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I
LE COLONEL DE BRESLAC
ОглавлениеLe colonel de Breslac était né en1800. Son enfance et les premières années de son adolescence s’étaient donc écoulées parmi les bruits de guerre de l’Empire. La génération de ce temps-là, conçue entre deux batailles, croissait en quelque sorte à la hâte, avec d’inquiets et généreux tressaillements. L’oreille se formait au son du tambour et des musiques militaires, les yeux s’ouvraient au soleil de ces grandes revues que César passait, vainqueur ou vaincu, et où il apparaissait déjà lui-même comme la vivante légende des grandeurs et des désastres de la France L’imagination s’imprégnait de rêves colorés et superbes, d’ambitions vertigineuses, de résignations stoïques. Les enfants jouaient avec l’épée de leur père, la tiraient nue hors du fourreau, la regardaient avec une espérance joyeuse, prêts à courir à ces combats épiques qui laissaient après eux tant de morts et tant de gloire. Les femmes frissonnaient et pleuraient par instants, quand elles étaient mères, mais s’affolaient, comme épouses et comme amantes, de l’éclat, de l’héroïsme, des fulgurantes vicissitudes de l’épopée impériale.
La société de cette époque vivait au jour le jour, d’une façon théâtrale et naïve, dans une mythologie de demi-dieux et de déesses. On sacrifiait, comme aux âges de la Grèce et de Rome, à la vaillance, à la beauté, à la jeunesse, à l’amour. Les années se succédaient, rapides comme des promesses, radieuses comme des féeries, plus chargées que des siècles. Aussi, à la chute de l’empire, et dès le commencement de la Restauration, il fallut quand même, et quel qu’il pût être, un champ de bataille à la jeunesse que tant d’illusions guerrières avaient bercée et que sollicitaient toutes les impatiences de l’action. Il s’établit parmi cette jeunesse un double courant. Les uns, d’une intelligence hardie, d’une imagination puissante, trouvèrent leur champ de bataille dans les lettres et dans les arts. Ils brisèrent les vieilles idoles et substituèrent aux traditions classiques, toutes de forme et d’académie, une poétique nouvelle, ardente et enthousiaste, à la fois défaillante et forte, mais tressaillant de vie et profondément humaine.
Le romantisme, qui fit son éclosion alors, avait été conçu sous l’Empire. Il participait de son essor incomplet et chimérique, de son éclat, de ses immenses visées, de son attitude tragique. Les cerveaux qui le couvaient avaient été, inconscients encore, frappés et éblouis de vertige et de gloire, d’apothéoses et de ruines.
Si, parmi les jeunes, les uns entrèrent dans cette voie qui se révélait à eux, les autres, d’un esprit aventureux et d’un tempérament énergique, suivirent quand même la carrière des armes. Ils espéraient à tout hasard une revanche de nos revers et ne s’imaginaient pas que la France pût être avare de leur sang, dont ils eussent été si volontiers prodigues.
Le jeune de Breslac fut de ceux-là. Après être entré à dix-huit ans à l’École militaire, il en sortit sous-lieutenant et fit presque aussitôt l’expédition d’Espagne, en1823. Ce farouche pays avait bien changé et ne gardait plus trace contre nous des haines que Napoléon avait autrefois soulevées. Il est vrai que nous étions, non plus ses ennemis, mais ses alliés contre lui-même. Le sous-lieutenant se retrouvait pourtant en compagnie de quelques-uns de ces vieux soldats qui avaient fait le siège de Saragosse. Sous les arcs de triomphe tout ornés de fleurs par lesquels on s’acheminait à Cadix, il entendait parler de là grande guerre et n’en ressaisissait même point la pâle image.
Après l’expédition d’Espagne, il fit la campagne de Morée. C’était l’occupation, ce n’était pas non plus la guerre. Comme il n’était point poète, il ne se passionna pas pour les Grecs.
Il avait assisté à la bataille de Navarin à bord d’un des navires qui transportaient l’armée, et, quoique ce grand fracas d’artillerie l’eût d’abord réjoui comme un souvenir des gigantesques batailles de l’Empire, il s’était presque indigné ensuite des faibles dangers qu’on avait courus.
Cependant, ces voyages, la vie des camps, les spectacles nouveaux, la camaraderie sous la tente, les soins de son métier lui plaisaient. Il sentait qu’un long avenir lui était réservé, et il ne désespérait ni de ses propres efforts, ni de la fortune.
A son retour en France en1826, il était capitaine, et se maria. Les soldats et les marins ont, en pleine jeunesse, ce besoin d’une affection partagée, courageuse et douce, qui s’associe à leur destinée et les accompagne dans la vie.
