Читать книгу La soutane aux orties - Henri Leriche - Страница 5
III
ОглавлениеOh! l’excellente nature que tante Germille!… C’était une vieille fille, cependant; mais avec elle on ne se heurtait pas à cette sécheresse anguleuse, à cette froideur égoïste, qui sont l’ordinaire apanage des vieilles célibataires. Agée de quarante-huit ans, de taille moyenne, mince sans maigreur, alerte dans sa démarche, bien que légèrement voûtée, constamment vêtue de noir, et d’une propreté, d’une netteté irréprochable dans sa tenue, elle se recommandait tout d’abord par sa physionomie avenante et surtout par ses grands yeux noirs, tout luisants de bienveillance et de souriante malice.
Si elle avait traversé les belles années de sa vie sans accrocher conjugalement son cœur à quelque branche de la route, oh! ce n’avait pas été par répugnance, ni même faute d’envie. Mais la modestie excessive et l’extrême prudence dont la nature l’avait douée, pour son malheur, la paralysaient dans sa jeunesse au point de l’empêcher de prendre un parti.
Trois fois elle s’était vue à la veille d’abdiquer son titre de demoiselle, titre si léger et si doux tant qu’il est fraîchement porté, mais qui devient un lourd far-– deau quand les roses du printemps commencent à pâlir; trois fois elle avait reculé au moment suprême et décisif. La seule pensée de se présenter à la mairie et à l’église, de se donner en spectacle aux curieux, la faisait frissonner des pieds à la tête; puis, la peur de n’être pas infailliblement très heureuse en ménage achevait de glacer sa résolution.
De ses deux premiers mariages manqués, tante Germille s’était consolée sans peine; mais au troisième elle avait laissé son cœur. Il s’agissait alors d’un jeune et pimpant capitaine, dont les brillantes ëpaulettes et la petite moustache brune trottaient encore, à cette heure, dans les souvenirs de la vieille fille. Un beau jour, l’aimable officier, fatigué des interminables lenteurs de son adorée, avait sollicité et obtenu du service en Algérie, où peu après, disait-on, il avait vaillamment succombé. Tante Germille le pleura amèrement, se maudissant comme l’auteur de sa mort. Puis, avec le temps, ses innocents remords s’allégèrent pour faire place à une sainte illusion: elle s’habitua à se considérer comme veuve. Son cœur devint un tombeau fermé, sur lequel la main pieuse du regret grava lentement un nom chéri.
Moins la sensibilité de tante Germille s’était dépensée, plus les réservoirs en étaient riches et abondants. Mis en contact avec cette chère âme, Léon puisait dans ses rapports avec elle les plus douces consolations.
–Allons! ne deviens pas triste, lui disait-elle quand elle le voyait incliner aux noires préoccupations; je sais ce qui t’inquiète: tu penses à ta mère. Eh! mon Dieu, tranquillise-toi; elle deviendra raisonnable. Il y a de rudes étapes dans la vie!… Mais le temps est un grand médecin; s’il ne guérit pas radicalement toutes les blessures, il les cicatrise tant bien que mal.
En disant ces paroles, tante Germille donnait, pour son compte, au passé un gros soupir de résignation, et une émotion passagère faisait trembler sa voix.
–Mais, reprenait-elle bientôt en souriant, il ne faut pas se désoler pour si peu. Le beau malheur, ma foi, quand tu ne seras pas prêtre! Faute d’un moine, l’abbaye ne chôme pas, dit le proverbe. Et d’ailleurs, il y en aura touj ours assez sans toi, va. Ce n’est pas la quantité, c’est la qualité des ministres qui fait le bien de la religion. Sa vocation à chacun. La tienne, mon garçon, c’est de prendre courage, de livrer bataille à tes ennemis, puisque la vie est un combat, et de travailler à ton avenir. Puis, quand le jour sera venu, veux-tu que je te dise?… tu choisiras une jolie petite femme, qui t’aimera de tout son cœur. Ah! tu te dérides, enfin!…
Rien n’est bon au monde comme le cœur d’une vieille femme, quand elle est bonne. L’esprit jeune et fatigué s’y abandonne et s’y repose, comme un corps malade dans un lit moelleux et complaisant. Léon éprouvait un indicible soulagement à sentir bercer son chagrin par cette inoffensive gaieté, un peu verbeuse peut-être, mais toujours caressante et persuasive. Cette sérénité d’âme, par une contagion salutaire, le pénétrait intérieurement. Il se sentait toujours plus léger de cœur et plus disposé à l’espérance après une tirade de tante Germille.
