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III

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Je quittai le bal; je n'avais rien à y faire, puisqu'elle n'était plus là.

Je m'en revins à pied à Marseille, bien que la distance soit assez grande. J'avais besoin de marcher, de respirer. J'étouffais. La nuit était splendide, douce et lumineuse, sans un souffle d'air qui fit résonner le feuillage des grands roseaux immobiles et raides sur le bord des canaux d'irrigation. De temps en temps, suivant les accidents du terrain et les échappées de vue, j'apercevais au loin la mer qui, comme un immense miroir argenté, réfléchissait la lune.

Je marchais vite; je m'arrêtais; je me remettais en route machinalement, sans trop savoir ce que je faisais. Je n'étais pas cependant insensible à ce qui se passait autour de moi, et en écrivant ces lignes, il me semble respirer encore l'âpre parfum qui s'exhalait des pinèdes que je traversais. Les ombres que les arbres projetaient sur la route blanche me paraissaient avoir quelque chose de fantastique qui me troublait; l'air qui m'enveloppait me semblait habité, et des plantes, des arbres, des blocs de rochers sortaient des voix étranges qui me parlaient un langage mystérieux. Une pomme de pin qui se détacha d'une branche et tomba sur le sol, me souleva comme si j'avais reçu une décharge électrique.

Que se passait-il donc en moi? Je tâchai de m'interroger. Est-ce que j'aimais cette jeune fille que je ne connaissais pas, et que je ne devais peut-être revoir jamais?

Quelle folie! c'était impossible.

Mais alors pourquoi cette inquiétude vague, ce trouble, cette émotion, cette chaleur; pourquoi cette sensibilité nerveuse? Assurément, je n'étais pas dans un état normal.

Elle était charmante, cela était incontestable, ravissante, adorable. Mais ce n'était pas la première femme adorable que je voyais sans l'avoir adorée.

Et puis enfin on n'adore pas ainsi une femme pour l'avoir vue dix minutes et avoir fait quelques tours de valse avec elle. Ce serait absurde, ce serait monstrueux. On aime une femme pour les qualités, les séductions qui, les unes après les autres, se révèlent en elle dans une fréquentation plus ou moins longue. S'il en était autrement, l'homme serait à classer au même rang que l'animal; l'amour ne serait rien de plus que le désir.

Pendant assez longtemps, je me répétai toutes ces vérités pour me persuader que ma jeune fille m'avait seulement paru charmante, et que le sentiment qu'elle m'avait inspiré était un simple sentiment d'admiration, sans rien de plus.

Mais quand on est de bonne foi avec soi-même, on ne se persuade pas par des vérités de tradition; la conviction monte du coeur aux lèvres et ne descend pas des lèvres au coeur. Or, il y avait dans mon coeur un trouble, une chaleur, une émotion, une joie qui ne me permettaient pas de me tromper.

Alors, par je ne sais quel enchaînement d'idées, j'en vins à me rappeler une scène du Roméo et Juliette de Shakspeare qui projeta dans mon esprit une lueur éblouissante.

Roméo masqué s'est introduit chez le vieux Capulet qui donne une fête. Il a vu Juliette pendant dix minutes et il a échangé quelques paroles avec elle. Il part, car la fête touchait à sa fin lorsqu'il est entré. Alors Juliette, s'adressant à sa nourrice, lui dit: «Quel est ce gentilhomme qui n'a pas voulu danser? va demander son nom; s'il est marié, mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial.»

Ils se sont à peine vus et ils s'aiment, l'amour comme une flamme les a envahis tous deux en même temps et embrasés. Et Shakspeare humain et vrai ne disposait pas ses fictions, comme nos romanciers, pour le seul effet pittoresque. Quelle curieuse ressemblance entre cette situation qu'il a inventée et la mienne! c'est aussi dans une fête que nous nous sommes rencontrés, et volontiers comme Juliette je dirais: «Va demander son nom; si elle est mariée, mon cercueil sera mon lit nuptial.»

Ce nom, il me fallut l'attendre jusqu'au surlendemain, car Marius Bédarrides ne se trouva point au rendez-vous arrêté entre nous. Ce fut le soir du deuxième jour seulement que je le vis arriver chez moi. J'avais passé toute la matinée à le chercher, mais inutilement.

Il voulut s'excuser de son retard; mais c'était bien de ses excuses que mon impatience exaspérée avait affaire.

—Hé bien?

—Pardonnez-moi.

—Son nom, son nom.

—Je suis désolé.

—Son nom; ne l'avez-vous pas appris?

—Si, mais je ne vous le dirai, que si vous me pardonnez de vous avoir manqué de parole hier.

—Je vous pardonne dix fois, cent fois, autant que vous voudrez.

—Hé bien, cher ami, je ne veux pas vous faire languir: connaissez-vous le général Martory?

—Non.

—Vous n'avez jamais entendu parler de Martory, qui a commandé en Algérie pendant les premières années de l'occupation française?

—Je connais le nom, mais je ne connais pas la personne.

