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SEPTIÈME SOIRÉE
DE VIRIS ILLUSTRIBUS URBIS ROMÆ
ОглавлениеNéron – (vous voyez que je passe sans transition à l'époque des empereurs), Néron ayant institué une corporation d'hommes chargés de l'applaudir quand il chantait en public, on donne aujourd'hui en France le nom de Romains aux applaudisseurs de profession, vulgairement appelés claqueurs, aux jeteurs de bouquets et généralement à tous les entrepreneurs de succès et d'enthousiasme. Il y en a de plusieurs espèces:
La mère qui fait si courageusement remarquer à chacun l'esprit et la beauté de sa fille, médiocrement belle et fort sotte; cette mère qui, malgré son extrême tendresse pour cette enfant, se résoudra néanmoins le plus tôt possible à une séparation cruelle en la remettant aux bras d'un époux, est une Romaine.
L'auteur qui, dans la prévision du besoin qu'il aura l'an prochain des éloges d'un critique qu'il déteste, s'acharne à chanter partout les louanges de ce même critique, est un Romain.
Le critique assez peu Spartiate pour se laisser prendre à ce piége grossier, devient à son tour un Romain.
Le mari de la cantatrice qui… – C'est compris. – Mais les Romains vulgaires, la foule, le peuple romain enfin, se compose surtout de ces hommes que Néron enrégimenta le premier. Ils vont le soir dans les théâtres, et même ailleurs aussi, applaudir, sous la direction d'un chef et de ses lieutenants, les artistes et les œuvres que ce chef s'est engagé à soutenir.
Il y a bien des manières d'applaudir.
La première, ainsi que vous le savez tous, consiste à faire le plus de bruit possible en frappant les deux mains l'une contre l'autre. Et dans cette première manière, il y a encore des variétés, des nuances: le bout de la main droite frappant dans le creux de la gauche, produit un son aigu et retentissant que préfèrent la plupart des artistes; les deux mains appliquées l'une contre l'autre sont, au contraire, d'une sonorité sourde et vulgaire; il n'y a que des élèves claqueurs de première année, ou des garçons barbiers, qui applaudissent ainsi.
Le claqueur ganté, habillé en dandy, avance ses bras avec affectation hors de sa loge, et applaudit lentement presque sans bruit, et pour les yeux seulement; il dit ainsi à toute la salle: «Voyez! Je daigne applaudir.»
Le claqueur enthousiasmé (car il y en a) applaudit, vite, fort et longtemps: sa tête, pendant l'applaudissement, se tourne à droite et à gauche; puis ces démonstrations ne lui suffisant plus, il trépigne, il crie: «Bravô! bravô» (remarquez bien l'accent circonflexe de l'o) ou: «Bravà!» (celui-là est le savant, il a fréquenté les Italiens, il sait distinguer le féminin du masculin,) et redouble de clameurs au fur et à mesure que le nuage de poussière que ses trépignements soulèvent augmente d'épaisseur.
Le claqueur déguisé en vieux rentier ou en colonel en retraite, frappe le plancher du bout de sa canne d'un air paterne et avec modération.
Le claqueur violoniste, car nous avons beaucoup d'artistes dans les orchestres de Paris, qui, pour faire leur cour, soit au directeur de leur théâtre, soit à leur chef d'orchestre, soit à une cantatrice aimée et puissante, s'enrégimentent momentanément dans l'armée romaine; le claqueur violoniste, dis-je, frappe avec le bois de son archet sur le corps de son violon. Cet applaudissement, plus rare que les autres, est, en conséquence, plus recherché. Malheureusement, de cruels désillusionnements ont appris aux dieux et aux déesses qu'il ne leur était guère possible de savoir quand l'applaudissement des violonistes est ironique ou sérieux. De là le sourire inquiet des divinités en recevant cet hommage.
Le timbalier applaudit en frappant sur ses timbales; ce qui ne lui arrive pas une fois en quinze ans.
