Читать книгу Sous le burnous - Hector France - Страница 13
III
ОглавлениеEnviron trois semaines après, le lieutenant Fortescu, pipe en bouche et canne en main, se promenait paisiblement comme un honnête bourgeois, au milieu des buissons de genévriers et de myrtes qui entourent le bordj d'El-Meridj. Le ciel était d'indigo, le soleil radiait et les hirondelles arrivaient en foule. Pour la première fois depuis le commencement de l'année, il avait sorti son vêtement de coutil et s'était coiffé d'un grand chapeau de feuille de palmier, présent d'un caïd du voisinage, Hamdabel-Hassen. Tout en fumant sa vieille bouffarde, il tapait de sa canne de jonc, à droite et à gauche, avec colère, sur les jeunes pousses des genêts comme un chaouch sur des têtes de Turcs.
Il avait bien déjeuné cependant, pris le café, le pousse-café, la bière, la rincette, la surrincette et encore la bière; pourquoi diable n'était-il pas content?
Une autre poule manquait-elle donc à l'appel. Hélas! oui. Non pas une, ni deux, ni trois, ni quatre, mais dix. Bientôt par douzaines on comptait les absentes. Le coq même, le magnifique coq cochinchinois, si superbe, si fier, si vigoureux, cet hercule des gallinacés avait disparu. Pourtant les caves du bordj ne servaient plus de refuge aux Chaouias, ni aux nègres; mais Fortescu, en reconnaissant les débris affreusement mutilés du chef de file, mijotant en compagnie de pommes de terre dans une gamelle de campement de la quatrième du deux, venait d'avoir la preuve que les zouaves seuls dévastaient son poulailler.
Mais ce n'était pas ce qui le tracassait et le poussait à sabrer les branches verdoyantes de l'arbuste cher à Vénus, car les rapines allaient avoir une fin. La compagnie de zouaves rentrait à Constantine; encore quelques jours et l'on serait débarrassé de ce mauvais voisinage.
Et voilà justement ce qui embêtait Fortescu. Depuis deux ans que duraient les travaux du bordj, la smala de spahis ne suffisant pas d'abord pour protéger les travailleurs, on avait, dès le principe, envoyé un bataillon; bientôt le bataillon s'était réduit à deux compagnies, puis à une; et maintenant on retirait cette dernière comme absolument superflue. Le pays pacifié, les tribus de la frontière soumises; plus de factionnaires assassinés; plus de têtes de colons coupées. Calme plat partout. On pouvait aller de Tebessa à El Meridj, d'El Meridj à Souk-Arras, de Souk-Arras au Tarf et du Tarf à la Calle, tranquillement, la canne à la main, en fumant des cigarettes, comme de la Bastille à la Madeleine, avec cette différence qu'au lieu de payer ses rafraîchissements à un prix exagéré, sans compter le pourboire au garçon, on était hébergé gratis le long du chemin par ces imbéciles d'Arabes, sans même se croire obligé de leur dire «merci» au départ. Et voilà des mois et des mois que cela durait! Et ça allait durer peut-être encore des mois et des mois et des années entières. Cré tonnerre! Eh bien! mais alors… et l'avancement, nom de Dieu!
Il est vrai que, depuis six mois, les terribles fièvres d'El Meridj rongeaient le capitaine, ne lui laissant que le cuir sur les os.
S'il cassait sa pipe, ça ferait une place; mais quand tournerait-il de l'oeil? On en voit comme ça, des souffreteux, des faiblards, des moitié-crevés, qui semblent n'avoir plus qu'un souffle et qui enterrent les plus solides.
Ce n'est pas qu'il en voulait à ce brave homme de capitaine Fleury; il l'aimait beaucoup, au contraire, il se serait fait trouer la peau pour lui dans une charge, mais que diable! puisqu'il n'y avait plus rien à fricasser dans ce sacré pays, il fallait bien se demander si les anciens ne songeaient pas à défiler la grande parade.
Chacun pour soi, n'est-ce pas donc? Eh, nom de Dieu, non! plus rien à faire, positivement. Ces animaux de Bédoins deviennent doux comme des moutons et comme eux se laissent tondre. Tas d'idiots! S'ils se remuaient seulement un peu, de temps à autre! Mais ils ne demandent qu'à vivre en paix! Malheur! Vingt ans de services, et n'être que lieutenant en premier! Il avait sollicité un poste de la frontière, comptant sur des chevauchées, des coups de sabre et des horions, et voilà qu'il prenait du ventre. Quand donc ce gouvernement d'avocats et d'épiciers se décidera-t-il à taper sur quelqu'un ou quelque chose? Avec l'empereur, ce serait déjà fait. Comment voulez-vous que des officiers deviennent républicains si on leur coupe les chances d'avancement! Autant faire du lard et rester chez soi. On gagnerait davantage à vendre des chandelles. Le métier est perdu dans ces parages. Il n'y a pas encore dix mois, on n'aurait pas fait dix pas hors du bordj sans recevoir un pruneau, et le voici à plus de deux cents mètres. On est obligé de compter sur les fièvres et les dyssenteries, puisqu'on n'entend plus siffler la moindre balle.
Comme si une fée bienveillante eût entendu ce monologue et eût voulu satisfaire les souhaits de Fortescu, une détonation retentit et un sifflement strident vibra près de son oreille, mais si près qu'il en sentit le vent.
Il se retourna avec une vivacité et une prestesse que n'aurait pu faire soupçonner son ventre de cavalier bien nourri.
—Butor! maladroit! cria-t-il. C'est encore cet animal de marchef qui tire les lièvres. Eh! dites donc, vous, là-bas! Faites attention où vous envoyez vos balles, nom de Dieu!
Mais un second coup qui, cette fois, troua son beau chapeau de palmier, lui prouva que, précisément, le tireur prêtait la plus grande attention à l'endroit où il envoyait ses balles, et que le but n'était pas un lièvre; et tout pâle d'émotion et de colère, il aperçut dans la fumée bleuâtre s'élevant en gracieuse spirale d'un fourré de tamarin, un burnous blanc qui s'agitait.
—A cheval! à cheval!
Et encore essoufflé de sa course, il montrait au capitaine le trou de son chapeau.
—Sont-ils nombreux? demanda l'autre, se jetant hors de son lit tout grelottant de fièvre.
—Je n'ai pu les compter, mon capitaine; ils sont embusqués dans les broussailles; mais ils ont tiré plusieurs coups de fusil.
—J'en ai entendu deux. J'ai cru que c'était cet empoté de marchef qui chassait.
Mais le marchef accourait de la cantine où il était en train de sirotter son sixième champoreau, tout en racontant l'histoire de la Pucelle enragée à la petite maman Jardret qui avait mal au ventre à force de rire.
—Un peloton, à cheval!
Et cinq minutes après, le peloton commandé par Fortescu dévalait au grand trot.
On battit les broussailles, on feuilla les halliers, on descendit jusque dans le lit encaissé de l'oued Horrirh: on ne découvrit que quelques petits pâtres et deux ou trois chaouias paisiblement assis, devisant des choses du temps.
L'ennemi avait disparu.
Une fillette qui s'était enfuie à l'approche des spahis, et qu'on rattrapa bien vite en la menaçant de lui couper la tête si elle ne disait pas toute la vérité, déclara affolée et tremblante, avoir aperçu un grand négro traverser les broussailles et courir dans la direction du douar du caïd Hamda-bel-Hassen des Ouled-Ali, de l'autre côté de l'oued Horrirh, au pied de la montagne.