Parfois, la mémoire du père de Léon, évoquée par la vieille fille, jetait une note grave dans ces entretiens familiers.
–Ah! si mon pauvre frère vivait encore, disait-elle, tu n’aurais pas tous ces ennuis; ce n’est pas lui, bien sûr, qui aurait souffert qu’on fit de son garçon un prêtre malgré lui. Dès lors, n’est-ce pas? c’est bien le moins que moi, sa sœur, je te défende dans la mesure de mon pouvoir? Aussi, je suis à mon poste, et j’y ferai bonne garde, j’en réponds!…
Digne et vénérable tante Germille! C’était elle qui faisait presque tous les frais de ces conversations, émaillées par elle d’argot militaire, reflet adouci de ses tristes pensées. Quant à Léon, il absorbait toutes ces prévenances affectueuses, toutes ces câlineries de langage, avec la satisfaction égoïste d’un convalescent qui se réchauffe et renaît aux bienfaisants rayons du soleil. Distrait par ses préoccupations secrètes, le pauvre garçon se bornait simplement à ne pas être ingrat avec préméditation. Et tante Germille ne lui en demandait pas davantage. Pour elle, c’était bien assez vraiment que son neveu lui permît de l’aimer à son aise. Elle se donnait tout entière, et elle était heureuse de se donner. Quelle belle occasion de reprendre une revanche contre sa destinée et de saisir, dans cette ombre de maternité, une décevante compensation aux joies que la vie lui avait refusées!
La confiance que Léon lui témoignait était, on le devine, strictement bornée à ses chagrins de famille. Hors de là, il se gardait bien de laisser pénétrer l’œil de sa tante dans certains replis de son intérieur. Et, à cet égard, la dissimulation lui était d’autant plus facile que sa confidente manquait nécessairement de cette perspicacité savante qui, en pareille matière, est le fruit de la seule expérience. Il concentrait donc en lui-même, avec une pudeur instinctive, et les troubles mystérieux que la jeunesse éveille, et la tendre préoccupation dont la baronne de Comberouse était pour lui invinciblement l’objet. D’ailleurs, quand bien même la disproportion d’âge, doublée du respect, n’eût pas été un obstacle à toute expansion de sa part, comment s’y fût-il pris pour confier à un autre des sentiments auxquels il ne pouvait encore donner lui-même un nom précis dans sa pensée?
Malgré tout le plaisir que tante Germille trouvait dans la société de Léon, elle l’engageait sans cesse à prendre les honnêtes distractions qui pouvaient s’offrir à lui au dehors. Mais elle exigeait qu’il lui rendit compte des instants passés loin d’elle et s’enquérait des détails avec une consciencieuse curiosité. Le moindre dérangement dans les habitudes de son neveu l’alarmait au dernier point. Si notre rêveur s’oubliait, le soir, à quelque promenade solitaire et rentrait plus tard que de coutume, elle l’attendait patiemment et ne se mettait au lit que lorsqu’elle le savait tranquillement couché dans sa petite chambre. Il souffrait parfois de cette maternelle inquisition. Mais le moyen de s’y soustraire? Et, si gênantes qu’elles soient, comment se plaindre d’attentions que l’on sait inspirées par la tendresse?
Cependant, l’inquiétude et l’agitation allaient croissant dans l’esprit de Léon. L’armateur qui vient de lancer en mer un vaisseau portant sa fortune, ne saurait se faire une idée des transes causées au pauvre garçon par l’envoi de sa dernière lettre et l’incertitude des chances qu’elle allait courir. Nous l’avons dit, deux longs jours le séparaient de ce qu’il appelait «son dénouement»; il eût été plus exact de dire «son début.» De ces deux journées, il passa la première assez bravement, c’est-à-dire en se suffisant à lui-même avec ses alternatives de crainte et d’espoir. Mais le second jour, qui était un dimanche, il se sentit tellement appauvri et épuisé par les sensations de la veille qu’il lui fallut recourir aux distractions extérieures.
