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II

De tous les fonctionnaires subalternes, le plus modeste, le plus inoffensif en apparence, mais le plus important, le plus terrible en réalité, c’est, à coup sûr, le facteur de la poste aux lettres. Chaque jour, ce débonnaire employé s’en va, distribuant sur son passage l’espoir et la crainte, la joie et les larmes, le bonheur et la désolation; et cela avec l’insouciance du nuage qui, poussé par le vent, promène au hasard sur la campagne la rosée bienfaisante ou l’orage dévastateur.

Combien d’amants sentent leur cœur battre à se rompre, au pas seul de ce Mercure administratif! Combien d’âmes, passionnées par l’absence ou froissées par l’oubli, concentrent toutes leurs angoisses sur son humble coffret, véritable boîte de Pandore, d’où s’envole même l’espérance!.

Le16juin1854, le facteur déposa, rue de la Préfecture, une enveloppe à l’adresse de Mme la baronne Laure de Comberouse. Quand la femme de chambre entra au salon pour la remettre à sa maîtresse, à peine celle-ci, absorbée dans sa rêverie, s’aperçut-elle du bruit que fit la porte en s’ouvrant.

–Une lettre pour madame.

–Pour moi? fit la baronne surprise, et. par la poste?

–Oui, madame, par la poste; le facteur vient de la poser à l’instant.

–C’est singulier!… ajouta la baronne, pendant que Suzette sortait.

En effet, c’était un événement dans sa vie que la réception d’une lettre. Elle examina attentivement la suscription, sans y découvrir le moindre indice révélateur.

–De qui peut me venir cette lettre? pensa-t-elle, de plus en plus intriguée; le timbre est de la ville; pourquoi m’écrit-on par la poste?

Tout à coup elle pâlit.

–Peut-être quelque nouveau malheur… se dit-elle, toute tremblante d’hésitation… oui, sans doute encore quelque fàcheuse aventure qu’on n’ose m’apprendre de vive voix… Je lirai plus tard, dans une heure.

Et ses yeux se portèrent résolument sur la pendule, comme pour dater l’échéance de l’engagement qu’elle prenait vis-à-vis d’elle-même. On voit que la curiosité n’était pas le défaut dominant de la baronne. Avant qu’une jeune femme arrive à dépouiller ainsi «le vieil homme», il faut qu’elle ait bien souffert. Sous le coup d’un triste pressentiment, elle voulait, en quelque sorte, s’accorder à elle-même un sursis. Pour les esprits jeunes, que n’ont pas encore émoussés de cuisantes déceptions, l’incertitude traîne avec elle un cortège d’anxiétés dévorantes; mais les âmes durement secouées au vent des tribulations trouvent une sorte de repos dans la diversité des chances qu’elle présente.

Quel était le chagrin rongeur qui minait cette existence? Était-ce la perte d’un mari tendrement aimé qui avait jeté sur ce beau front le voile éploré des veuves? La petite Augusta et sa sœur ainée étaient-elles deux fleurs s’épanouissant sur une tombe? Hélas! non. Faut-il donc demander compte à la mort de toutes nos douleurs? La vie n’est-elle pas déjà un assez riche écrin de misères?

Ah! la triste affaire que le mariage, quand le mariage n’est qu’une affaire!. Il arrive parfois que les deux époux se sont mutuellement trompés. La farce jouée, les masques tombent des deux visages; et alors –le beau malheur!–les deux conjoints ne manquent pas d’une certaine analogie avec les aruspices du vieux temps, lesquels avaient peine à se regarder sans rire. Mais le malheur affreux, forgé par nos lois et jusqu’à ce jour irréparable, c’est lorsque la dissimulation n’a existé que d’une part; c’est lorsqu’une âme franche et loyale s’est donnée tout entière, et qu’en retour elle n’a reçu qu’un nom et des devoirs. Telle était la plaie qui saignait sans trêve au cœur de la baronne.

Elle vivait entièrement retirée du monde, avec ses deux petites filles et sa fidèle Suzette. Pour concilier son besoin de solitude avec ses devoirs maternels, elle s’était résignée à placer ses enfants, une partie de la journée, dans un pensionnat peu éloigné de sa demeure. Presque chaque matin, elle les y conduisait elle-même; et c’était pour elle l’occasion de jouir d’une délicieuse promenade dans le parc, sans éveiller l’attention des curieux. Dans l’après-midi, Suzette allait les reprendre pour les ramener à la maison. De cette façon, la pauvre mère se procurait quelques instants de liberté pour ne songer qu’à elle-même, pour dégonfler son cœur oppressé et retrouver dans les larmes la force de sourire au retour de ses enfants.