—Votre princesse est la fille du général; de son petit nom elle s'appelle Clotilde; elle demeure avec son père à Cassis, un petit port à cinq lieues d'ici, avant d'arriver à la Ciotat. Elle est en ce moment à Marseille, chez un parent, M. Lieutaud, employé à la mairie; M. Lieutaud avait été invité comme fonctionnaire, et mademoiselle Clotilde Martory a accompagné sa cousine. J'espère que voilà des renseignements précis; maintenant, cher ami, si vous en voulez d'autres, interrogez, je suis à votre disposition; je connais le général, je puis vous dire sur son compte tout ce que je sais. Et comme c'est un personnage assez original, cela vous amusera peut-être.

Marius Bédarrides, qui est un excellent garçon, serviable et dévoué, a un défaut ordinairement assez fatigant pour ses amis; il est bavard et il passe son temps à faire des cancans; il faut qu'il sache ce que font les gens les plus insignifiants, et aussitôt qu'il l'a appris, il va partout le racontant; mais dans les circonstances où je me trouvais, ce défaut devenait pour moi une qualité et une bonne fortune. Je n'eus qu'à lui lâcher la bride, il partit au galop.

—Le général Martory est un soldat de fortune, un fils de paysans qui s'est engagé à dix-sept ou dix-huit ans; il a fait toutes les guerres de la première République.

—Comment cela? Mademoiselle Clotilde n'est donc que sa petite-fille?

—C'est sa fille, sa propre fille; et en y réfléchissant, vous verrez tout de suite qu'il n'y a rien d'impossible à cela. Né vers 1775 ou 76, le général a aujourd'hui soixante-quinze ou soixante-seize ans; il s'est marié tard, pendant les premières années du règne de Louis-Philippe, avec une jeune femme de Cassis précisément, une demoiselle Lieutaud, et de ce mariage est née mademoiselle Clotilde Martory, qui doit avoir aujourd'hui à peu près dix-huit ans. Quand elle est venue au monde, son père avait donc cinquante-huit ou cinquante-neuf ans; ce n'est pas un âge où il est interdit d'avoir des enfants, il me semble.

—Assurément non.

—Donc je reprends: L'empire trouva Martory simple lieutenant et en fit successivement un capitaine, un chef de bataillon et un colonel. Sa fermeté et sa résistance dans la retraite de Russie ont été, dit-on, admirables; à Waterloo il eut trois chevaux tués sous lui et il fut grièvement blessé. Cela n'empêcha pas la Restauration de le licencier, et je ne sais trop comment il vécut de 1815 à 1830, car il n'avait pas un sou de fortune. Louis-Philippe le remit en service actif et il devint général en Algérie. Ce fut alors qu'il se maria. Bientôt mis à la retraite, il vint se fixer à Cassis, où il est toujours resté. Il y passe son temps à élever dans son jardin des monuments à Napoléon, qui est son dieu. Ce jardin a la forme de la croix de la Légion d'honneur; et au centre se dresse un buste de l'empereur, ombragé par un saule pleureur dont la bouture a été rapportée de Sainte-Hélène: un saule pleureur à Cassis dans un terrain sec comme la cendre, il faut voir ça. Du mois de mai au mois d'octobre, le général consacre deux heures par jour à l'arroser, et quand la sécheresse est persistante, il achète de porte en porte de l'eau à tous ses voisins. Quand le saule jaunit, le général est menacé de la jaunisse.

—Mais c'est touchant ce que vous racontez là.

—Vous pourrez voir ça; le général montre volontiers son monument; et comme vous êtes militaire, il vous invitera peut-être à dijuner, ce qui vous donnera l'occasion de l'entendre rappeler sa cuisinière à l'ordre, si par malheur elle a laissé brûler la sauce dans la casterole. C'est là, en effet, sa façon de s'exprimer; car, pour devenir général, il a dépensé plus de sang sur les champs de bataille que d'encre sur le papier. En même temps, vous ferez connaissance avec un personnage intéressant aussi à connaître: le commandant de Solignac, qui a figuré dans les conspirations de Strasbourg et de Boulogne, et qui est l'ami intime, le commensal du vieux Martory; celui-là est un militaire d'un autre genre, le genre aventurier et conspirateur, et nous pourrions bien lui voir jouer prochainement un rôle actif dans la politique, si Louis-Napoléon voulait faire un coup d'État pour devenir empereur.

—Ce n'est pas l'ami du général Martory que je désire connaître, c'est sa fille.

—J'aurais voulu vous en parler, mais je ne sais rien d'elle ou tout au moins peu de chose. Elle a perdu sa mère quand elle était enfant et elle a été élevée à Saint-Denis, d'où elle est revenue l'année dernière seulement. Cependant, puisque nous sommes sur son sujet, je veux ajouter un mot, un avis, même un conseil si vous le permettez: Ne pensez pas à Clotilde Martory, ne vous occupez pas d'elle. Ce n'est pas du tout la femme qu'il vous faut: le général n'a pour toute fortune que sa pension de retraite, et il est gêné, même endetté. Si vous voulez vous marier, nous vous trouverons une femme qui vous permettra de soutenir votre nom. Nous avons tous, dans notre famille, beaucoup d'amitié pour vous, mon cher Saint-Nérée, et ce sera, pour une Bédarrides, un honneur et un bonheur d'apporter sa fortune à un mari tel que vous. Ce que je vous dis là n'est point paroles en l'air; elles sont réfléchies, au contraire, et concertées. Mademoiselle Martory a pu vous éblouir, elle ne doit point vous fixer.


Clotilde Martory

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