitions, et impose une insupportable monotonie pour condition d'existence aux nouvelles. Il désole ses admirateurs.
Les compositeurs, les poëtes, les peintres, qui ont perdu le sentiment du beau et du vrai, que le vulgarisme ne choque plus, qui n'ont plus même la force de pourchasser les idées qui les fuient, qui se complaisent seulement à tendre des piéges sous les pas de leurs rivaux dont la vie est active et florissante, ceux-là sont morts et bien morts. Pourtant ils croient toujours vivre, une heureuse illusion les soutient, ils prennent l'épuisement pour de la fatigue, l'impuissance pour de la modération. Mais la perte d'un organe! qui pourrait s'abuser sur un tel malheur? quand cette perte surtout détruit une voix merveilleuse par son étendue, sa force, la beauté de ses accents, les nuances de son timbre, son expression dramatique et sa parfaite pureté! Ah! je me suis senti quelquefois ému d'une profonde pitié pour ces pauvres chanteurs, et plein d'une grande indulgence pour les caprices, les vanités, les exigences, les ambitions démesurées, les prétentions exorbitantes et les ridicules infinis de quelques-uns d'entre eux. Ils ne vivent qu'un jour et meurent tout entiers. C'est à peine si le nom des plus célèbres surnage; et encore, c'est à l'illustration des maîtres dont ils furent les interprètes, trop souvent infidèles, qu'ils doivent, ceux-là, d'être sauvés de l'oubli. Nous connaissons Cafforiello, parce qu'il chanta à Naples dans le Tito de Gluck; le souvenir de mesdames Saint-Huberti et Branchu s'est conservé en France, parce qu'elles ont créé les rôles de Didon, de la Vestale, d'Iphigénie en Tauride, etc. Qui de nous eût entendu parler de la diva Faustina, sans Marcello qui fut son maître, et sans Hasse qui l'épousa? Pardonnons-leur donc, à ces dieux mortels, de faire leur Olympe aussi brillant que possible, d'imposer aux héros de l'art de longues et rudes épreuves, et de ne pouvoir être apaisés que par des sacrifices d'idées.
Il est si cruel pour eux de voir l'astre de la gloire et de la fortune descendre incessamment à l'horizon. Quelle douloureuse fête que celle d'une dernière représentation! comme le grand artiste doit avoir le cœur navré en parcourant et la scène et les secrets réduits de ce théâtre, dont il fut longtemps le génie tutélaire, le roi, le souverain absolu! En s'habillant dans sa loge, il se dit: «Je n'y rentrerai plus; ce casque, ombragé d'un brillant panache, n'ornera plus ma tête; cette mystérieuse cassette ne s'ouvrira plus pour recevoir les billets parfumés des belles enthousiastes.» On frappe, c'est l'avertisseur qui vient lui annoncer le commencement de la pièce. «Eh bien, mon pauvre garçon, te voilà donc pour toujours à l'abri de ma mauvaise humeur! Plus d'injures, plus de bourrades à craindre. Tu ne viendras plus me dire: «Monsieur, l'ouverture commence? Monsieur, la toile est levée! Monsieur, la première scène est finie! Monsieur, voilà votre entrée! Monsieur, on vous attend!» Hélas! non; c'est moi qui te dirai maintenant: «Santiquet, efface mon nom qui est encore sur cette porte; Santiquet, va porter ces fleurs à Fanny; vas-y tout de suite, elle n'en voudrait plus demain; Santiquet, bois ce verre de vin de Madère et emporte la bouteille; tu n'auras plus besoin de faire la chasse aux enfants de chœur pour la défendre; Santiquet, fais-moi un paquet de ces vieilles couronnes, enlève mon petit piano, éteins ma lampe et ferme ma loge, tout est fini.»
Le virtuose entre dans les coulisses sous le poids de ces tristes pensées; il rencontre le second ténor, son ennemi intime, sa doublure, qui pleure aux éclats en dehors et rit aux larmes en dedans.
– Eh bien, mon vieux, lui dit le demi-dieu d'une voix dolente, tu vas donc nous quitter? Mais quel triomphe t'attend ce soir! C'est une belle soirée!
– Oui, pour toi, répond le chef d'emploi d'un air sombre.
Et, lui tournant le dos:
– Delphine, dit-il à une jolie petite danseuse à qui il permettait de l'adorer, donne-moi ma bonbonnière?
– Oh! ma bonbonnière est vide; répond la folâtre en pirouettant, j'ai donné tout à Victor.