Dans cette triste situation, on comprend sans peine qu’une lettre fut mal venue, habituée comme l’était la baronne à prêter d’avance une fàcheuse signification aux messages qui lui parvenaient. Le plus souvent, c’était une lourde pierre qui venait brutalement tomber au milieu du lac de ses songeries mélancoliques où, parmi les ombres, elle saisissait quelques gracieuses images fugitives.

En ce moment, elle était à demi couchée sur un large divan. A côté d’elle reposait un volume fermé: Mathilde, Mémoires d’une jeune femme. Cette lecture l’attachait par certaines analogies entre elle-même et l’héroïne du roman d’Eugène Sue. Peu à peu, le livre lui avait glissé des mains; et, suivant le cours de ses pensées, elle comparait son triste sort au bonheur calme dont elle eût pu jouir si, quelques années auparavant, la grande loterie du mariage lui eût été moins fatale.

Tout à coup, faisant effort sur elle-même et se rappelant que l’abnégation du martyre était désormais son lot, elle se leva lentement et alla prendre sur la cheminée la lettre qu’elle y avait jetée tout à l’heure. Elle la décacheta, debout, devant la glace, et, se lançant elle-même un regard d’encourageante pitié, elle se prépara à parcourir rapidement la feuille suspecte.

Mais, dès les premiers mots, elle s’arrêta, interdite. Se reprenant à lire, comme si elle n’eût rien compris d’abord, sa surprise alla croissant jusqu’à la stupéfaction. Enfin, parvenant à chasser de son esprit toute préoccupation importune, elle concentra son attention sur les lignes suivantes:

«Madame,

Vous serez étonnée en recevant cette lettre, car vous ne pourrez savoir qui l’a écrite. La voix qui vous adresse ces paroles sera touj ours inconnue de vous-. Mais qu’importe? Le mystère est de lui-même une chose si douce! Et d’ailleurs, sans ce mystère, mon indiscrétion serait-elle excusable?

Pardonnez-moi de faire passer sur votre front l’ombre de tristes souvenirs. Ne dirait-on pas que certaines créatures ont été invinciblement prédestinées à la douleur? Aux autres les joies bruyantes, les plaisirs étourdissants; à elles la tristesse recueillie et l’abondance des larmes. Le vœu le plus ardent, le besoin le plus impérieux pour elles, n’est-il pas vrai? c’est de rencontrer une âme qui les comprenne et leur réponde, une âme, miroir de la leur, où viennent se refléter leurs sentiments et leurs pensées.

Je ne sais, en vérité, pourquoi je vous dis tout cela. Il me semble que vous devez éprouver ce que j’éprouve; il me semble que nos deux âmes sont sœurs en infortune et saignent des mêmes blessures. Je crois aux pressentiments, et je suis superstitieux en tout ce qui se rattache au cœur. Et vous, répondez-vous franchement à vous-même: ne sentez-vous pas, à certains instants d’angoisse mortelle, le besoin d’être visitée dans votre solitude par une pensée sympathique?. Oh! s’il en est ainsi, laissez-moi vous écrire quelquefois, sans déchirer le voile mystérieux dont je veux vous entourer comme d’une respectueuse auréole.»

La baronne lut jusqu’au bout. Sa lecture terminée, elle tint quelques instants encore ses regards attachés sur l’écriture, comme cherchant à lire entre les lignes quelque indice du caractère de celui qui les avait tracées. Cette singulière lettre, dont tout à l’heure l’aspect lui répugnait, lui devenait maintenant douce et amie: loin de troubler sa chère solitude, elle répondait, au contraire, au plus intime de ses pensées.

C’est le propre des émotions fortes de réveiller en nous la mémoire du passé, pour y chercher des similitudes et des contrastes. La lettre de Léon, en frappant sur l’âme de la baronne, y fit vibrer, comme sur un timbre sonore, mille sensations palpitantes. Les sentiments qui s’agitaient en elle étaient trop tumultueux et trop confus pour qu’elle pût les maîtriser ou s’en rendre compte à elle-même. C’étaient des souvenirs riants et tristes à la fois, des images presque en même temps joyeuses et sinistres. Sa première jeunesse, escortée d’un essaim d’espérances et subitement désenchantée par le malheur, lui apparaissait semblable à une matinée de printemps brusquement assombrie par un orage.

