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VIII

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Table des matières

J'aurais voulu conduire mon entretien avec le général de manière à lui donner un certain intérêt qui fît passer le temps sans que nous en eussions trop conscience, mais les yeux fixés sur la porte, je n'avais qu'une idée dans l'esprit: cette porte s'ouvrirait-elle devant Clotilde?

Cette préoccupation m'enlevait toute liberté et me faisait souvent répondre à contre-sens aux questions du général.

Enfin il arriva un moment où, malgré tout mon désir de prolonger indéfiniment ma visite et d'attendre l'entrée de Clotilde, je crus devoir me lever.

—Hé bien! qu'avez-vous donc? demanda le général.

—Mais, mon général, je ne veux pas abuser davantage de votre temps.

—Abuser de mon temps, est-ce que vous croyez qu'il est précieux, mon temps? vous l'occupez, et cela faisant, vous me rendez service. En attendant le dijuner, d'ailleurs, nous n'avons rien de mieux à faire qu'à causer, puisque ce diable de rhumatisme me cloue sur cette chaise.

—Mais, général....

—Pas d'objections, capitaine, je ne les accepte pas, ni le refus, ni les politesses; cela est entendu, vous me faites le plaisir de dijuner avec moi ou plutôt de dîner, car j'ai gardé les anciennes habitudes, je dîne à midi et je soupe le soir.

Si heureux que je fusse de cette invitation, je voulus me défendre, mais le général me coupa la parole.

—Capitaine, vous n'êtes pas ici chez un étranger, vous êtes chez un camarade, chez un frère; un simple soldat viendrait chez moi, je le garderais à ma table; pour moi, c'est une obligation; ce n'est pas M. de Saint-Nérée que j'invite, c'est le soldat; quand les moines voyagent, ils sont reçus de couvent en couvent; je veux que quand un soldat passe par Cassis, il trouve l'hospitalité chez le général Martory; c'est la règle de la maison; obéissance à la règle, n'est-ce pas?

La porte en s'ouvrant interrompit les instances du général.

Enfin, c'était elle. Ah! qu'elle était charmante dans sa simple toilette d'intérieur; une robe de toile grise sans ornements sur laquelle se détachaient des manchettes et un col de toile blanche.

—J'ai fait servir le dîner, dans la salle à manger, dit-elle en allant à son père, mais si tu ne veux pas te déranger, on peut apporter la table ici.

—Pas du tout; je marcherai bien jusqu'à la salle. Il ne faut pas écouter sa carcasse, qui se plaint toujours. Si je l'avais écoutée en Russie, je serais resté dans la neige avec les camarades; quand elle gémissait, je criais plus fort qu'elle; alors elle tâchait de m'attendrir; je tapais dessus: «en Espagne, tu disais que tu avais trop chaud, maintenant tu dis que tu as trop froid; tais-toi, femelle, et marche,» et elle marchait. Il n'y a qu'à vouloir.

Cependant, bien qu'il voulût commander à son rhumatisme, il ne put retenir un cri en posant sa jambe à terre; mais il n'en resta pas moins debout, et repoussant sa fille qui lui tendait le bras, il se dirigea tout seul vers la salle en grondant:

—Vieillir! misère, misère.

Je ne sais plus quel est la poëte qui a dit qu'il ne fallait pas voir manger la femme aimée. Pour moi, ce poëte était un poseur et très-probablement un ivrogne; en tout cas, il n'a jamais été amoureux, car alors il aurait senti que, quoi qu'elle fasse, la femme aimée est toujours pleine d'un charme nouveau. Chaque mouvement, chaque geste qui est une révélation est une séduction: j'aurais vu Clotilde laver la vaisselle que bien certainement je l'aurais trouvée adorable dans cette occupation, qui entre ses mains n'aurait plus eu rien de vulgaire ni de repoussant.

