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V

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Table des matières

Après avoir déposé sa mère à la porte de madame de la Roche-Odon, Aurélien, achevant d'user son heure de voiture, s'était fait conduire au palais Colonna, à l'ambassade de France.

Mais c'est l'ambassadeur qui occupe le palais Colonna; quant aux bureaux, on les a installés dans des communs, anciennes écuries, remises ou cuisines, qui ouvrent leur porte borgne sur une ruelle appelée la via della Pilotta.

Aurélien trouva son ancien camarade M. de Vaunoise dans une salle basse, enfoncé dans un grand fauteuil, et lisant un numéro du Sport, derrière lequel il disparaissait si bien, qu'on ne voyait de sa personne que deux pieds posés sur le dossier d'une chaise qui lui servait d'appui.

Il fallut qu'Aurélien fit le tour de cette chaise pour découvrir son ami derrière le Sport.

—Tiens, Prête-Avoine! s'écria le jeune attaché en lâchant son journal et en posant brusquement ses pieds par terre, Prête-Avoine à Rome!

C'était ainsi que M. de Vaunoise avait l'habitude de prononcer ce nom roturier de Prétavoine, et il le faisait avec une désinvolture tout aristocratique.

Si Aurélien avait été encore à l'Université et s'il n'avait point eu besoin de lui, il lui aurait répondu comme il lui répondait autrefois:

—Oui, mon cher Balour-Eau.

Mais ce n'était pas le moment de blesser celui dont il venait réclamer les services, et assurément ce nom de Balour-Eau ainsi prononcé n'eût point resserré les liens de leur camaraderie.

En effet, M. le vicomte de Vaunoise se nommait, de son nom patronymique Baloureau, et sa noblesse était de trop fraîche date pour qu'il n'en fût pas fier comme un paon. Jusqu'en 1830 ses pères, qui étaient ardoisiers dans l'Anjou, n'avaient eu d'autre nom que celui de Baloureau, et c'était à cette époque que Charles X, ou plus justement M. de Polignac, voulant récompenser le zèle monarchique et religieux des Baloureau, en avait fait des comtes de Vaunoise. Tout le monde connaissait l'origine et la date de ces lettres de noblesse, et personne n'avait oublié le nom de Baloureau, personne excepté ceux qui le portaient, bien entendu.

C'était même pour que son petit-fils fût digne de son titre que le vieux père Baloureau avait voulu en faire un diplomate. Et par un bienheureux hasard qui ne se rencontre pas souvent, il s'était trouvé que le jeune héritier des ardoisiers avait quelques-unes des qualités de la profession qu'on lui imposait; de la finesse, de la politesse, du bon sens, beaucoup d'entregent, une affabilité qui le faisait tout à tous, de l'esprit, une extrême curiosité de tout savoir, l'amour de l'intrigue pour le plaisir de l'intrigue, de la réserve sous une apparence de légèreté; et, certainement cette réserve lui eût interdit le Prête-Avoine si ce n'avait été une plaisanterie d'école dont l'habitude était prise depuis longtemps.

—Oui, mon cher Vaunoise, répondit Aurélien, avalant sans grimace le Prête-Avoine; à Rome depuis ce matin, et ma première visite est pour toi.

—Bonne idée; je vais te faire faire ta première promenade; comme cela tu associeras mon souvenir à celui de Rome et tu ne m'oublieras plus. Nous prendrons une voiture à la place de Venise; viens.

Ils n'eurent pas besoin d'aller jusqu'à la place de Venise; sur la place des Saints-Apôtres, ils trouvèrent une voiture découverte dans laquelle ils montèrent.

—Tu es à moi, n'est-ce pas? demanda Vaunoise.

—Certes.

—Alors je te conduis.

Et s'adressant au cocher, il lui dit de les mener à Saint-Pierre, en passant par le Panthéon.

Puis se tournant vers Aurélien:

—Il y a quatre choses principales, capitales, à voir à Rome, lui dit-il: le Panthéon, Saint-Pierre avec le Vatican, Saint-Paul et le Colisée avec le Forum et le Palais des Césars; je vais te les montrer, après tu te débrouilleras tout seul.

Puis, comme il ne tenait pas essentiellement à faire étalage de son érudition, qui d'ailleurs était de fraîche date, il changea de sujet:

—Tu es seul à Rome? demanda-t-il.

—Non, je suis avec ma mère.

L'occasion de parler de madame de la Roche-Odon se présentait, Aurélien la saisit avec empressement.

