Читать книгу Les soirées de l'orchestre - Hector Berlioz - Страница 9
PREMIÈRE SOIRÉE
VINCENZA
ОглавлениеNOUVELLE SENTIMENTALE
Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un amour profond à une jeune paysanne d'Albano, nommée Vincenza, qui venait quelquefois à Rome offrir pour modèle sa tête virginale aux pinceaux de nos plus habiles dessinateurs. La grâce naïve de cette enfant des montagnes et l'expression candide de ses traits, lui avaient valu une espèce de culte que lui rendaient les peintres, et que sa conduite décente et réservée justifiait d'ailleurs complétement.
Depuis le jour où G*** parut prendre plaisir à la voir, Vincenza ne quitta plus Rome; Albano, son beau lac, ses sites ravissants, furent échangés contre une petite chambre sale et obscure qu'elle occupait dans le Transtevera, chez la femme d'un artisan dont elle soignait les enfants. Les prétextes ne lui manquaient jamais pour faire de fréquentes visites à l'atelier de son bello Francese. Un jour je l'y trouvai, G*** était gravement assis devant son chevalet, la brosse à la main; Vincenza, accroupie à ses pieds comme un chien à ceux de son maître, épiait son regard, aspirait sa moindre parole, par intervalles se levait d'un bond, se plaçait en face de G***, le contemplait avec ivresse, et se jetait à son cou en faisant des éclats de rire de convulsionnaire, sans songer le moins du monde à déguiser sa délirante passion.
Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise fut sans nuages, mais la jalousie vint y mettre fin. On fit concevoir à G*** des doutes sur la fidélité de Vincenza; dès ce moment, il lui ferma sa porte et refusa obstinément de la voir. Vincenza, frappée d'un coup mortel par cette rupture, tomba dans un désespoir effrayant. Elle attendait quelquefois G*** des journées entières sur la promenade du Pincio, où elle espérait le rencontrer, refusait toute consolation, et devenait de plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque dans ses manières. J'avais déjà essayé inutilement de lui ramener son inflexible; quand je la trouvais sur mes pas, noyée de pleurs, le regard morne, je ne pouvais que détourner les yeux et m'éloigner en soupirant. Un jour pourtant je la rencontrai, marchant avec une agitation extraordinaire au bord du Tibre, sur un escarpement élevé qu'on nomme la promenade du Poussin…
– Eh bien! où allez-vous donc, Vincenza?.. Vous ne voulez pas me répondre?.. Vous n'irez pas plus loin; je prévois quelque folie…
– Laissez-moi, monsieur, ne m'arrêtez pas.
– Mais que venez-vous faire ici, seule?
– Eh! ne savez-vous donc pas qu'il ne veut plus me voir, qu'il ne m'aime plus, qu'il croit que je le trompe? Puis-je vivre, après cela? Je venais me noyer.
Là-dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. Je la vis quelque temps se rouler à terre, s'arracher les cheveux, s'exhaler en imprécations furieuses contre les auteurs de ses maux; puis, quand elle fut un peu fatiguée, je lui demandai si elle voulait me promettre de rester tranquille jusqu'au lendemain, m'engageant à faire auprès de G*** une dernière tentative.
– Écoutez bien, ma pauvre Vincenza, je le verrai ce soir, je lui dirai tout ce que votre malheureuse passion et la pitié qu'elle m'inspire me suggéreront pour qu'il vous pardonne. Venez demain matin chez moi, je vous apprendrai le résultat de ma démarche et ce que vous devez faire pour achever de le fléchir. Si je ne réussis pas, comme il n'y aura effectivement rien de mieux pour vous… le Tibre est toujours là.
– Oh! monsieur, vous êtes bon, je ferai ce que vous me dites.
Le soir, en effet, je pris G*** en particulier, je lui racontai la scène dont j'avais été témoin, en le suppliant d'accorder à cette malheureuse une entrevue qui, seule, pouvait la sauver.
– Prends de nouvelles et sévères informations, lui dis-je en finissant; je parierais mon bras droit que tu la rends victime d'une erreur. D'ailleurs, si toutes mes raisons sont sans force, je puis t'assurer que son désespoir est admirable, et que c'est une des plus dramatiques choses que l'on puisse voir; prends-la comme objet d'art.
– Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien; je me rends. Je verrai dans deux heures quelqu'un qui peut me donner de nouveaux éclaircissements sur cette ridicule affaire. Si je me suis trompé, qu'elle vienne, je laisserai la clef à ma porte. Si, au contraire, la clef n'y est pas, c'est que j'aurai acquis la certitude que mes soupçons étaient fondés: alors, je te prie, qu'il n'en soit plus question. Parlons d'autres choses. Comment trouves-tu mon nouvel atelier?
