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PREMIÈRE PARTIE
VOCATION CHANCELANTE

Table des matières

I

Avant l’invasion des chemins de fer, Nevers portait bravement son titre d’ancienne capitale de province. Sa position élevée sur le fleuve qui offre à l’œil de brillantes échappées, l’aisance de la vie et le luxe enfantés par le commerce et l’industrie, le caractère aimable, l’esprit vif et délié des habitants, en faisaient et en font encore un chef-lieu des plus agréables.

La cathédrale, qui se recommande plus par l’ampleur de ses dimensions que par ses beautés architecturales, est dédiée à saint Cyr; un vieux bas-relief, empreint de la crânerie naïve du catholicisme naissant, représente le patron du lieu, un bienheureux bambin de trois ans, triomphalement campé sur un sanglier superbe. Le château ducal n’est dépourvu ni d’originalité ni de grandeur; mais, Dieu merci, de nos jours, cet ancien repaire des énormités féodales n’abrite plus que l’hydre de la chicane.

On voit encore, et l’on voit avec plaisir, la maisonnette de maître Adam. A l’heure où commence cette histoire, une treille vivace court joyeusement autour de la porte et de la fenêtre cintrées, toutes grandes ouvertes au soleil. Parfois le grincement de la scie et le retentissement du marteau, partant de l’intérieur, accompagnés d’un gai refrain, contribuent à rendre plus présent à l’esprit le souvenir du menuisier-rimeur. Ecoutez! c’est de la couleur locale en chanson:

Aussitôt que la lumière

Vient éclairer nos coteaux,

Je commence ma carrière

Par visiter mes tonneaux.

Dans ces derniers trente ans de centralisation à la vapeur, Nevers, comme tant d’autres villes remarquables, a perdu en grande partie son cachet particulier sous le niveau du railway. Le seul refuge resté ouvert au rêveur, c’est le parc avec ses nappes de verdure et– ses grands arbres ombreux; et là encore l’affreux sifflement des locomotives vient-il souvent crier aux oreilles que le temps des rêves est passé!.

Le15juin1854, dès le matin, un jeune homme allait et venait, avec une visible agitation, dans l’une de ces belles allées désertes. Il pouvait avoir vingt ans au plus. Sa tenue simple, son extérieur modeste et timide, n’avaient rien qui attirât l’attention de prime abord. Seul, un observateur sagace eût deviné l’ardeur contenue sous cette apparente réserve. De temps en temps, il se retournait, le visage inquiet, interrogeant du regard l’espace qu’il venait de parcourir. Une crispation d’impatience contractait fugitivement ses traits; puis il s’arrêtait quelques instants, piétinant sur place; puis il reprenait sa promenade, traçant du bout de sa canne sur le sable des lignes saccadées. Évidemment il attendait quelqu’un.

Tout à coup sa physionomie, de sombre qu’elle était tout à l’heure, s’illumina comme par enchantement. Il n’était plus seul sous les grands arbres de l’avenue; à quelques pas devant lui, cheminait le trio le plus charmant: deux petites filles accompagnées de leur mère. La plus jeune enfant, se détachant du groupe, se mit à chasser devant elle un léger cerceau, proportionné à sa taille. C’était merveille de la voir, avec sa jupe bouffante et ses cheveux bouclés flottant à la brise, s’escrimer, de toute la vigueur de son petit bras, à dompter le joujou rebelle. Chaque fois que le succès trompait ses efforts, elle se retournait pour quêter dans les yeux de sa mère un regard d’encouragement, et reprenait avec une ardeur nouvelle sa récréation laborieuse.

–Augusta! cria la mère, d’une voix câlinement grondeuse, ne courez pas tant, je vous prie; vous vous ferez mal.

Interdite par la sévérité de ce «vous» solennel, qu’on n’employait à son égard que dans les graves circonstances, la petite rusée se laissa tomber, moitié rieuse, moitié inquiète, sur la pelouse verdoyante qui bordait l’avenue.

La plus grande des deux sœurs, qui semblait âgée de six à sept ans, marchait sagement à côté de sa mère, questionnant et écoutant tour à tour. D’où venait ce contraste entre ces deux enfants presque du même âge? Hélas! la transition de la joie à la mélancolie est parfois si brusque, même chez les enfants! Il suffit souvent d’une circonstance fortuite pour éveiller dans l’âme des tendances endormies. Qui sait? peut-être Louisa avait surpris des larmes dans les yeux de sa mère, et c’en avait été fait pour elle de la turbulence naturelle à son âge.