M. de Breslac épousa mademoiselle Juliette d’Entraigues, une charmante jeune fille qu’il aima tout d’un coup, à première vue, et qu’il ne devait jamais cesser d’aimer.
Il en eut deux fils, à quinze années d’intervalle: le premier, Jacques, naquit en1827; le second, René, en1842. Durant ce temps, M. de Breslac continua sa carrière, quelquefois séparé de sa femme, le plus souvent accompagné par elle. Ses séjours en France furent rares. Il vécut surtout en Algérie, dans ces rudes et brillantes expéditions qui rajeunissaient l’armée française. Il y gagna ses grades et fut nommé colonel à la bataille d’Isly. Ce fut alors qu’il revint à Paris et crut pouvoir y jouir pendant quelque temps du repos qu’il avait mérité.
Il voulait, d’ailleurs, s’occuper de l’avenir de son fils aîné. Jacques, à dix-sept ans, était intelligent et hardi, d’une beauté presque enfantine encore, mais régulière et mâle. Il avait de grands yeux bleus, des cheveux noirs bouclés, une taille élégante et vigoureuse, un de ces nez aquilins qui donnent de la noblesse au visage et dont la narine se dilate facilement aux émotions vives. Le colonel regrettait qu’il ne voulût point se faire soldat, et il avait peut-être raison, car Jacques méconnaissait sa vocation.
Cet impétueux et vivant jeune homme, qui en cela était de son temps, rêvait une autre gloire. Il s’était épris des droits et du bonheur de l’humanité et voulait mettre au service de cette belle cause non point l’épée qui n’est que le fer et la force, mais la parole qui est la persuasion émue et triomphante. C’est de la sorte qu’il s’exprimait lorsqu’il parlait de son désir d’être avocat.
Le colonel ne disait point non. Il aimait trop son fils pour le pousser aux dangers et aux hasards de la vie qu’il avait menée lui-même; puis, un peu revenu pour son compte de ces illusions qui montrent au saint-cyrien le bâton de maréchal de France, et se résument, pour les plus heureux, en un grade de colonel, au déclin de l’âge mûr, il pensait que le barreau offrait pour le moins, aux ambitieux, des chances aussi sûres et d’un plus grand avantage.
Ces considérations firent que Jacques en vint facilement à ses fins: il avait terminé ses classes et commençait brillamment son droit.
Sans préoccupation désormais pour son fils aîné, le colonel de Breslac se livrait tout entier aux joies intimes de la famille. Il chérissait sa femme et adorait René, qui avait toute la gentillesse de son âge. Souvent le soir, après le dîner, il s’attardait aux plaisirs simples du foyer domestique.
Enfoncé dans son fauteuil, ce soldat, qui était jeune encore, se sentait las de courses guerrières et avait soif de repos et de tendresse. Il faisait sauter René sur ses genoux ou l’excitait à ces jolis bavardages dans lesquels l’enfance bégaye ses premiers sentiments. Jacques, accoudé à la table, lisait ses auteurs de droit et les annotait parfois en prenant la plume.
Madame de Breslac, travaillant à quelque ouvrage de femme, jetait de temps à autre un doux regard sur son mari et sur René, un regard sérieux sur Jacques. Ne vivait-elle pas enfin dans la retraite, auprès des êtres qui lui étaient chers? Au milieu de la soirée, il fallait coucher René. Alors le colonel se levait et sortait, souvent avec Jacques, l’emmenant dans le monde ou au théâtre. Il voulait que le jeune homme connût la vie autrement que dans les livres et ne l’étudiât pas seulement à la lueur de sa lampe, dans la controverse des théories et des codes.
–Je veux, lui disait-il, que tu sois un avocat militant et non pas un rat de procédure.
Le colonel de Breslac était depuis deux ans en garnison à Paris avec son régiment, lorsqu’un affreux malheur le frappa. Madame de Breslac mourut d’une fluxion de poitrine. Il la soigna jusqu’au dernier moment sans croire au danger. Une telle mort lui eût semblé une injustice du ciel. Le mal fut d’ailleurs hésitant dans sa marche et dans ses progrès.
Madame de Breslac, légèrement amaigrie, n’apparaissait, dans les intervalles de ses souffrances, que plus délicate et plus jeune. Elle ne voulait alarmer ni ses enfants ni son mari, et leur montrait un visage souriant et résolu. Cette illusion d’une jeunesse qui ressuscitait fut si vive pendant les derniers jours, que le colonel crut revoir en sa femme cette Juliette d’Entraigues qu’il avait aimée autrefois. Il en concevait de rapides espérances et les lui confiait.
–Oui, sans doute, lui disait-elle alors, ce n’est qu’une secousse d’où je sortirai rajeunie pour vous aimer plus encore que je ne l’ai fait.