—Mais ma mère ayant une visite à faire à la vicomtesse de la Roche-Odon, cela m'a permis de venir te voir.

—Tu la connais, madame de la Roche-Odon?

—Nous sommes liés avec son beau-père le vieux comte de la Roche-Odon; mais je n'ai jamais vu la vicomtesse.

—Tu la verras ici, et elle vaut la peine qu'on se dérange pour elle, tu aurais dû accompagner ta mère; qui sait?

—Comment?

—Avec madame de la Roche-Odon tout peut arriver, et c'est l'improbable qui a le plus de chances.

—Elle a au moins quarante ans.

—On a l'âge qu'on paraît avoir, et quand tu auras vu madame de la Roche-Odon, tu ne diras pas qu'elle a quarante ans; vingt-cinq, vingt-huit au plus. Une merveille! Si tu habites Rome pendant un certain temps, tu entendras discuter plus d'une fois la question de savoir comment madame de la Roche-Odon est restée belle, et l'on te racontera les choses les plus invraisemblables.

—Lesquelles?

—Tu sais que nous sommes dans le Corso, si tu regardais un peu autour de toi au lieu de bavarder. Voilà le palais Doria.

—T'écouter ne m'empêche pas de regarder: tu me disais qu'on racontait les choses les plus invraisemblables sur madame de la Roche-Odon...

—C'est-à-dire sur les moyens qu'elle emploie pour conserver sa beauté: les uns prétendent que du commencement de l'année à la fin, elle prend un bain froid tous les matins; les autres, que ce n'est pas le froid physique qui la conserve, mais la froideur morale, autrement dit qu'elle ne s'émeut de rien et ne prend des passions que tout juste ce qu'il en faut pour se bien porter en donnant de l'activité à la circulation du sang; enfin mille explications. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'aujourd'hui elle est assez belle pour...

Il s'interrompit.

—Nous voilà au Panthéon, il faut descendre.

Mais Aurélien refusa; puisqu'il logeait à la Minerve, il viendrait le lendemain visiter le Panthéon.

—Et puis, ajouta-t-il dévotement, j'aime mieux que ma première visite soit pour Saint-Pierre.

—Ça, c'est une raison respectable; cependant il serait curieux pour toi de voir comment Bramante a pris la coupole du Panthéon pour la poser sur son église.

Mais Aurélien n'avait pas en ce moment des curiosités de ce genre.

—Pourquoi, ou pour qui madame de la Roche-Odon est-elle assez belle? dit-il, pendant que la voiture roulait à travers des rues infectées par l'odeur de la friture et des guenilles qui séchaient au soleil.

—Assez belle à quarante ans pour avoir un amant de vingt-huit ans, qui est fou d'amour, lord Harley. Connais-tu lord Harley?

—Non.

—Eh bien! quand tu l'auras vu, tu comprendras quelle puissance exerce madame de la Roche-Odon; car lord Harley n'est pas le premier venu; il a tout pour lui: élégance, distinction, fortune, savoir, et cependant il est l'esclave d'une femme plus âgée que lui de douze ou quinze ans. Elle le domine si bien que, pour avoir sa liberté à Rome, elle lui a soufflé le goût des fouilles; il passe son temps à Ardea, tu sais la fameuse Ardée de Turnus, la capitale des Rutules, où il est en train, dit-on, de faire des découvertes extraordinaires. Des fouilles dans la voie Apienne ou sur le Palatin, cela est à la portée de tous, mais à Ardea, en plein Latium, au milieu de la Malaria, voilà qui est original. Madame de la Roche-Odon lui a soufflé la passion des fouilles. Il publie sur ses découvertes un ouvrage fort curieux, qui paraît par livraisons, de temps en temps, avec des planches superbes que je te montrerai, et on raconte que naïvement il rapporte tout l'honneur de son travail à sa maîtresse: «C'est à elle, dit-il, qu'Ardea devra sa résurrection.» N'est-ce pas admirable? Tu te demandes peut-être pourquoi, au lieu de garder son amant près d'elle, et de lui faire faire des fouilles dans la voie Apienne ou sur le Palatin, elle l'a envoyé à Ardea.

—Justement.

—C'est qu'Ardea possède un avantage important pour madame de la Roche-Odon, qui est son éloignement, trente-cinq ou quarante kilomètres de Rome, si bien que quand lord Harley est parti pour surveiller ses fouilles, madame de la Roche-Odon est tranquille, elle sait qu'il ne rentrera pas à l'improviste.

—Elle a donc à craindre que lord Harley rentre à l'improviste?