Les dames romaines applaudissent quelquefois de leurs mains gantées, mais leur influence n'a tout son effet que lorsqu'elles jettent leur bouquet aux pieds de l'artiste qu'elles soutiennent. Comme ce genre d'applaudissement est assez dispendieux, c'est ordinairement le plus proche parent, le plus intime ami de l'artiste, ou l'artiste lui-même, qui en fait les frais. On donne tant aux jeteuses de fleurs pour les fleurs, et tant pour leur enthousiasme; de plus, il faut payer un homme ou un enfant agile pour, après la première averse de fleurs, courir au théâtre les reprendre et les rapporter aux Romaines placées dans les loges d'avant-scène, qui les utilisent une seconde et souvent une troisième fois.
Nous avons encore la Romaine sensible, qui pleure, tombe en attaque de nerfs, s'évanouit. Espèce rare, presque introuvable, appartenant de très-près à la famille des girafes.
Mais, pour nous renfermer dans l'étude du peuple romain proprement dit, voici comment et à quelles conditions il travaille:
Un homme étant donné qui, soit par l'impulsion d'une vocation naturelle irrésistible, soit par de longues et sérieuses études, est parvenu à acquérir un vrai talent de Romain; il se présente au directeur d'un théâtre et lui tient à peu près ce langage: «Monsieur, vous êtes à la tête d'une entreprise dramatique dont je connais le fort et le faible; vous n'avez personne encore pour la direction des succès, confiez-la-moi; je vous offre 20,000 francs comptant et une rente de 10,000. – J'en veux 30,000 comptant, répond ordinairement le directeur. – Dix mille francs ne doivent pas nous empêcher de conclure; je vous les apporterai demain. – Vous avez ma parole: mais j'exige cent hommes pour les représentations ordinaires, et cinq cents au moins pour toutes les premières et pour les débuts importants. – Vous les aurez, et plus encore.» – «Comment! dit un musicien en m'interrompant, c'est le directeur qui est payé!.. j'avais toujours cru le contraire! – Oui, monsieur, ces charges-là s'achètent comme une charge d'agent de change, un cabinet de notaire, une étude d'avoué.
Une fois nanti de sa commission, le chef du bureau des succès, l'empereur des Romains, recrute aisément son armée parmi les garçons coiffeurs, les commis voyageurs, les conducteurs de cabriolet à pied7, les pauvres étudiants, les choristes aspirants au surnumérariat, etc., etc., qui ont la passion du théâtre. Il choisit pour eux un lieu de rendez-vous, qui, d'ordinaire, est un café borgne ou un estaminet voisin du centre de leurs opérations. Là, il les compte, leur donne ses instructions et des billets de parterre ou de troisième galerie, que ces malheureux payent trente ou quarante sous, ou moins, selon le degré de l'échelle théâtrale qu'occupe leur établissement. Les lieutenants seuls ont toujours des billets gratuits. Aux grands jours, ils sont payés par le chef. Il arrive même, s'il s'agit de faire mousser à fond un ouvrage nouveau qui a coûté à la direction du théâtre beaucoup d'argent, que le chef, non-seulement ne trouve plus assez de Romains payants, mais qu'il manque de soldats dévoués prêts à livrer bataille pour l'amour de l'art. Il est alors obligé de payer le complément de sa troupe et de donner à chaque homme jusqu'à trois francs et un verre d'eau-de-vie.
Mais, dans ce cas, l'empereur, de son côté, ne reçoit pas uniquement des billets de parterre; ce sont des billets de banque qui tombent dans sa poche, et en nombre à peine croyable. Un des artistes qui figurent dans la pièce nouvelle, veut se faire soutenir d'une façon exceptionnelle; il propose quelques billets à l'empereur. Celui-ci prend son air le plus froid, et, tirant de sa poche une poignée de ces carrés de papier: «Vous voyez, dit-il, que je n'en manque pas. Ce qu'il me faut ce soir, ce sont des hommes, et, pour en avoir, je suis obligé de les payer.» – L'artiste comprend l'insinuation et glisse dans la main du César un chiffon de cinq cents francs. Le chef d'emploi de l'acteur qui s'est ainsi exécuté ne tarde pas à apprendre cette générosité; la crainte alors de n'être pas soigné en proportion de son mérite, vu les soins extraordinaires qui vont être donnés à son second, le porte à offrir à l'entrepreneur des succès un vrai billet de 1,000 francs et quelquefois davantage. Ainsi de suite, du haut en bas de tout le personnel dramatique. Vous comprenez maintenant pourquoi et comment le directeur du théâtre est payé par le directeur de la claque, et combien il est facile à celui-ci de s'enrichir.