Loin donc de fuir ses amis, comme il le faisait depuis quelque temps, il alla au-devant d’eux, et les trouva occupés à organiser une partie de cheval. Georges, guide et boute-en-train de la cavalcade, s’empressa de mettre à sa disposition un superbe alezan, un peu rétif, lui avoua-t-il franchement, mais que Léon accepta sans sourciller, malgré sa force au-dessous de la moyenne en équitation. On lui eût offert le diable en cheval qu’il ne l’eût point refusé: si grande était son envie de s’échapper de lui-même!
–Bah! pensa-t-il pour se donner de l’aplomb, c’est l’imprudence qui distingue l’homme de la brute!.
Certes, Dieu a paternellement agi en nous voilant l’avenir; les horreurs que nous y découvririons empoisonneraient pour nous l’heure présente. Mais, à défaut d’une science divinatoire bien complète, que ne sommes-nous doués, à tout le moins, comme certains animaux, d’une sorte d’instinct qui nous fasse flairer le danger? Il est des jours où la mauvaise chance, pareille au lion infernal dont parle l’Écriture, tourne et rôde autour de nous, guettant la minute favorable pour se ruer sur sa proie. Alors, nos anges gardiens! que faites-vous? Pourquoi ne pas nous avertir charitablement, quand vous nous voyez sur le point de commettre innocemment quelque grave sottise?… Si, ce jour-là, le bon ange de Léon eût été moins paresseux ou plus éveillé, et l’eût invisiblement tiré par la manche au moment de se mettre en selle, il lui eût épargné bien des souffrances physiques et morales; et nous n’aurions pas, nous, son humble historiographe, la douleur de raconter ses infortunes, au grand risque d’en faire rire le lecteur.
Le but de la promenade était une maison de campagne, située à deux lieues de Nevers et appartenant au père de Georges. Tout alla bien jusqu’aux grands peupliers qui bordaient l’avenue. A part quelques écarts peu dangereux, le cheval de Léon se conduisit assez sagement; l’allure tranquille et réglée de ses compagnons de selle réagissait sur lui. Mais arrivé dans le voisinage des prairies «qui lui avaient donné le jour», le reconnaissant quadrupède éprouva le besoin de saluer «sa Normandie» par quelques fantaisies chorégraphiques.
–Prends garde, Léon! cria Georges.
Léon redoubla d’attention, mais le cheval d’impatience. Comme tous les cavaliers inexpérimentés, Léon fendait la bouche de la bète, qui se cabrait.
–Rends la main, et ferme en selle! cria Georges de nouveau; tu nous attendras.
Léon obéit, et le cheval partit comme un trait. En ce monde, tout est heur et malheur. Notre écuyer improvisé, mais intrépide, éprouva d’abord la sensation enivrante que communique aux sens le formidable galop d’un cheval nerveux lancé ventre à terre. Mais, soit ennui de laisser ses camarades si fort en arrière, soit incertitude du but où l’emportait ce coursier de l’Apocalypse, il sabra brusquement, d’un revers de main, la bouche de l’animal, qui s’abattit roide.
Dans cette triste position, l’infortuné cavalier donna sa première pensée au lendemain. S’il était blessé!… s’il allait ne pas pouvoir courir à la persienne!… Cette appréhension, rapide comme l’éclair, lui fit plus mal que son mal. Il se releva par un effort énergique, et sentit une douleur sourde à la hanche droite, qui avait essuyé le choc. Ses camarades arrivèrent fort à propos pour aider ses pas chancelants. Heureusement, la maison n’était plus qu’à une faible distance. Il les conjura de ne rien changer à leurs projets et de battre la campagne, sans se préoccuper de lui en aucune façon. Pendant ce temps, entouré de livres, il trouverait dans le repos un soulagement complet.
Quand Léon se vit seul, étendu sur le lit de Georges, il débuta, comme bien on pense, par maugréer contre sa maladresse.