Notre jeune homme, tout à l’heure si agité, s’en allait maintenant, à distance respectueuse, absorbé dans une muette contemplation. Ses yeux suivaient avec complaisance les ébats de la plus jeune enfant, pour se reporter sur la mère avec un mélange indéfinissable de vénération et de tendresse.

Quelle était cette femme, qui fixait si passionnément l’attention de notre rêveur? Un long voile, qu’elle écartait de temps à autre pour sourire à la petite Augusta, ne permettait d’entrevoir qu’imparfaitement ses traits. Sa démarche était d’une rare distinction. Sa mise, d’une extrême simplicité, était, en quelque sorte, ennoblie par la grâce du mouvement. Un châle léger, jeté en écharpe, trahissait les richesses de la taille souple et cambrée. Chaque fois qu’elle répondait aux questions de l’enfant qu’elle tenait par la main, sa voix laissait involontairement vibrer dans l’air les plus pénétrantes intonations. Tout, dans cette femme, respirait un parfum, éclatant comme malgré elle, de jeunesse et de beauté.

Le parc était redevenu désert depuis plus d’une heure, quand notre promeneur songea à rentrer chez lui, le cœur ivre d’enthousiasme et l’imagination grosse des projets épistolaires les plus audacieux. Il s’enferma dans sa chambre et calligraphia cinq ou six lettres, qui lui parurent toutes plus ridicules les unes que les autres. Partagé entre la passion et le respect, il ne savait quelle tournure donner à l’expression de ses sentiments. Telle phrase disait trop, telle autre trop peu. Ce passage était trop hardi peut-être; cet autre était insignifiant à force de timidité. Enfin, s’avisant du moyen qu’il eût dû employer d’abord, il laissa courir librement sa plume, sans contrôler ce que lui dictait son cœur. Sa lettre définitivement cachetée, il s’esquiva habilement, car il était étroitement surveillé. Dans la rue, il se débarrassa d’un camarade importun pour aller, seul, songer sur les bords de la Loire, Quand il se crut assez loin du bruit et des regards, il descendit s’asseoir dans un enfoncement de la rive.

–Ma foi, dit-il en s’étendant sur un beau gazon, je puis bien me l’avouer une bonne fois, je suis un fier original!.

Cette facétie, qu’il se lançait à lui-même pour se donner du courage, produisit un résultat tout contraire. Par un phénomène psychologique où la volonté s’efface complètement, cette épithète d’«original», dont il venait de se gratifier sans arrière-pensée, fit lever dans son esprit toute une volée de souvenirs affligeants. En laissant ses idées flotter au fil de l’eau, il se reporta au temps, encore peu éloigné, où sa mère et quelques familiers de la maison le qualifiaient ainsi, sans prétendre, certes, lui faire un compliment.

Léon Fernin était né de parents peu favorisés de la fortune et habitant une petite ville du Morvan. A l’âge de deux ans à peine, il avait eu le malheur de perdre son père. Négociant assez cossu pour un modeste chef-lieu de canton, M. Fernin joignait à une honorabilité parfaite une forte dose de sens commun. C’était bien là le protecteur, le guide qui eût convenu à Léon; mais, il y a longtemps qu’un poète l’a dit, la mort a des rigueurs à nulle autre pareilles.

A sept ans, Léon, enfant gâté s’il en fut jamais, ne voulant pas se séparer d’un sien camarade qui entrait au collège, avait signifié qu’il voulait l’y suivre. On avait condescendu à cette fantaisie, autant par faiblesse que pour se débarrasser de ce véritable enfant terrible. Enrégimenté dans les recrues universitaires, Léon se faisait remarquer par une dissipation et une paresse bien excusables à son âge.

Cependant, Mme Fernin, jeune encore, glissait peu à peu, depuis la mort de son mari, sur une pente fatale à beaucoup de veuves: de simplement religieuse qu’elle se contentait d’être par le passé, elle se faisait dévote insensiblement. Bien que ne manquant pas d’esprit naturel, elle ne voyait rien, ne jugeait de rien que par les yeux et d’après l’avis de son directeur. C’était, de la part de cette âme fidèle, une abnégation entière de ses sentiments et de sa raison devant le prestige de la robe ecclésiastique. Son bonheur était au comble lorsqu’elle pouvait réunir à sa table cinq ou six prêtres de la ville et des environs, et deviser avec eux de l’avenir de son cher enfant.