– Incomparablement préférable à l'ancien; mais la vue en est moins belle. A ta place, j'aurais gardé la mansarde, ne fût-ce que pour pouvoir distinguer Saint-Pierre et le tombeau d'Adrien.
– Oh! te voilà bien avec tes idées nuageuses! A propos de nuages, laisse-moi allumer mon cigare… Bon!.. A présent, adieu, je vais à l'enquête; dis à ta protégée ma dernière résolution. Je suis curieux de voir lequel de nous deux est joué.
Le lendemain, Vincenza entra chez moi de fort bonne heure; je dormais encore. Elle n'osa pas d'abord interrompre mon sommeil; mais son anxiété l'emportant enfin, elle saisit ma guitare et me jeta trois accords qui me réveillèrent. En me retournant dans mon lit, je l'aperçus à mon chevet, mourante d'émotion. Dieu! qu'elle était jolie!!! L'espoir éclatait sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau, je la voyais rougir de passion; tous ses membres frémissaient.
– Eh bien! Vincenza, je crois qu'il vous recevra. Si la clef est à sa porte, c'est qu'il vous pardonne, et…
La pauvre fille m'interrompt par un cri de joie, se jette sur ma main, la baise avec transport en la couvrant de larmes, gémit, sanglote, et se précipite hors de ma chambre, en m'adressant pour remercîment un divin sourire qui m'illumina comme un rayon des cieux. Quelques heures après, je venais de m'habiller, G*** entre, et me dit d'un air grave:
– Tu avais raison, j'ai tout découvert; mais pourquoi n'est-elle pas venue? je l'attendais.
– Comment, pas venue? Elle est sortie d'ici ce matin à demi folle de l'espoir que je lui donnais; elle a dû être chez toi en deux minutes.
– Je ne l'ai pas vue; et pourtant la clef était bien à ma porte.
– Malheur! malheur!! j'ai oublié de lui dire que tu avais changé d'atelier. Elle sera montée au quatrième étage, ignorant que tu étais au premier.
– Courons.
Nous nous précipitons à l'étage supérieur, la porte de l'atelier était fermée; dans le bois était fichée avec force la spada d'argent que Vincenza portait dans ses cheveux, et que G*** reconnut avec effroi: elle venait de lui. Nous courons au Transtevera, chez elle, au Tibre, à la promenade du Poussin; nous demandons à tous les passants: personne ne l'avait vue. Enfin nous entendons des voix et des interpellations violentes… Nous arrivons au lieu de la scène… Deux bouviers se battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse Albanaise avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se précipiter…
Le premier violon sifflant doucement entre ses dents: Sst! sst! ssss! Elle est courte et mauvaise, ton anecdote; et fort peu touchante d'ailleurs. Allons, flûte française et sensible, retourne à tes pipeaux. J'aime mieux la sensibilité originale de notre timbalier, ce sauvage Kleiner, dont l'unique ambition est d'être le premier de la ville pour le trémolo serré et pour le culottage des pipes. Un jour… – Mais la pièce est finie, garde ton histoire pour demain. – Non, c'est bref, vous l'avalerez tout de suite. Un jour donc je rencontre Kleiner, accoudé sur la table d'un café et seul, selon sa coutume. Il avait l'air plus sombre qu'à l'ordinaire. Je m'approche: Tu parais bien triste, Kleiner, lui dis-je, qu'as-tu? – Oh! je suis… je suis vexé! – As-tu encore perdu onze parties de billard comme la semaine dernière? as-tu cassé une paire de baguettes ou une pipe culottée? – Non, j'ai perdu… ma mère. – Pauvre camarade! j'ai regret de t'avoir questionné et d'apprendre une aussi fâcheuse nouvelle. – (Kleiner, s'adressant au garçon du café): Garçon! une bavaroise au lait. – Tout de suite, monsieur. – (Puis continuant): Oui mon vieux, je suis bien vexé, va! ma mère est morte hier soir, après une agonie affreuse qui a duré quatorze heures. – (Le garçon revient): Monsieur, il n'y a plus de bavaroises. – (Kleiner frappant sur la table un violent coup de poing, qui en fait tomber avec fracas deux cuillers et une tasse): Allons!!! autre vexation!!! – Voilà de la sensibilité naturelle et bien exprimée!
Les musiciens partent d'un éclat de rire tel, que le chef d'orchestre, qui les écoutait, est forcé de s'en apercevoir et de les regarder d'un œil courroucé. Son autre œil sourit.