–Ah! se dit-il avec amertume, dès que ma peau sera moins précieuse qu’en ce moment, je me ferai casser le col, ou je deviendrai vite un cavalier de première force!.
Mais cette belle résolution, comme toutes les belles résolutions en général, ne remédiait pas au mal présent. Il fallut bien aborder de face le côté réellement inquiétant de la situation. Tante Germille surveillait Léon et le dorlotait comme un enfant. Le fâcheux accident de la matinée, si elle venait à le connaître, la mettrait aux champs; et elle n’entendrait pas raison sur le chapitre des soins à prendre et des ménagements à garder. Il fallait donc, à tout prix, tromper les yeux d’Argus de la tante; sans quoi, le lendemain… le lendemain était lundi!
Léon résolut d’appeler à son aide, en cette circonstance, toute la féroce dissimulation dont l’âme la plus naïve est capable en certains cas. Afin de se fortifier par un exemple imposant, il se remit en mémoire la vanité stoïque avec laquelle le bienheureux Loyola, avant de renoncer au monde, supporta les plus affreuses tortures pour échapper à une difformité physique, la claudication. Il avait, lui, Léon, des motifs bien autrement sérieux que ce freluquet béatifié, pour ne pas trahir ses souffrances!…
Le soir, on le ramena à Nevers en cabriolet. En quittant ses camarades, il leur recommanda instamment la discrétion sur sa mésaventure, et rentra chez lui clopin-clopant. Mais comme il se redressa en abordant la tante terrible! Après avoir esquissé en bloc sa partie de plaisir, il demanda grâce des détails, prétextant la fatigue du cheval pour se retirer.
–C’est vrai, dit la tante, tu as l’air harassé; va donc te reposer bien vite… Mais, ajouta-t-elle en le suivant d’un œil inquiet, on dirait que tu boites?…
–Ah! par exemple, ma tante, vous vous trompez! répliqua effrontément Léon, puisant dans sa volonté la force d’accomplir un prodige en miniature; un peu de courbature peut-être. mais voilà tout; demain, certainement, il n’y paraîtra plus.
Il appuya son mensonge d’un baiser plein de sincérité, et sortit d’un pas assez dégagé.
Hélas! l’homme propose et le hasard dispose. Tandis que Léon s’applaudissait de sa ruse et de son énergie, un misérable incident allait en ruiner tout l’effet. Ses amis n’avaient interprété le mystère qu’il implorait d’eux, relativement à sa mésaventure équestre, que dans l’intérêt de son amour-propre. Aussi, Georges ne se fit-il aucun scrupule de tout raconter à sa mère; et celle-ci n’eût rien de plus pressé, le lendemain, que d’envoyer, de bonne heure, quérir des nouvelles du blessé. Qu’on se figure, s’il est possible, l’étonnement de tante Germille.
–Mon neveu blessé?… vous rêvez!… répondit-elle brusquement.
Mais, après un silence chargé de réflexions:
–Il est tombé de cheval, dites-vous? Ah! çà, si je ne m’étais pas trompée?… Oui, c’est cela, hier soir il boitait bien réellement. Il m’aura menti… pour ne pas m’inquiéter, le cher enfant!
Et, ne tenant plus en place, elle allait et venait, trottant menu, dans la salle basse qui donnait sur la rue.
–Ah! voilà le docteur qui passe!… quelle chance!… c’est le ciel qui l’envoie…
Et, s’avançant sur le seuil de la porte:
–Monsieur Raymond!… monsieur Raymond!… cria-t-elle, par deux fois, dans la crainte de n’avoir pas été entendue d’abord.
Ce fut accompagnée du docteur qu’elle monta à la chambre de Léon. Celui-ci, en proie aux tiraillements d’un demi-sommeil fiévreux, se crut, au premier moment, le jouet d’un cauchemar. Quand le médecin lui eut adressé cette simple question: «Mon ami, qu’avez-vous?» sa voix resta prise à son gosier, comme dans les rêves qui nous oppressent pesamment. Cependant, il lui fallut bien reconnaître qu’il ne rêvait pas.
–Voyons, qu’avez-vous? répétait le docteur; où vous êtes-vous blessé?