Peut-être le croyait-elle, car elle ne prit aucune de ces résolutions que dictent aux mourants leur affection pour ceux qu’ils laissent derrière eux, ou la prudence. Le dernier jour cependant, on la vit soudain très agitée. Il sembla qu’un souvenir lointain se réveillât dans son esprit et la préoccupât vivement. Elle eût voulu être seule, y réussit quelques instants à diverses reprises, mais cette liberté lui fut inutile. Elle était trop faible pour quitter son lit.
Elle n’avait auprès d’elle que ses femmes et sa garde-malade, auxquelles elle ne voulait pas se confier, ou le colonel et Jacques, à qui elle ne voulait rien dire. Elle se montra pour eux, pour son mari surtout, pleine d’épanchements et de sollicitude.
Elle gardait entre ses mains la main de M. de Breslac, et le regardait avec des yeux mouillés de pleurs. Elle lui répétait souvent: «Je t’ai bien aimé, va, je t’ai bien aimé!» Mais elle n’osait s’abandonner davantage et tombait en de profonds abattements.
Elle mourut, pour ainsi dire, avec son secret sur les lèvres. La mort, trop prompte, l’y scella moins qu’elle ne l’empêcha de se livrer.
Un autre homme que le colonel, d’une foi moins absolue dans sa femme ou d’une plus intelligente tendresse, eût recueilli la confession de madame de Breslac.
Le colonel et Jacques escortèrent la morte à sa dernière demeure; appuyés l’un sur l’autre, les mains unies, ils passèrent par cette heure d’angoisse où l’âme vacille, où le cœur se fond, où la pensée s’obscurcit.
Ils distinguèrent mal les prières du prêtre, les détails de la cérémonie funèbre; ils n’entendirent, comme un bruit sourd retentissant en eux-mêmes, que la chute des pelletées de terre sur le cercueil.
A cet enfouissement, qui est la suprême, l’étouffante disparition de l’être aimé, ils s’embrassèrent en sanglotant. Ils se retrouvèrent seuls au bord de la fosse, leurs amis ayant pris congé d’eux sans qu’ils s’en fussent aperçus.
Ils revinrent à pied, en silence, regardant vaguement le spectacle de la ville et cette existence de tous qui se continuait sans souci de leur douleur. Le père, par moment, tentait de se montrer fort pour donner du courage à son fils, et Jacques, afin de rassurer son père, essayait alors un sourire que démentaient ses larmes.
Quand le colonel fut de retour dans sa maison, on lui amena René. L’enfant pleurait, voyant pleurer autour de lui. M. de Breslac le couvrit d’abord de caresses; puis, craignant que son émotion ne gagnât la petite créature et ne lui fût dangereuse, il le fit sauter entre ses bras. René se mit à rire, et sur l’assurance que sa maman reviendrait bientôt, s’amusa avec ses jouets. Le colonel le laissa, serra fortement une dernière fois la main de Jacques et se renferma dans la chambre de sa femme.
Il voulait être seul avec sa douleur, avec le souvenir de Juliette. Chose étrange! il ne la revoyait plus comme aux dernières années de sa vie, mais telle qu’il l’avait entrevue pendant sa maladie, telle qu’elle était autrefois jeune femme. Il se la rappelait surtout avec Jacques sur ses genoux, joyeuse et fière de sa maternité. C’était dans cette même chambre où les meubles d’aujourd’hui étaient ceux de jadis, où la même pendule continuait de compter les heures.
Il contemplait, avec un chagrin tumultueux qui grondait dans sa poitrine, cette table à ouvrage où elle s’asseyait, ce bureau en bois de rose qu’il lui avait donné quelques jours avant leur première séparation, et où il se l’était représentée souvent, lui écrivant, songeant à lui, s’arrêtant parfois, sa tête blonde dans sa main gauche, son doux regard dans le vague devant elle, la plume prête à poursuivre la lettre commencée.
Certes, elle était là vivante devant lui, dans toute la fleur de ses vingt ans. Alors il s’abîmait dans ses regrets et s’étonnait cependant de ne ressaisir sa femme qu’en ces jours lointains de jeunesse et d’amour, comme s’ils fussent les seuls qui dussent surnager de leur intimité si heureuse et si complète.
