Читать книгу Clotilde Martory - Hector Malot - Страница 12
VI
ОглавлениеLa fin de ce voyage fut un émerveillement, et bien que je ne me rappelle pas quels sont les pays que nous avons traversés, il me semble que ce sont les plus beaux du monde. Sur cette route blanche je n'ai pas aperçu un grain de poussière, et partout j'ai vu des arbres verts dans lesquels des oiseaux chantaient une musique joyeuse.
Cependant je dois prévenir ceux qui me croiraient sur parole que j'ai pu me tromper. Peut-être au contraire la route de Marseille à Aubagne et d'Aubagne à Cassis est-elle poussiéreuse; peut-être n'a-t-elle pas les frais ombrages que j'ai cru voir; peut-être les oiseaux sont-ils aussi rares sur ses arbres que dans toute la Provence, où il n'y en a guère. Tout est possible; pendant un certain espace de temps dont je n'ai pas conscience, j'ai marché dans mon rêve, et c'est l'impression de ce rêve délicieux qui m'est restée, ce n'est pas celle de la réalité.
Ce n'était pas de la réalité que j'avais souci d'ailleurs. Que m'importait le paysage qui se déroulait devant nous, divers et changeant à mesure que nous avancions? Que m'importaient les arbres et les oiseaux? J'étais près d'elle; et insensible aux choses de la terre j'étais perdu en elle.
En l'apercevant pour la première fois dans le bal j'avais été instantanément frappé par l'éclat de sa beauté qui m'avait ébloui comme l'eût fait un éclair ou un rayon de soleil; maintenant c'était un charme plus doux, mais non moins puissant, qui m'envahissait et me pénétrait jusqu'au coeur; c'était la séduction de son sourire, la fascination troublante de son regard, la musique de sa voix; c'était son geste plein de grâce, c'était sa parole simple et joyeuse; c'était le parfum qui se dégageait d'elle pour m'enivrer et m'exalter.
Jamais temps ne m'a paru s'écouler si vite, et je fus tout surpris lorsque, étendant la main, elle me montra dans le lointain, au bas d'une côte, un amas de maison sur le bord de la mer, et me dit que nous arrivions.
—Comment! nous arrivons. Je croyais que Cassis était à quatre ou cinq lieues de Marseille. Nous n'avons pas fait cinq lieues!
—Nous en avons fait plus de dix, dit-elle en souriant.
—Je ne suis donc pas dans la voiture de Cassis?
—Vous y êtes, et c'est Cassis que vous avez devant les yeux.
Mon étonnement dut avoir quelque chose de grotesque, car elle partit d'un éclat de rire si franc que je me mis à rire aussi; elle eût pleuré, j'aurais pleuré: je n'étais plus moi.
—Alors nous marchons de merveilleux en merveilleux.
—Non, mais nous avons marché avec un détour; par la côte de Saint-Cyr, Cassis est à quatre lieues de Marseille, mais nous sommes venus par Aubagne, ce qui a augmenté de beaucoup la distance.
—Je n'ai pas trouvé la distance trop longue; nous serions venus par Toulon ou par Constantinople que je ne m'en serais pas plaint.
—La masse sombre que vous apercevez devant vous, dit-elle sans répondre à cette niaiserie, est le château qui a décidé votre voyage à Cassis. Plus bas auprès de l'église, où vous voyez un arbre dépasser les toits, est le jardin de mon père.
—Un saule, je crois.
—Non, un platane; ce qui ne ressemble guère à un saule.
—Assurément, mais de loin la confusion est possible.
—Dites que la distinction est impossible et vous serez mieux dans la vérité; aussi suis-je surprise que vous ayez cru voir un saule.
Elle dit cela en me regardant fixement; mais je ne bronchai point, car je ne voulais point qu'elle eût la preuve que j'avais pris des renseignements sur elle et sur son père. Qu'elle soupçonnât que je n'étais venu à Cassis que pour la voir, c'était bien: mais qu'elle sût que j'avais fait préalablement une sorte d'enquête, c'était trop.