Et, cette fois, les paroles étaient accompagnées d’un geste familier, et qui signifiait clairement l’intention de chercher le siège du mal.
–Mais, monsieur, je n’ai rien. je ne suis pas blessé. balbutiait Léon en rougissant, comme un écolier qui taille un mensonge en plein drap.
–Ne l’écoutez pas, docteur, ne l’écoutez pas! dit vivement tante Germille; je vous en prie, voyez bien ce qu’il a!. ajouta-t-elle en passant discrètement dans la pièce voisine.
Inspection faite de la hanche endommagée, le docteur ordonna l’application immédiate d’une douzaine de sangsues et un repos absolu. Léon était pâle comme un mort.
–Eh bien! ne voilà-t-il pas un beau malheur! dit tante Germille en rentrant: douze sangsues à monsieur; y a-t-il là de quoi effrayer un brave? Et puis, ne rien faire, cela est-il si fatigant?
Et, d’un ton doucement bourru:
–Vilain! fit-elle à Léon, n’avoir pas tout de suite avoué!. Aussi, on le campe aux arrêts; tant mieux! c’est bien fait!… Merci, docteur!
–Allons! il n’y a pas grand mal… un petit bobo tout simplement, dit M. Raymond en prenant son chapeau; les sangsues sans perdre une minute, et deux ou trois jours de repos; après quoi, vous pourrez recommencer, si le cœur vous en dit, mon jeune camarade. Ainsi donc, de la patience! de la patience!. répéta-t-il en sortant, suivi de la bonne tante, à peu près rassurée.
–De la patience! dit frénétiquement Léon, quand il fut seul. de la patience!
Ces mots: «de la patience» lui semblaient, en ce moment, renfermer la plus sanglante ironie.
–Mais, bourreaux! ajouta-t-il, vous ne savez pas le mal que vous me faites, en voulant me guérir!.
Le sang bouillonnait dans ses veines. Il maudissait ses amis, il se maudissait lui-même. Il jurait de ne jamais remonter à cheval. Il faisait, très sincèrement, le vœu d’entrer plus tard à la Trappe, si Dieu voulait opérer, séance tenante, en sa faveur une toute petite guérison miraculeuse. Il était fou.
–Qui sait? reprit-il en mordant ses draps avec rage… peut-être, en ce moment, songe-t-elle à me répondre par le signal indiqué?. Et, tandis qu’elle tremblera en me donnant ce précieux gage de confiance, je serai là, moi, étendu sur mon lit, tranquillement livré aux bêtes!. Que dis-je? tranquillement?. Ah! ce n’est pas mon flanc, c’est mon cœur qu’elles vont ronger!.
Pendant que Léon s’épuisait en plaintes stériles, la porte s’ouvrit de nouveau et la tante reparut, remorquée cette fois par l’honnête M. Morel, pharmacien de la vieille école, qui portait soigneusement un petit vase cylindrique, renfermant les bêtes libératrices.
–Bonjour, monsieur Léon, dit-il en souriant d’un air paterne.
–Avancez à l’ordre!… fit la tante, interpellant Léon d’un ton comiquement solennel.
Celui-ci, la tête cachée sous sa couverture, ne répondait pas.
–C’est moi, reprit le digne apothicaire, d’une voix insinuante; j’ai voulu moi-même vous administrer vos sangsues.
–Allez au diable avec vos sangsues! cria brutalement Léon, en se dressant comme un ressort.
–Comment! monsieur, essaya de dire sévèrement la tante, on contrevient à l’ordonnance du docteur!… on n’observe pas la consigne!…
M. Morel, son vase à la main, immobile et ébahi, eût pu poser pour une statue de la Stupeur.
Cependant, Léon, en entendant les lamentations grondeuses de sa tante, était retombé sur son lit avec découragement. Vaincu par les difficultés croissantes de la situation, il comprit qu’il fallait céder.
–Pardon, chère tante, dit-il, subitement radouci, et vous, monsieur Morel, excusez ma brusquerie; j’accepte vos soins obligeants avec reconnaissance.
–A la bonne heure, mon Léon! s’exclama joyeusement tante Germille. je te retrouve. présent!.
Et, s’approchant lestement du lit, elle appliqua sur la joue du malade un long baiser, que celui-ci essuya avec résignation.