Le premier grand Romain que j'ai connu à l'Opéra de Paris se nommait Auguste: le nom est heureux pour un César. J'ai vu peu de majestés plus imposantes que la sienne. Il était froid et digne, parlant peu, tout entier à ses méditations, à ses combinaisons et à ses calculs de haute stratégie. Il était bon prince néanmoins, et, habitué du parterre comme je l'étais alors, j'eus souvent à me louer de sa bienveillance. D'ailleurs, ma ferveur à applaudir spontanément Gluck et Spontini, madame Branchu et Dérivis, m'avait valu son estime particulière. Ayant fait exécuter à cette époque dans l'église de Saint-Roch ma première partition (une messe solennelle), les vieilles dévotes, la loueuse de chaises, le donneur d'eau bénite, les bedeaux et tous les badauds du quartier s'en montrèrent fort satisfaits, et j'eus la simplicité de croire à un succès. Mais, hélas! ce n'était qu'un quart de succès tout au plus; je ne fus pas longtemps à le découvrir. En me revoyant, deux jours après cette exécution: «Eh bien, me dit l'empereur Auguste, vous avez donc débuté à Saint-Roch avant-hier? pourquoi diable ne m'avez-vous pas prévenu de cela? nous y serions tous allés! – Ah! vous aimez à ce point la musique religieuse? – Eh non! quelle idée! mais nous vous aurions chauffé solidement. – Comment? on n'applaudit pas dans les églises. – On n'applaudit pas, non; mais on tousse, on se mouche, on remue les chaises, on frotte les pieds contre terre, on dit: «Hum! Hum!» on lève les yeux au ciel; le tremblement, quoi! nous vous eussions fait mousser un peu bien; un succès entier, comme pour un prédicateur à la mode.»
Deux ans plus tard, j'oubliai encore de l'avertir quand je donnai mon premier concert au Conservatoire. Néanmoins, Auguste y vint avec deux de ses aides de camp; et, le soir, quand je reparus au parterre de l'Opéra, il me tendit sa main puissante en me disant avec un accent paternel et convaincu (en français, bien entendu): «Tu Marcellus eris!»
(Ici Bacon pousse du coude son voisin et lui demande tout bas ce que ces trois mots signifient. «Je ne sais, répond celui-ci. – C'est dans Virgile, dit Corsino, qui a entendu la demande et la réponse. Cela signifie: «Tu seras Marcellus!» – Eh bien… qu'est-ce donc que d'être Marcellus? – Ne pas être une bête, tais-toi!)
Pourtant les maîtres ès claque n'aiment guère, en général, les bouillants amateurs tels que j'étais; ils professent une méfiance qui va jusqu'à l'antipathie pour ces aventuriers, condottieri, enfants perdus de l'enthousiasme, qui viennent à l'étourdie et sans répétitions, applaudir dans leurs rangs. Un jour de première représentation, où il devait y avoir, pour parler la langue romaine, un fameux tirage, c'est-à-dire une grande difficulté pour les soldats d'Auguste à vaincre le public, je m'étais placé par hasard sur un banc du parterre que l'empereur avait marqué sur la carte de ses opérations, comme devant lui appartenir exclusivement. J'étais là depuis une bonne demi-heure, subissant les regards hostiles de tous mes voisins, qui avaient l'air de se demander comment ils pourraient se débarrasser de moi, et je m'interrogeais avec un certain trouble, malgré la pureté de ma conscience, sur ce que je pouvais avoir fait à ces officiers, quand l'empereur Auguste, s'élançant au milieu de son état-major, vint me mettre au courant en me disant avec une certaine vivacité, mais sans violence toutefois (j'ai déjà dit qu'il me protégeait): «Mon cher monsieur, je suis obligé de vous déranger; vous ne pouvez pas rester là. – Pourquoi donc? – Eh non! c'est impossible; vous êtes au milieu de ma première ligne, et vous me coupez.» – Je me hâtai, on peut le croire, de laisser le champ libre à ce grand tacticien.