Puis, à côté de son bonheur détruit, elle bâtissait rapidement un bonheur imaginaire. Mouvant édifice de sable, qui s’effondrait presque aussitôt! Fragile observatoire de l’âme, d’où son regard plongeait, éperdu, sur la terre promise à jamais fermée devant elle!.

Elle demeura longtemps immobile, la tête penchée dans ses mains. Quand elle releva son pâle visage, de grosses larmes sillonnaient ses joues.

–Il est donc vrai, dit-elle avec explosion, j’aurais pu être heureuse!.

Cependant, que devenait l’auteur de ce grand trouble jeté au cœur de la baronne de Comberouse? Une grâce d’état spéciale aux enthousiastes de toute espèce, c’est de pouvoir s’enfermer dans une utopie naïve, et d’y tourner avec amour la roue sans fin de leur fantaisie. Ainsi Léon trouvait tout naturel son projet d’écriré à la baronne «sans se faire connaître,»

–Signer mes lettres?. pensait-il; je ne le puis, ni pour elle, ni pour moi. Si ma hardiesse allait la blesser!. Je frissonne à l’idée seule de m’exposer à lui déplaire.

Et, en moins de quinze jours, il avait confié à la poste deux autres grandes tartines échevelées, dans le genre de celle qu’on a lue plus haut. Une fois prise dans cet engrenage, son imagination, à la fois ardente et craintive, n’entrevoyait aucune raison pour que ce manège prît fin.

Heureusement, la passion, qui mène touj ours l’homme, même à son insu, est plus logique que l’homme lui-même; or, il n’y a point de passion, si platonique et si honnête soit-elle en principe, qui ne veuille avoir, en fin de compte, le bénéfice de son désintéressement. Aussi, un jour que Léon se disposait à reprendre béatement son rôle d’écureuil épistolaire, il s’arrêta, décontenancé, devant cette simple obj ection, spontanément éclose dans sa cervelle:

–Mais, benêt que je suis! si j’ignore l’accueil fait à ma prose, autant vaut ne pas écrire?

Il laissa tomber sa plume, de découragement. Mais, loin d’abandonner la partie, il reprit, un instant après:

–Comment faire?

Jamais point d’interrogation ne s’était dressé devant son esprit en barrière plus infranchissable. Il se leva, et se mit à marcher rapidement dans sa chambre. Après avoir imité, durant dix minutes, le va-et-vient fiévreux d’un lion dans sa loge au Jardin-des-Plantes, il s’écria tout joyeux:

–Enfin!. je crois avoir trouvé.

S’étant recueilli un moment, il écrivit sans penser à mal:

«Écoutez: si mes lettres ne vous ont pas déplu, manifestez-le moi en laissant, lundi matin, une de vos persiennes entr’ouverte. Dans ce cas, vous recevrez prochainement une nouvelle lettre; sinon, à l’avenir, je garderai le silence.»

–Voilà qui arrange tout! se dit-il en manière de conclusion.

Il sortit pour aller glisser furtivement son pli à la boite. Il lui semblait que tout le monde dût pénétrer son secret. A partir de ce moment, une agitation terrible s’empara de lui. Deux grands jours éternels le séparaient du fameux lundi où il devait lire son arrêt de vie ou de mort dans l’attitude d’une persienne. Ses pas le portèrent naturellement vers la rue qu’habitait son idole; et ce ne fut pas sans de violentes palpitations qu’il regarda de loin, pour y familiariser ses yeux, cet honnête volet vert, qui pour lui allait se transformer en juge. Pauvre garçon! amoureux, sans le savoir… Car il n’y a qu’un enchanteur, l’amour, pour opérer de semblables métamorphoses, et prêter aux objets les plus vulgaires cette importance dramatique.

–Ah! çà, d’où viens-tu donc, avec ton air de conspirateur?… fit une voix bien chère à Léon, au moment où il rentrait, encore tout effaré d’émotion.

C’était la voix de sa tante Germille, chez laquelle il demeurait, vu la rigueur des circonstances.

La soutane aux orties

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