Je la vis croquer des olives du bout de ses dents blanches, tremper dans son verre ses lèvres roses, égrener des raisins noirs dont les grains mûrs tachaient le bout de ses doigts transparents, et je me levai de table plus épris, plus charmé que lorsque j'avais pris place à ce dîner.

En rentrant dans le salon, le général reprit sa place dans son fauteuil, puis, après avoir allumé sa pipe à une allumette que sa fille lui apporta, il se tourna vers moi:

—A soixante-dix-sept ans, dit-il; on se laisse aller à des habitudes, qui deviennent tyranniques. Ainsi, après dîner, je suis accoutumé à faire une sieste de quinze ou vingt minutes; ma fille me joue quelques airs, et je m'endors. Ne m'en veuillez donc pas et, si cela vous est possible, ne vous en allez pas.

Clotilde se mit au piano.

—J'aimerais mieux une belle sonnerie de trompette que le piano, continua le général en riant, mais je ne pouvais pas demander à ma fille d'apprendre la trompette; je lui ai demandé seulement d'apprendre les vieux airs qui m'ont fait défiler autrefois devant l'empereur et marcher sur toutes les routes de l'Europe, et cela elle l'a bien voulu.

Clotilde, sans attendre, jouait le Veillons au salut de l'Empire, ensuite elle passa à la Ronde du camp de Grandpré, puis vinrent successivement: Allez-vous-en, gens de la noce, Elle aime à rire, elle aime à boire, et d'autres airs que je ne connais pas, mais qui avaient le même caractère.

Étendu dans son fauteuil, la tête renversée, fumant doucement sa pipe, le général marquait le mouvement de la main, et quelquefois, quand l'air lui rappelait un souvenir plus vif ou plus agréable, il chantait les paroles à mi-voix.

Mais peu à peu le mouvement de la main se ralentit, il ne chanta plus et sa tête s'abaissa sur sa poitrine; il s'était endormi.

Clotilde joua encore durant quelques instants, puis, se levant doucement, elle me demanda si je voulais venir faire un tour de promenade dans le jardin avec lequel le salon communique de plain-pied par une porte vitrée.

—Mon père est bien endormi, dit-elle, il ne se réveillera pas avant un quart d'heure au moins.

Ce qu'on appelle ordinairement un jardin sur ces côtes de la Provence, est un petit terrain clos de murs, où la chaleur du soleil se concentrant comme dans une rôtissoire, ne laisse vivre que quelques touffes d'immortelle, des grenadiers, des câpriers et des orangers qui ne rapportent pas de fruits mangeables. Je fus surpris de trouver celui dans lequel nous entrâmes verdoyant et touffu. Au fond s'élève un beau platane à la cime arrondie, et de chaque côté, les murs sont cachés sous des plantes grimpantes en fleurs, des bignonias, des passiflores. Au centre se trouve une étoile à cinq rayons doubles émaillée de pourpiers à fleurs blanches, et au milieu de ces rayons se dresse un buste en bronze sur lequel retombent les rameaux déliés d'un saule pleureur. Ce buste est celui de Napoléon, vêtu de la redingote grise et coiffé du petit chapeau.

—Voici l'autel de mon père, me dit Clotilde, et son dieu, l'empereur.

Puis, me regardant en face avec son sourire moqueur:

—Je ne vous parle pas de l'arbre qui ombrage ce buste, car bien que cet arbre ne soit pas encore arrivé, malgré nos soins, à dépasser les murs, vous l'avez du haut de la montagne aperçu et nommé; de près vous le reconnaissez, n'est-ce pas, c'est le saule pleureur que vous m'avez montré hier.

Je restai un moment sans répondre, puis prenant mon courage et ne baissant plus les yeux:

—Je vous remercie, mademoiselle, d'aborder ce sujet, car il me charge d'un poids trop lourd.

—Vous êtes malheureux d'avoir pris un platane pour un saule; c'est trop de susceptibilité botanique.