Un autre étranger, méconnaissant les nécessités de la position, eût résisté à l'empereur et compromis ainsi le succès de ses combinaisons. De là cette opinion parfaitement motivée par une longue série d'observations savantes, opinion ouvertement professée par Auguste et par toute son armée: Le public ne sert à rien dans un théâtre; non-seulement il ne sert à rien, mais il gâte tout. Tant qu'il y aura du public à l'Opéra, l'Opéra ne marchera pas. Les directeurs de ce temps-là le traitaient de fou, à l'énoncé de ces fières paroles. Grand Auguste! Il ne se doutait pas que, peu d'années après sa mort, une justice si éclatante serait rendue à ses doctrines! C'est le sort de tous les hommes de génie, d'être méconnus de leurs contemporains et exploités ensuite par leurs successeurs.
Non, jamais plus intelligent ni plus brave dispensateur de gloire ne trôna sous le lustre d'un théâtre.
En comparaison d'Auguste, celui qui règne maintenant à l'Opéra n'est qu'un Vespasien, un Claude. Il se nomme David. Aussi qui voudrait lui donner le titre d'empereur? personne. C'est tout au plus si ses flatteurs osent l'appeler roi, à cause de son nom seulement.
Le chef illustre et savant des Romains de l'Opéra-Comique s'appelle Albert; mais, comme pour son ancien homonyme, on dit en parlant de lui: Albert le Grand.
Il a, avant tous, mis en pratique l'audacieuse théorie d'Auguste, en excluant sans pitié le public des premières représentations. Ces jours-là, maintenant, si l'on en excepte les critiques, qui, pour la plupart, appartiennent encore d'une ou d'autre façon viris illustribus urbis Romæ, du haut jusques en bas la salle n'est remplie que de claqueurs.
C'est à Albert le Grand que l'on doit la coutume touchante de rappeler à la fin de chaque pièce nouvelle tous les acteurs. Le roi David l'a promptement imité en ceci; et, enhardi par le succès de ce premier perfectionnement, il y a joint celui de rappeler le ténor jusqu'à trois fois dans la soirée. Un dieu qui, dans une représentation d'apparat, ne serait rappelé comme un simple mortel qu'une fois à la fin de la pièce, ferait four. D'où il suit que, si, malgré tous ses efforts, David n'a pu arriver pour un ténor généreux qu'à ce mince résultat, ses rivaux du Théâtre-Français et de l'Opéra-Comique se moquent de lui le lendemain, et disent: «Hier, David a chauffé le four.» Je donnerai tout à l'heure l'explication de ces termes romains. Malheureusement, Albert le Grand, las du pouvoir sans doute, a cru devoir déposer son sceptre. En le remettant aux mains de son obscur successeur, il eût volontiers dit comme Sylla, dans la tragédie de M. de Jouy:
J'ai gouverné sans peur et j'abdique sans crainte,
si le vers eût été meilleur. Mais Albert est un homme d'esprit, il exècre la littérature médiocre; ce qui, à la rigueur, pourrait expliquer son empressement à quitter l'Opéra-Comique.
Un autre grand homme que je n'ai point connu, mais dont la célèbrité est immense dans Paris, gouvernait et gouverne encore, je crois, au Gymnase-Dramatique. Il se nomme Sauton. Il a fait progresser l'art dans une voie large et nouvelle. Il a établi par d'amicales relations l'égalité et la fraternité entre les Romains et les auteurs; système que David encore, ce plagiaire, s'est empressé d'adopter. Maintenant, on trouve un chef de claque familièrement assis à la table, non-seulement de Melpomène, de Thalie ou de Terpsichore, mais à celle même d'Apollon et d'Orphée. Il engage pour eux et pour elles sa signature, il les aide de sa bourse dans leurs secrets embarras, il les protége, il les aime de cœur.