—Je crois bien qu'elle a à craindre, demande à Cerda s'il lui serait agréable d'être surpris par lord Harley.

—Qu'est-ce que c'est que Cerda?

—Cerda est le ténor qui chante en ce moment au théâtre Apollo; un Sicilien que les femmes trouvent charmant et que madame de la Roche-Odon a enlevé à ses rivales. Tu vois par là si elle a quarante ans. Pour moi, je crois volontiers qu'elle ne les aura jamais et qu'elle continuera longtemps encore ses études. Car ce sont, paraît-il, des études que fait madame de la Roche-Odon: elle cherche un homme qui la comprenne ou qu'elle comprenne, je ne sais trop, mais enfin avec lequel il y ait accord parfait, et comme elle ne l'a pas encore trouvé, paraît-il, elle continue ses recherches sans se désespérer aucunement, convaincue qu'elle a encore de longues années devant elle. Présentement c'est Cerda qui est le sujet; et il est probable quelle le gardera tant qu'il ne sera pas réduit à l'état de caput-mortuum, comme disaient les alchimistes.

Cependant, après avoir roulé à travers des rues sales et tortueuses et passé le Tibre sur un pont orné de statues qui feraient bel effet dans une apothéose de féerie, ils étaient arrivés dans une rue aboutissant à une grande place.

De forme ovale, cette place qui va en montant est enserrée par deux colonnades composées de quatre rangs de colonnes: au centre se dresse un obélisque; de chaque côté deux fontaines lancent une haute gerbe d'eau qui se termine en un panache d'écume; enfin à son extrémité commence un vaste escalier qui par trois rampes, conduit à un immense monument au-dessus duquel s'élève un dôme colossal;—ce monument, c'est la basilique de Saint-Pierre.

Si Aurélien avait pu passer avec indifférence devant le Panthéon qui est un monument païen, il ne pouvait pas ne pas paraître ému en s'approchant de Saint-Pierre, qui est le monument chrétien par excellence—sinon par le sentiment et le style, au moins par la tradition.

C'était le moment de s'attendrir et d'éprouver des sentiments de vénération et de componction: Saint-Pierre! le Vatican! c'est avec les yeux de l'âme qu'un catholique les regarde.

Il n'y manqua pas; pas plus qu'il ne manqua d'aller baiser dévotement le pied de la statue de saint Pierre usé par les lèvres ardentes des pèlerins qui depuis des siècles sont venus le polir les unes après les autres.

—Tu reviendras, disait M. de Vaunoise.

Mais Aurélien n'avait pas besoin de cette parole pour hâter sa visite: s'il ne parlait plus de madame de la Roche-Odon, il ne l'oubliait pas, et il était curieux de reprendre l'entretien au point où il avait été interrompu.

Bientôt ils remontèrent dans leur voiture, et par le Janicule, l'île du Tibre et l'Aventin ils se dirigèrent vers Saint-Paul.

Comme beaucoup d'étrangers établis à Rome, Vaunoise avait une peur effroyable de la fièvre, et à chaque instant il s'interrompait pour dire:

—Tu sais, là règne la fièvre.

Mais Aurélien ne voulait pas entendre parler de fièvre: madame de la Roche-Odon toujours, et la seule madame de la Roche-Odon.

Seulement, comme il importait de ne pas éveiller la défiance de Vaunoise, c'était avec des précautions et des détours qu'il revenait sans cesse à ce sujet.

—Tu sais que je rêve de ce que tu m'as raconté de madame de la Roche-Odon; est-ce possible?

—Probablement, puisque c'est vrai.

—Vrai?

—Dame, tout le monde le dit; et si tu vas à l'Apollo un de ces soirs, quand Cerda chantera, tu verras comment il se comporte en scène: il paraît qu'il lui est défendu de regarder qui que ce soit dans la salle; de là un jeu tout à fait étrange, je t'assure, et qui t'amusera.

—Mais lord Harley?

—Un mari, seul à ignorer ce que tout le monde sait; et puis il l'adore, car elle a toujours su se faire adorer, à preuve la naissance de Michel Berceau.

—Qu'est-ce que c'est que Michel Berceau?

—Le fils aîné de madame de la Roche-Odon.

—Le prince Michel Sobolewski?

—Lui-même.

—Pourquoi l'appelles-tu Michel Berceau?

—Je ne l'appellerais certes pas ainsi en lui parlant, mais c'est de ce nom que nous le désignons souvent entre nous.

—Est-ce qu'il y a eu un M. Berceau dans l'histoire de madame de la Roche-Odon?