Le supplice commença. Rien n’est crispant, pour les gens nerveux, comme une souffrance ridicule ou qui leur semble telle. Le patient sent alors son mal centuplé par la persuasion intime où il est que le sort se moque de lui.
Trois quarts d’heure après, la tante apporta l’eau tiède destinée à rendre la saignée plus abondante. Puis elle accabla son cher neveu de recommandations, tout en procédant à la pose solennelle, sur sa tête vénérable, d’une de ces capotes de cabriolet qui servaient de coiffure aux dames, à cette époque.
–Écoute, lui dit-elle, non sans un visible embarras, je vais sortir, bien malgré moi. mais la petite messe vient de sonner, et je ne puis manquer d’y assister. On la dit. pour une amie!. ajouta-t-elle en baissant les yeux.
Touchant mensonge, qui peint cette âme tout entière dans ses pudeurs mystérieuses!. Le croira-t-on? depuis plus de quinze ans, tante Germille faisait dire une messe par mois, «à une intention particulière». Comme la religion, honnêtement comprise et sincèrement pratiquée, est propre à satisfaire certains besoins, certaines faiblesses du cœur humain en général, et en particulier du cœur des femmes!
Léon lança à sa tante un long regard de remerciement incompris et de sympathie intéressée: une idée, aussi extravagante que soudaine, venait de jaillir dans son cerveau. L’excellente Germille sortit sans inquiétude, après avoir installé sa vieille Manette au chevet du malade.
–Ma bonne Manette!. ne tarda pas à dire Léon, d’une voix dolente, mais d’un air calme et tout à fait résigné.
–Mon bon monsieur Léon!. répondit la brave servante, en donnant à ses paroles un accent d’humble commisération.
–Écoute-moi sans m’interrompre.
–C’est bien facile, monsieur.
–Tu es on ne peut plus obligeante, toi.
–Pourquoi me dites-vous des douceurs, monsieur Léon?
–Parce que je les pense et que tu les mérites. Tu ne marches pas bien vite, toi. ma pauvre Manette.
–Dame! monsieur, quand on a de vieilles jambes!.
–Tant mieux!. fit involontairement Léon.
–Vous dites, monsieur?
–Tu vois bien que tu m’interromps sans cesse. Je disais: Grand Dieu!. ou plutôt je voulais dire que j’ai si bonne opinion de ton obligeance.
–Ah! vous voulez quelque chose de moi. rusé que vous êtes!. c’est pour ça que vous me flattez?.
–Eh bien! oui, écoute, Manette, ma chère Manette!. quand on est malade, on s’ennuie, n’est-ce pas?. Va donc, sans te presser, m’entends-tu? oh! je t’en prie, sans te presser!. va me chercher un livre chez mon ami, M. Georges, tu sais bien?. n’importe lequel, celui qu’il voudra te donner; la lecture me distraira un peu.
–Allons! enjôleur que vous êtes!. dit la vieille domestique en quittant sa chaise, on y va; mais vous me ferez gronder.
Léon avait calculé que Manette resterait dehors une bonne demi-heure au moins. Tante Germille ne devait pas rentrer avant une heure. C’était plus de temps qu’il ne lui en fallait. Il se leva. La porte du sang l’avait extrêmement affaibli. Il appliqua sur ses douze plaies béantes le premier linge qui lui tomba sous la main, s’affubla d’un large pantalon et endossa un grand paletot sans taille. Puis, descendant l’escalier du mieux qu’il put, il se glissa dans la rue comme un voleur qui fuit les regards.
Mille émotions poignantes agitaient son cœur. Il ne se possédait plus: son corps était devenu une machine obéissant à une impulsion irrésistible: son âme n’avait, pour ainsi dire, plus conscience d’elle-même. Où allait-il? quel était son but? Il n’était pas bien sûr de ne pas faire un méchant rêve. Arrivé près de l’église Saint-Père, il s’effaça comme une ombre sous le porche, d’où il pouvait voir sans être vu. Là, il s’appuya au mur pour ne pas tomber. Enfin, s’armant d’un reste de courage, il osa lever les yeux vers la maison occupée par la baronne.