—Ce n'est pas de la botanique qu'il s'agit, mais d'une chose sérieuse.

Il était évident qu'elle voulait que l'entretien sur ce sujet n'allât pas plus loin; mais, puisque nous étions engagés, je voulais, moi, aller jusqu'au bout.

—Je vous en prie, mademoiselle, écoutez-moi sérieusement.

—Il me semble cependant qu'il n'y a rien de sérieux là dedans; j'ai voulu plaisanter, et je vous assure que dans mes paroles, quelque sens que vous leur prêtiez, il n'y a pas la moindre intention de reproche ou de blâme.

—Si le blâme n'est pas en vous, il est en moi.

—Hé bien alors, pardonnez-vous vous-même, et n'en parlons plus.

—Parlons-en au contraire, et je vous demande en grâce de m'écouter; soyez convaincue que vous n'entendrez pas un mot qui ne soit l'expression du respect le plus pur.

Arrivés au bout du jardin, nous allions revenir sur nos pas et déjà elle s'était retournée, je me plaçai devant elle, et, de la main, du regard, je la priai de s'arrêter.

—Hier, je vous ai dit, mademoiselle, que je venais à Cassis pour y remplir une mission dont on m'avait chargé, et sur cette parole vous avez bien voulu m'ouvrir votre maison et me mettre en relation avec monsieur votre père; eh bien, cette parole était fausse.

Elle recula de deux pas, et me regardant d'une façon étrange où il y avait plus de curiosité que de colère:

—Fausse? dit-elle.

—Voici la vérité. Après avoir dansé avec vous sans vous connaître, attiré seulement près de vous par une profonde sympathie et par une vive admiration,—pardonnez-moi le mot, il est sincère,—j'ai demandé à Marius Bédarrides qui vous étiez. Alors il m'a parlé de vous, du général et de ce saule,—témoignage d'une pieuse reconnaissance. J'ai voulu vous revoir, et en vous retrouvant dans le coupé de cette diligence, au lieu de me taire ou de vous dire la vérité, j'ai inventé cette fable ridicule d'une mission à Cassis.

—Sinon ridicule, au moins étrange dans l'intention qui l'a inspirée.

—Oh! l'intention, je la défendrai, car je vous fais le serment qu'elle n'était pas coupable. J'ai voulu vous revoir, voilà tout. Et en me retrouvant avec vous, j'ai été amené, je ne sais trop comment, peut-être par crainte de paraître avoir cherché et préparé cette rencontre, j'ai été entraîné dans cette histoire qui s'est faite en sortant de mes lèvres et qui depuis s'est compliquée d'incidents auxquels le hasard a eu plus de part que moi. Mais en me voyant accueilli comme je l'ai été par vous et par monsieur votre père, je ne peux pas persister plus longtemps dans ce mensonge dont j'ai honte.

Il y eut un moment de silence entre nous qui me parut mortel, car ce qu'elle allait répondre déciderait de ma vie et l'angoisse m'étreignait le coeur. Je ne regrettais pas d'avoir parlé, mais j'avais peur d'avoir mal parlé, et ce que j'avais dit n'était pas tout ce que j'aurais voulu dire.

—Et que voulez-vous que je réponde à cette confidence extraordinaire? dit-elle enfin sans lever les yeux sur moi.

—Rien qu'un mot, qui est que, sachant la vérité, vous continuerez d'être ce que vous étiez alors que vous ne le saviez pas.

J'attendais ce mot, et pendant plusieurs secondes, une minute peut-être, nous restâmes en face l'un de l'autre, moi les yeux fixés sur son visage épiant le mouvement de ses lèvres, elle le regard attaché sur le sable de l'allée.

—Allons rejoindre mon père, dit-elle enfin, il doit être maintenant réveillé.

Ce n'était pas la réponse que j'espérais, ce n'était pas davantage celle que je craignais, et cependant c'était une réponse.


Clotilde Martory

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