On cite ce mot admirable de l'empereur Sauton à l'un de nos écrivains les plus spirituels et le moins enclins à thésauriser:
A la fin d'un cordial déjeuner, où les cordiaux n'avaient point été ménagés, Sauton, rouge d'émotion, tortillant sa serviette, trouva enfin assez de courage pour dire sans trop balbutier à son amphitryon: «Mon cher D***, j'ai une prière à vous adresser… – Laquelle? parlez! – Permettez-moi de… vous tutoyer… tutoyons-nous! – Volontiers. Sauton, prête-moi mille écus. – Ah! cher ami, tu me ravis!» Et, tirant son portefeuille: «Les voilà!»
Je ne puis vous faire, messieurs, le portrait de tous les hommes illustres de la ville de Rome; le temps et les connaissances biographiques me manquent. J'ajouterai seulement, au sujet des trois héros dont je viens d'avoir l'honneur de vous entretenir, qu'Auguste, Albert et Sauton, bien que rivaux, furent toujours unis. Ils n'imitèrent point, pendant leur triumvirat, les guerres et les perfidies qui déshonorent dans l'histoire celui d'Antoine, d'Octave et de Lépide. Loin de là, quand il y avait à l'Opéra une ces terribles représentations où il faut absolument remporter une victoire éclatante, formidable, épique, à rendre Pindare et Homère impuissants à la chanter, Auguste, dédaigneux des recrues inexpérimentées, faisait un appel à ses triumvirs. Ceux-ci, fiers d'en venir aux mains près d'un si grand homme, consentaient à le reconnaître pour chef, lui amenaient, Albert, sa phalange indomptable, Sauton, ses troupes légères, toutes animées de cette ardeur à laquelle rien ne résiste et qui enfante des prodiges. On réunissait en une seule armée ces trois corps d'élite, la veille de la représentation, dans le parterre de l'Opéra. Auguste, son plan, son livret, ses notes à la main, faisait faire aux troupes une répétition laborieuse, profitant quelquefois des observations d'Antoine et de Lépide, qui en avaient peu à lui adresser; tant le coup d'œil d'Auguste était rapide et sûr, tant il avait de pénétration pour deviner les projets de l'ennemi, de génie pour les contrecarrer, de raison pour ne pas tenter l'impossible. Aussi quel triomphe le lendemain! que d'acclamations, que de dépouilles opimes! qu'on n'offrait point à Jupiter Stator, qui venaient de lui, au contraire, et de vingt autres dieux.
Ce sont là des services sans prix rendus à l'art et aux artistes par la nation romaine.
Croiriez-vous, messieurs, qu'il est question de la chasser de l'Opéra? Plusieurs journaux annoncent cette réforme, à laquelle nous ne croirons pas, même si nous en sommes témoins. La claque, en effet, est devenue un besoin de l'époque: sous toutes les formes, sous tous les masques, sous tous les prétextes, elle s'est introduite partout. Elle règne et gouverne, au théâtre, au concert, à l'Assemblée nationale, dans les clubs, à l'église, dans les sociétés industrielles, dans la presse et jusque dans les salons. Dès que vingt personnes assemblées sont appelées à décider de la valeur des faits, gestes ou idées d'un individu quelconque qui pose devant elles, on peut être sûr que le quart au moins de l'aréopage est placé auprès des trois autres quarts pour les allumer, s'ils sont inflammables, ou pour montrer seul son ardeur, s'ils ne le sont pas. Dans ce dernier cas, excessivement fréquent, cet enthousiasme isolé et de parti pris suffit encore à flatter la plupart des amours-propres. Quelques-uns parviennent à se faire illusion sur la valeur réelle des suffrages ainsi obtenus; d'autres ne s'en font aucune et les désirent néanmoins. Ceux-là en sont venus à ce point, que, faute d'avoir à leurs ordres des hommes vivants pour les applaudir, ils seraient encore heureux des applaudissements d'une troupe de mannequins, voire même d'une machine à claquer; ils tourneraient eux-mêmes la manivelle.