—Ce n'est pas un M. Berceau qui a rempli un rôle dans l'histoire de madame de la Roche-Odon, ce sont trois berceaux, trois lits d'enfant. Madame de la Roche-Odon avait vingt ans de moins qu'aujourd'hui, et elle était dans toute la splendeur de sa beauté; elle habitait Paris, et son mari, le prince Sobolewski voyageait quelque part, n'importe où; enfin, il était depuis longtemps séparé de sa femme avec laquelle il avait vécu en fort mauvaise intelligence. Crois-tu que madame de la Roche-Odon se désespérait de cet abandon?

—Ce n'est pas probable.

—En tous cas elle avait trouvé des consolateurs, et comme elle allait devenir mère, son enfant lui ferait oublier son mari. Ce grand jour arriva et elle mit au monde un fils.

—Michel.

—Michel Berceau. Tu vas voir d'où vient ce nom de Berceau. Il n'y avait pas trois heures que la princesse Sobolewska était accouchée—c'est-à-dire madame de la Roche-Odon—qu'on apporte un berceau, mais un amour de berceau parisien, ce qui se fait de plus élégant, de plus coquet, de plus luxueux; attachée à la dentelle se montre une carte: c'est celle d'un des consolateurs de la princesse, un homme du monde parisien, jeune, charmant, etc. La princesse est ravie de cette attention; le berceau lui paraît la chose la plus délicieuse du monde, et elle donne l'ordre de coucher son fils dans ce merveilleux berceau, qu'elle fait placer auprès de son lit.

—Je comprends.

—Ne va pas si vite, nous n'y sommes pas encore. L'enfant est à peine couché qu'on apporte un second berceau. Celui-là est beaucoup moins élégant, et de plus il est d'assez mauvais goût. Mais on y a joint un écrin renfermant une parure en diamants et une carte. La princesse regarde peu le berceau, mais elle regarde tendrement les diamants, qui valent une centaine de mille francs. Elle regarde aussi la carte, qui porte le nom d'un de ses autres consolateurs: un financier allemand pas beau, pas jeune, pas spirituel, mais riche. Évidemment, il faut faire honneur à l'écrin. On retire l'enfant du charmant berceau dans lequel on venait de le coucher et on le place dans celui qui était accompagné de l'écrin. Puis cela fait, on met ce second berceau auprès du lit de la mère, et l'on emporte le premier pour le cacher dans quelque cabinet, attendu que les dentelles n'ont jamais pu lutter contre les diamants. Tu vois que tu allais trop vite tout à l'heure.

—Alors c'est donc l'enfant aux deux berceaux.

—Encore trop de hâte, attends un peu avant de les numéroter ainsi, l'histoire n'est pas finie. Voilà l'enfant couché dans le berceau n° 2, et il va s'endormir, lorsque la porte de la chambre de l'accouchée s'ouvre de nouveau devant un troisième berceau. Celui-là est horrible, et tel qu'une bourgeoise du Marais n'en voudrait pas. En le voyant la princesse laisse échapper un geste d'horreur. Coucher son enfant dans une pareille boîte, jamais, jamais. Cependant sa femme de chambre, sa confidente lui présente une enveloppe cachetée d'un large cachet de cire rouge, et qui vient d'être remise en même temps que le berceau, avec recommandation expresse de la porter immédiatement à la princesse. Celle-ci ouvre l'enveloppe. Pas de carte. Pas de lettre. Un simple chèque d'un million, signé du prince Sératoff.—Vite, vite, s'écria la princesse, couchez mon fils dans ce berceau et emportez l'autre.—Puis pendant qu'on opère ce nouveau changement, elle relit le billet doux qu'elle vient de recevoir et elle murmure:—C'est lui le père, il s'est reconnu.—Et voilà, mon cher, pourquoi nous appelons le prince Michel Sobolewski, ou Sératoff si tu aimes mieux, Michel Berceau qui est son vrai nom sans erreur possible, car nous n'avons pas les mêmes raisons que sa mère pour savoir s'il est Russe, Allemand ou Français. Pour achever l'histoire il faut te dire que le million offert à la mère n'est pas venu entre les mains du fils, et comme le prince Sératoff n'a point conservé l'enthousiasme paternel de la première heure, Michel serait aujourd'hui dans une assez lamentable position si lord Harley n'était pas là: il est joueur, le jeune Michel et il ne gagne pas toujours. Mais nous voici à Saint-Paul. Assez de madame de la Roche-Odon. Si tu prononces encore son nom, je ne te réponds pas.


Comte du Pape

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