—Il est vrai qu'il y a un saule dans notre jardin, continua-t-elle, un saule dont la bouture a été prise à Sainte-Hélène, sur le tombeau de l'empereur, mais il n'a encore que quelques mètres de hauteur et nous ne pouvons l'apercevoir d'ici. A propos de l'empereur, l'aimez-vous?
Je restai interloqué, ne sachant que répondre à cette question ainsi posée, et ne pouvant répondre d'un mot d'ailleurs, car le sentiment que m'inspire Napoléon est très-complexe, composé de bon et de mauvais; ce n'est ni de l'amour ni de la haine, et je n'ai à son égard ni les superstitions du culte, ni les injustices de l'hostilité; ni Dieu, ni monstre, mais un homme à glorifier parfois, à condamner souvent, à juger toujours.
—C'est que si vous voulez être bien avec mon père, dit-elle après un moment d'attente, il faut admirer et aimer l'empereur. Là-dessus il ne souffre pas la contradiction. Sa foi, je vous en préviens, est très-intolérante; un mot de blâme est pour lui une injure personnelle. Mais tous les militaires admirent Napoléon.
—Tous au moins admirent le vainqueur d'Austerlitz.
—Eh bien, vous lui parlerez du vainqueur d'Austerlitz et vous vous entendrez. Mon père était à Austerlitz; il pourra vous raconter sur cette grande bataille des choses intéressantes. Mon père a fait toutes les campagnes de l'empire et presque toutes celles de la République.
—L'histoire a gardé son nom dans la retraite de Russie et à Waterloo.
—Ah! vous savez? dit-elle en m'examinant de nouveau.
—Ce que tout le monde sait.
Mes yeux se baissèrent devant les siens.
Après un moment de silence, elle reprit:
—Vous ne regardez donc pas Cassis?
—Mais si.
Nous descendions une côte, et à mesure que nous avancions, le village se montrait plus distinct au bas de deux vallons qui se joignent au bord de la mer. Au-dessus des toits et des cheminées, on apercevait quelques mâts de navires qui disaient qu'un petit port était là.
Si bien disposé que je fusse à trouver tout charmant, l'aspect de ces vallons me parut triste et monotone: point d'arbres, et seulement çà et là des oliviers au feuillage poussiéreux qui s'élevaient tortueux et rabougris dans un chaume de blé ou sur la clôture d'une vigne.
Les collines qui descendent sur ces vallons ne sont guère plus agréables; d'un côté, des roches crevassées entièrement dénudées; de l'autre, des bois de pins chétifs.
—Hé bien! me dit-elle, comment trouvez-vous ce pays?
—Pittoresque.
—Dites triste; je comprends cela; c'est la première impression qu'il produit: mais, en le pratiquant, cette impression change. Si vous restez ici quelques jours, allez vous promener à travers ces collines pierreuses, et, en suivant le bord de la mer, vous trouverez le gouffre de Portmiou où viennent sourdre les eaux douces qui se perdent dans les paluns d'Aubagne. Gravissez cette montagne que nous avons sur notre gauche, et, après avoir dépassé les bastides, vous trouverez de grands bois où la promenade est agréable. Ces bois vous conduiront au cap Canaille et au cap de l'Aigle qui vous ouvriront d'immenses horizons sur la Méditerranée et ses côtes. Même en restant dans le village, vous trouverez que le soleil, en se couchant, donnera à tout ce paysage une beauté pure et sereine qui parle à l'esprit. C'est mon pays et je l'aime.
Une fadaise me vint sur les lèvres; elle la devina et l'arrêta d'un geste moqueur.
—Nous arrivons, dit-elle, et pour faire le cicérone jusqu'au bout, je dois vous indiquer un hôtel. Descendez à la Croix-Blanche et faites-vous servir une bouillabaisse pour votre dîner; c'est la gloire de mon pays et l'on vient exprès de Marseille et d'Aubagne pour manger la bouillabaisse de Cassis.
La voiture était entrée, en effet, dans le village, dont nous avions dépassé les premières maisons. Bientôt elle s'arrêta devant une grande porte. J'espérais que ce serait le général Martory lui-même qui viendrait au-devant de sa fille, et qu'ainsi la présentation pourrait se faire tout de suite; mais mon attente fut trompée. Point de général. A sa place, une vieille servante, qui reçut Clotilde dans ses bras comme elle eût fait pour son enfant, et qui l'embrassa.