Les claqueurs de nos théâtres sont devenus des praticiens savants; leur métier s'est élevé jusqu'à l'art.
On a souvent admiré, mais jamais assez, selon moi, le talent merveilleux avec lequel Auguste dirigeait les grands ouvrages du répertoire moderne, et l'excellence des conseils qu'en mainte circonstance il donnait aux auteurs. Caché dans une loge du rez-de-chaussée, il assistait à toutes les répétitions des artistes, avant de faire faire la sienne à son armée. Puis, quand le maestro venait lui dire: «Ici, vous donnerez trois salves, là, vous crierez bis,» il lui répondait avec une assurance imperturbable, selon le cas: «Monsieur, c'est dangereux,» ou bien: «Cela se fera,» ou: «J'y réfléchirai, mes idées là-dessus ne sont pas encore arrêtées. Ayez quelques amateurs pour attaquer, et je les suivrai si cela prend.» Il arrivait même à Auguste de résister noblement à un auteur qui eût voulu lui arracher des applaudissements dangereux, et de lui répondre: «Monsieur, je ne le puis. Vous me compromettriez aux yeux du public, aux yeux des artistes et à ceux de mes confrères, qui savent bien que cela ne doit pas se faire. J'ai ma réputation à garder: j'ai, moi aussi, de l'amour-propre. Votre ouvrage est très-difficile à diriger, j'y mettrai tous mes soins, mais je ne veux pas me faire siffler.»
A côté des claqueurs de profession, instruits, sagaces, prudents, inspirés, artistes enfin, nous avons les claqueurs par occasion, par amitié, par intérêt personnel; et ceux-là on ne les bannira pas de l'Opéra. Ce sont: les amis naïfs, qui admirent de bonne foi tout ce qui va se débiter sur la scène devant que les chandelles soient allumés (Il est vrai de dire que cette espèce d'amis devient de jour en jour plus rare; ceux, au contraire, qui dénigrent avant, pendant et après, multiplient énormément); les parents, ces claqueurs donnés par la nature; les éditeurs, claqueurs féroces, et surtout les amants et les maris. Voilà pourquoi les femmes, outre une foule d'autres avantages qu'elles possèdent sur les hommes, ont encore une chance de succès de plus qu'eux. Car une femme ne peut guère dans une salle de spectacle ou de concert applaudir d'une façon utile son mari ou son amant; elle a, d'ailleurs, toujours quelque autre chose à faire; tandis que ceux-ci, pourvu qu'ils aient les moindres dispositions naturelles ou les notions élémentaires de l'art peuvent au théâtre, au moyen d'un habile coup de main, et en moins de trois minutes, amener un succès de renouvellement, c'est-à-dire un succès grave et capable d'obliger un directeur à renouveler un engagement. Les maris, pour ces sortes d'opérations, valent même mieux que les amants. Ces derniers craignent d'ordinaire le ridicule; ils craignent aussi in petto de se créer par un succès éclatant un trop grand nombre de rivaux; ils n'ont pas non plus d'intérêt d'argent dans les triomphes de leurs maîtresses; mais le mari, qui tient les cordons de la bourse, qui sait ce que peuvent rapporter un bouquet bien lancé, une salve bien reprise, une émotion bien communiquée, un rappel bien enlevé, celui-là seul ose tirer parti des facultés qu'il possède. Il a le don de ventriloquie et d'ubiquité. Il applaudit un instant à l'amphithéâtre en criant: Brava! avec une voix de ténor, en sons de poitrine; de là, il s'élance d'un bond au couloir des premières loges, et, passant la tête par l'ouverture dont leurs portes sont percées, il jette en passant un Admirable! en voix de basse profonde, et vole pantelant au troisième étage, d'où il fait retentir la salle des exclamations: «Délicieux! ravissant! Dieu! quel talent! cela fait mal!» en voix de soprano, en sons féminins étouffés par l'émotion. Voilà un époux modèle, un père de famille laborieux et intelligent. Quant au mari homme de goût, réservé, qui reste tranquillement à sa place pendant tout un acte, qui n'ose applaudir même les plus beaux élans de sa moitié, on peut le dire sans crainte de se tromper: c'est un mari… perdu, ou sa femme est un ange.