Cela était fort bien. Mais qu’arriva-t-il par suite de ces conférences autour de la nappe? Tandis que le jeune Léon, à quelques lieues de là, se gourmait avec un condisciple turbulent ou mauvais joueur, usait le fond et surtout les genouillères de ses pantalons dans la poussière des classes et des salles d’étude; pendant qu’il labourait le dur terroir du pensum, armé de la classique plume à trois becs, espèce de charrue qu’il commençait à tenir d’une main exercée; pendant ce temps-là, disons-nous, on décréta d’autorité sa vocation à l’état ecclésiastique.

Mais l’atmosphère universitaire n’était-elle pas dangereuse pour cette âme désormais destinée à Dieu? Évidemment, oui. On’ avait décidé, en conséquence, qu’on retirerait Léon du collège pour le mettre au petit séminaire. Les vacances approchaient. M. le curé se chargerait de diriger l’enfant. Le vicaire essaierait de lui inculquer les premiers principes de latinité. Rien ne devait être négligé pour défricher, d’une manière orthodoxe, l’esprit et le cœur du jeune Léon.

Peut-on imaginer rien de plus déraisonnable, et rien de plus fréquent néanmoins, que de fixer à l’avance et d’une façon irrévocable l’avenir d’un enfant? Que de ses premiers instincts, des goûts de son bas âge, on tire des inductions sur ses aptitudes futures, rien de mieux. Mais qu’on dise opiniâtrément: «Mon garçon sera juge, soldat ou prêtre,» une semblable présomption, par cela seul qu’elle choque le bon sens, est exposée à bien des mécomptes.

On ne saurait croire combien de mères rêvent pour leur fils «la vie calme et retirée du presbytère, la paisible royauté du saint lieu, les fonctions à la fois humbles et sublimes du sacerdoce». Qui d’entre nous n’a connu quelqu’une de ces bonnes âmes, dont l’ambition suprême est de voir leur enfant «s’enrôler dans la phalange sacrée»?

Voici comment Mme Fernin raisonnait avec elle-même:

–D’abord, pensait-elle, mon fils est d’une complexion faible et délicate.

Ce début n’était pas parfaitement juste; mais on conçoit les craintes d’une mère prompte à s’alarmer, souvent sur des apparences chimériques. A dire le vrai, la constitution frêle, mais nerveuse, de Léon eût paru pleine d’avenir à l’œil froidement investigateur d’un capitaine de recrutement.

–Je ne suppose pas, continuait la maman dévote, que la santé du pauvre enfant se fortifie avec l’âge. Donc, quel état peut mieux lui convenir que l’état de prêtre?.

Dans les syllogismes de sentiment, antipodes du syllogisme d’Aristote, les prémisses, comme on le voit, sont les très humbles servantes de la conclusion.

Sa conscience maternelle ainsi formée, Mme Fernin taillait sournoisement sa large part dans le gâteau de l’égoïsme le plus raffiné. Son fils une fois prêtre, songeait-elle avec délices, il habiterait une cure, oh! une cure de campagne, pour commencer. Elle se retirerait auprès de lui. Sans partage elle posséderait son affection; pas de femme, pas d’enfants pour lui disputer son cœur!.

Eh! mon Dieu, de tous les égoïsmes humains, celui-là, certes, est bien le plus excusable. Si la rigoureuse équité s’accordait toujours avec la nature, quoi de plus juste, en vérité, que d’acquitter, s’il était possible, la dette d’amour contractée envers une mère, de lui rendre soins pour soins, tendresse pour tendresse, sacrifices pour sacrifices, jusqu’au jour suprême où, les rôles étant changés, on la couche en pleurant dans la tombe, elle qui, en chantant, nous couchait dans le berceau!.

Léon en était là de ses réflexions douces et mélancoliques, lorsque je ne sais quel fil se brisa dans la trame de ses pensées. Sortant brusquement de sa rêverie par une de ces boutades saugrenues et réalistes qui lui étaient familières dans ses accès d’impatience ou d’ennui:

–Bah! dit-il en se levant pour reprendre le chemin de la ville, tout le monde ne peut pas se faire prêtre; sans quoi cette affreuse baraque de société courrait le risque de crouler promptement!.

La soutane aux orties

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