Et cependant il faut étouffer son chagrin, son désespoir, sa rage: il faut sourire, il faut chanter. Le ténor paraît en scène; il joue pour la dernière fois ce drame dont il fit le succès, ce rôle qu'il a créé; il jette un dernier coup d'œil sur ces décors qui réfléchirent sa gloire, qui retentirent tant de fois de ses accents de tendresse, de ses élans de passion, sur le lac aux bords duquel il attendit Mathilde, sur ce Grutly, d'où il cria: Liberté! sur ce pâle soleil que depuis tant d'années il voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait pleurer, pleurer à sanglots; mais la réplique est donnée, il ne faut pas que la voix tremble, ni que les muscles du visage expriment d'autre émotion que celle du rôle: le public est là, des milliers de mains sont disposées à t'applaudir, mon pauvre dieu; et, si elles restaient immobiles, oh! alors, tu reconnaîtrais que les douleurs intimes que tu viens de sentir et d'étouffer, ne sont rien auprès de l'affreux déchirement causé par la froideur du public en pareille circonstance; le public, autrefois ton esclave, aujourd'hui ton maître, ton empereur! Allons, incline-toi, il t'applaudit… Moriturus salutat.
Et il chante, et, par un effort surhumain, retrouvant sa voix et sa verve juvéniles, il excite des transports jusqu'alors inconnus; on couvre la scène de fleurs comme une tombe à demi fermée. Palpitant de mille sensations contraires, il se retire à pas lents; on veut le voir encore; on l'appelle à grands cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui, dans cette dernière clameur de l'enthousiasme! et qu'on doit bien lui pardonner s'il en prolonge un peu la durée! C'est sa dernière joie, c'est sa gloire, son amour, son génie, sa vie, qui frémissent en s'éteignant à la fois. Viens donc, pauvre grand artiste, météore brillant au terme de ta course, viens entendre l'expression suprême de nos affections admiratives et de notre reconnaissance pour les jouissances que nous t'avons dues si longtemps; viens et savoure-les, et sois heureux et fier; tu te souviendras de cette heure toujours, et nous l'aurons oubliée demain. Il s'avance haletant, le cœur gonflé de larmes; une vaste acclamation éclate à son aspect; le peuple bat des mains, l'appelle des noms les plus beaux et les plus chers; César le couronne. Mais la toile s'abaisse enfin, comme le froid et lourd couteau des supplices; un abîme sépare le triomphateur de son char de triomphe, abîme infranchissable et creusé par le temps. Tout est consommé! le dieu n'est plus!
Nuit profonde
Nuit éternelle
– Convenons que voilà un portrait peu flatté, mais prodigieusement ressemblant, du dieu-chanteur! s'écrie Corsino. La brochure est-elle signée? – Non. – L'auteur ne peut être qu'un musicien; il est amer, mais vrai; et encore on voit qu'il contient sa colère.
«Tenons notre promesse maintenant. Le petit Kleiner s'est bien acquitté de sa tâche; il doit être enroué. – Oui, et je suis en outre altéré et gelé. – Carlo! – Monsieur? – Va chercher pour M. Kleiner une bavaroise au lait bien chaude. – J'y cours, monsieur.» (Le garçon d'orchestre sort.) Dimsky prenant la parole: «Il faut rendre justice aux instrumentistes; malgré quelques exceptions que l'on pourrait citer, ils sont bien plus fidèles que les chanteurs, bien plus respectueux pour les maîtres, bien mieux dans leur rôle, et par conséquent bien plus près de la vérité. Que dirait-on si, dans un quatuor de Beethoven, par exemple, le premier violon s'avisait de désarticuler ainsi ses phrases, d'en changer la disposition rhythmique et l'accentuation? On dirait que le quatuor est impossible ou absurde, et on aurait raison.
«Pourtant ce premier violon est quelquefois joué par des virtuoses d'une réputation et d'un talent immenses, qui doivent se croire, en musique, des hommes souverainement intelligents, qui le sont en effet beaucoup plus que tous les dieux du chant; et c'est justement pour cela qu'ils se gardent de ce travers.»
(Le garçon d'orchestre revenant): «Messieurs, il est trop tard, il n'y a plus de bavaroises au lait!» (Rire général.) Kleiner cassant sur son pupitre l'archet de son violoncelle: «Décidément, c'est une vexation spéciale prédestinée à ma famille! Et voilà un excellent archet brisé! Allons!.. je boirai de l'eau… N'y pensons plus!»
La toile tombe.
On ne rappelle pas le ténor; on applaudit à peine son dernier cri. Scène de rage et de désespoir au post-scenium. Le demi-dieu s'arrache les cheveux. Les musiciens en passant près de lui haussent les épaules, et s'éloignent.