N'est-ce pas un mari qui inventa le sifflet succès; le sifflet à grand enthousiasme, le sifflet à haute pression? qu'on emploie de la manière suivante:
Si le public, trop familiarisé avec le talent d'une femme qui paraît chaque jour devant lui, semble tomber dans l'apathique indifférence qu'amène la satiété, on place dans la salle un homme dévoué et peu connu pour le réveiller. Au moment précis où la diva vient de donner une preuve manifeste de talent, et quand les claqueurs artistes travaillent avec le plus d'ensemble au centre du parterre, un bruit aigu et insultant part d'un coin obscur. L'assemblée alors se lève tout entière en proie à un accès d'indignation, et les applaudissements vengeurs éclatent avec une frénésie indescriptible. «Quelle infamie! crie-t-on de toutes parts, quelle ignoble cabale! Brava! bravissima! charmante! délirante! etc., etc.» Mais ce tour hardi est d'une exécution délicate; il y a, d'ailleurs, très-peu de femmes qui consentent à subir l'affront fictif d'un coup de sifflet, si productif qu'il doive être ensuite.
Telle est l'impression inexplicable que ressentent presque tous les artistes des bruits approbateurs ou improbateurs, lors même que ces bruits n'expriment ni l'admiration ni le blâme. L'habitude, l'imagination et un peu de faiblesse d'esprit leur font ressentir de la joie ou de la peine, selon que l'air, dans une salle de spectacle, est mis en vibration d'une ou d'autre façon. Le phénomène physique, indépendamment de toute idée de gloire ou d'opprobre, y suffit. Je suis certain qu'il y a des acteurs assez enfants pour souffrir quand ils voyagent en chemin de fer, à cause du sifflet de la locomotive.
L'art de la claque réagit même sur l'art de la composition musicale. Ce sont les nombreuses variétés de claqueurs italiens, amateurs ou artistes, qui ont conduit les compositeurs à finir chacun de leurs morceaux par cette période redondante, triviale, ridicule et toujours la même, nommée cabaletta, petite cabale, qui provoque les applaudissements. La cabaletta ne leur suffisant plus, ils ont amené l'introduction dans les orchestres de la grosse caisse, grosse cabale qui détruit en ce moment la musique et les chanteurs. Blasés sur la grosse caisse et impuissants à enlever les succès avec les vieux moyens, ils ont enfin exigé des pauvres maestri des duos, des trios, des chœurs à l'unisson. Dans quelques passages, il a même fallu mettre à l'unisson les voix et l'orchestre; produisant ainsi un morceau d'ensemble à une seule partie, mais où l'énorme force d'émission du son paraît préférable à toute harmonie, à toute instrumentation, à toute idée musicale enfin, pour entraîner le public et lui faire croire qu'il est électrisé.
Les exemples analogues abondent dans la confection des œuvres littéraires.
Pour les danseurs, leur affaire est toute simple; elle se règle avec l'impresario: «Vous me donnerez tant de mille francs par mois, tant de billets de service8 par représentation, et la claque me fera une entrée, une sortie, et deux salves à chacun de mes échos9.»
Par la claque, les directeurs font ou défont à volonté ce qu'on appelle encore des succès. Un seul mot au chef du parterre leur suffit pour tuer un artiste qui n'a pas un talent hors ligne. Je me souviens d'avoir entendu un soir à l'Opéra Auguste dire, en parcourant les rangs de son armée avant le lever du rideau: «Rien pour M. Dérivis! rien pour M. Dérivis!» Le mot d'ordre circula, et de toute la soirée Dérivis, en effet, n'eut pas un seul applaudissement. Le directeur qui veut se débarrasser d'un sujet pour quelque raison que ce soit, emploie cet ingénieux moyen, et, après deux ou trois représentations où il n'y a rien eu pour M… ou pour Madame…: «Vous le voyez, dit-il à l'artiste, je ne puis vous conserver, votre talent n'est pas sympathique au public.» Il arrive, en revanche, que cette tactique échoue quelquefois à l'égard d'un virtuose de premier ordre. «Rien pour lui!» a-t-on dit dans le centre officiel. Mais le public, étonné d'abord du silence des Romains, devinant bientôt de quoi il s'agit, se met à fonctionner lui-même officieusement et avec d'autant plus de chaleur, qu'il y a une cabale hostile à contrecarrer. L'artiste alors obtient un succès exceptionnel, un succès circulaire, le centre du parterre n'y prenant aucune part. Mais je n'oserais dire s'il est plus fier de cet enthousiasme spontané du public, que courroucé de l'inaction de la claque.