—Père n'est point malade, n'est-ce pas? demanda Clotilde.
—Malade? Voilà qui serait drôle; il a son rhumatisme, voilà tout; et puis il fait sa partie d'échecs avec le commandant, et vous savez, quand il est à sa partie, un tremblement de terre ne le dérangerait pas.
J'aurais voulu l'accompagner jusqu'à sa porte, mais je n'osai pas, et je dus me résigner à me séparer d'elle après l'avoir saluée respectueusement.
—A demain, dit-elle.
Je restai immobile à la suivre des yeux, regardant encore dans la rue longtemps après qu'elle avait disparu.
Le maître de l'hôtel me ramena dans la réalité en venant me demander si je voulais dîner.
—Dîner? Certainement; et faites-moi préparer de la bouillabaisse; rien que de la bouillabaisse.
Ce fut le soir seulement, en me promenant au bord de la mer, que je me retrouvai assez maître de moi pour réfléchir raisonnablement aux incidents de cette journée et les apprécier.
La nuit était tiède et lumineuse, le ciel profond et étoilé; la terre, après un jour de chaleur, s'était endormie et, dans le silence du soir, la mer seule, avec son clapotage monotone contre les rochers, faisait entendre sa voix mystérieuse.
Je restai longtemps, très-longtemps couché sur les pierres du rivage, examinant ce qui venait de se passer, m'examinant moi-même.
Le doute, les dénégations, les mensonges de la conscience n'étaient plus possibles; j'aimais cette jeune fille, et je l'aimais non d'un caprice frivole, non d'un désir passager, mais d'un amour profond, irrésistible, qui m'avait envahi tout entier. Un éclair avait suffi, le rayonnement de son regard, et elle avait pris ma vie.
Qu'allait-elle en faire? La question méritait d'être étudiée, au moins pour moi; malheureusement la réponse que je pouvais lui faire dépendait d'une autre question que j'étais dans de mauvaises conditions pour examiner et résoudre; quelle était cette jeune fille?
Là, en effet, était le point essentiel et décisif, car je n'étais plus moi, j'étais elle; ce serait donc ce qu'elle voudrait, ce qu'elle ferait elle-même qui déciderait de ma vie.
Adorable, séduisante, elle l'est autant que femme au monde, cela est incontestable et saute aux yeux. Assurément, il y a un charme en elle, une fascination qui, par son geste, le timbre de sa voix, un certain mouvement de ses lèvres, surtout par ses yeux et son sourire, agit, pour ainsi dire, magnétiquement et vous entraîne.
Mais après? Tout n'est pas compris dans ce charme. Son âme, son esprit, son caractère? Comment a-t-elle été élevée? que doit-elle à la nature? que doit-elle à l'éducation? Autant de mystères que de mots.
Ce n'est pas en quelques heures passées près d'elle dans cette voiture que j'ai pu la connaître. Sous le charme, dans l'ivresse de la joie, je n'ai même pas pu l'étudier.
A sa place, et dans les conditions où nous nous trouvions, qu'eût été une autre jeune fille? La jeune fille honnête et pure, la jeune fille idéale, par exemple? Et Clotilde n'avait-elle pas été d'une facilité inquiétante pour l'avenir, d'une curiosité étrange, d'une coquetterie effrayante?
Où est-il l'homme qui connaît les jeunes filles? S'il existe, je ne suis pas celui-là et n'ai pas sa science. Ce fut inutilement que pendant plusieurs heures je tournai et retournai ces difficiles problèmes dans ma tête, et je rentrai à la Croix-Blanche comme j'en étais parti: j'aimais Clotilde, voilà tout ce que je savais.
Fatiguée de m'attendre, la servante de l'hôtel s'était endormie sur le seuil de la porte, la tête reposant sur son bras replié. Je la secouai doucement d'abord, plus fort ensuite, et après quelques minutes je parvins à la réveiller. En chancelant et en s'appuyant aux murs, elle me conduisit à ma chambre.