Songer à détruire brusquement une pareille institution dans le plus grand de nos théâtres, me paraît donc aussi impossible et aussi fou que de prétendre anéantir du soir au lendemain une religion.
Se figure-t-on le désarroi de l'Opéra? le découragement, la mélancolie, le marasme, le spleen où tomberait tout son peuple dansant, chantant, marchant, rimant, peignant et composant? le dégoût de la vie qui s'emparerait des dieux et des demi-dieux, quand un affreux silence succéderait à des cabalettes qui n'auraient pas été chantées ou dansées d'une façon irréprochable? Songe-t-on bien à la rage des médiocrités en voyant les vrais talents quelquefois applaudis, quand elles, qu'on applaudissait toujours auparavant, n'auraient plus un coup de main? Ce serait reconnaître le principe de l'inégalité, en rendre l'évidence palpable; et nous sommes en république; et le mot Égalité est écrit sur le fronton de l'Opéra! D'ailleurs, qui est-ce qui rappellerait le premier sujet après le troisième et le cinquième acte? Qui est-ce qui crierait: Tous! tous! à la fin de la représentation? Qui est-ce qui rirait quand un personnage dit une sottise? Qui est-ce qui couvrirait par d'obligeants applaudissements la mauvaise note d'une basse ou d'un ténor, et empêcherait ainsi le public de l'entendre. C'est à faire frémir. Bien plus, les exercices de la claque forment une partie de l'intérêt du spectacle; on se plaît à la voir opérer. Et c'est tellement vrai, que, si on expulsait les claqueurs à certaines représentations, il ne resterait personne dans la salle.
Non, la suppression des Romains en France est un rêve insensé, fort heureusement. Le ciel et la terre passeront, mais Rome est immortelle, et la claque ne passera pas.
Écoutez!.. voici notre prima donna qui s'avise de chanter avec âme et avec une simplicité de bon goût, la seule mélodie distinguée qui se trouve dans ce pauvre opéra. Vous verrez qu'elle n'aura pas un applaudissement… Ah! je me suis trompé; oui, on l'applaudit; mais comment! Comme cela est mal fait! quelle salve avortée, mal attaquée et mal reprise! Il y a de la bonne volonté dans le public, mais point de savoir, point d'ensemble, et par suite il n'y a point d'effet. Si Auguste avait eu cette femme à soigner, il vous eût enlevé la salle d'emblée, et vous-même qui ne songez point à applaudir, vous eussiez partagé bon gré mal gré son enthousiasme.
Je ne vous ai pas fait encore, messieurs, le portrait en pied de la Romaine; je profiterai pour cela du dernier acte de notre opéra, qui va bientôt commencer. Faisons un court entr'acte; je suis fatigué.
(Les musiciens s'éloignent de quelques pas, se communiquant tout bas leurs réflexions, pendant que le rideau est baissé. Mais trois coups du bâton du chef d'orchestre sur son pupitre, indiquant la reprise de la représentation, mon auditoire revient et se groupe attentif autour de moi.)
7
Quand un conducteur de cabriolet a encouru le mécontentement de M. le préfet de police, celui-ci lui interdit pendant deux ou trois semaines de faire son métier de cocher, auquel cas, le malheureux qui ne gagne rien, ne va certes pas en voiture. Il est à pied. Il entre alors souvent dans l'infanterie romaine.
8
Les billets de service sont ceux auxquels un acteur a droit les jours où il joue.
9
Les échos sont les solos d'un danseur dans un morceau d'ensemble chorégraphique.