Il eut la curiosité triste et pieuse d’ouvrir le secrétaire, afin de voir si madame de Breslac n’avait point formulé quelques volontés qu’il dût accomplir. Il ne trouva d’abord que quelques papiers insignifiants, ou des souvenirs qui étaient chers au cœur d’une mère, l’image de la première communion de Jacques, ses bulletins de collège, son diplôme de bachelier, une miniature qui le représentait enfant, une autre qui était le portrait de René. Ces deux têtes, prises au même âge, l’une brune et l’autre blonde, étaient charmantes, ne se ressemblaient pas. Jacques était le vrai portrait de sa mère, avec de la hardiesse et de la virilité; René avait les traits du colonel, avec une expression presque efféminée. M. de Breslac remit les deux miniatures dans leurs étuis, non sans y avoir imprimé ses lèvres. Ses deux enfants du moins lui restaient pour le consoler de la perte de leur mère.
Il s’étonnait de ne pas trouver les lettres qu’il avait, en tant de circonstances diverses, écrites à sa femme. N’avait-il pas, lui, gardé précieusement toutes celles qu’il avait reçues d’elles? Il eût voulu revoir ces témoins de son passé, où l’absence, si cruelle qu’elle fût, n’était jamais que momentanée, où le bonheur subsistait sous les regrets et sous l’attente. Il se souvint que le meuble avait une cachette, et qu’il suffisait, pour la découvrir, de faire glisser une planche entre ses rainures. Il poussa cette planche, et, là, en effet, dans une assez vaste cavité, il aperçut de nombreux paquets de lettres. Elles étaient nouées par année, depuis la première campagne qu’il avait faite jusqu’à la dernière. Les années heureuses étaient les plus légères. Ce n’étaient plus de longs récits, mais de courtes lignes rapidement écrites pendant des séparations de quelques jours.
Le colonel lisait çà et là ces feuillets déjà jaunis, les posant et les reprenant, quand il rencontra, noué d’une faveur verte fanée, un dernier paquet de lettres. Elles étaient bien adressées à madame de Breslac, mais ce n’était pas lui qui les avait écrites. L’écriture cependant était celle d’un homme. Le colonelles prit, assez intrigué, se demandant de qui elles pouvaient être. Il ne reconnaissait pas l’écriture de M. d’Entraigues, et c’était le seul homme qui eût pu écrire à Juliette. Il les retournait entre ses doigts, hésitant à les ouvrir, saisi malgré lui d’un frisson de tristesse plus que de jalousie et regardait les dates sur les timbres à demi-effacés.
Elles étaient des deux premières années de son mariage, de la première absence qu’il avait faite. Il se prit en pitié du vague effroi qu’il ressentait et les ouvrit.
Elles commençaient par ces mots: «Mon amie,» ou: «Ma chère Juliette!»
Qui donc pouvait écrire ainsi à madame de Breslac?
Il courut à la signature, il n’y en avait pas.
Alors, la tête en feu, les dents serrées, il parcourut les lettres l’une après l’autre.
C’était une correspondance singulière où se faisait jour partout, où éclatait par endroits, de la part de cet inconnu, pour madame de Breslac, une affection tendre, familière, ardente et pourtant respectueuse. Il y était fait allusion à des incidents qui appartenaient à la première jeunesse de Juliette d’Entraigues.
Cet homme, à n’en pas douter, l’avait aimée avant son mariage. Comment ensuite l’avait-il revue, s’était-il rapproché d’elle? Les lettres l’indiquaient peu.
Les deux amants,–si on pouvait leur donner ce nom, car leur enthousiaste amitié s’égarait parfois en d’innocentes rêveries,–les deux amants ne se voyaient que de loin en loin. Ils parlaient de ces heures de réunion si longtemps désirées, trop tôt envolées.
Mais l’inconnu suivait Juliette pas à pas dans sa vie, dans ses découragements, dans ses espoirs.
Il était question de M. de Breslac. On parlait de lui sur un ton froid et circonspect, soit qu’on ne voulût point alarmer la délicatesse d’épouse de la jeune femme, soit qu’on dédaignât ce soldat aux façons rudes qui ne vivait que pour les combats et l’ambition.
Bientôt il s’agissait de la grossesse de madame de Breslac. Le colonel en frémit, essuya ses yeux qui ne voyaient plus, s’y reprit à deux fois pour lire le fatal passage. Là encore, en dépit de ses soupçons et de ses craintes, il demeurait perplexe. Rien n’attestait l’amour paternel chez l’inconnu.
Il disait à Juliette que sa maternité la lui rendait plus chère et plus sacrée. Souvent il s’attendrissait, en arrivait à des explosions légèrement emphatiques. Ces phrases, çà et là, faisaient à M. de Breslac l’effet d’un mauvais roman de l’époque.
Évidemment Juliette avait répondu à ces lettres. C’étaient sa pensée, ses réflexions, ses résistances ou ses tristesses qui les dictaient.
La dernière, enfin, se terminait par ces mots: «Il revient, je ne vous verrai plus, je ne vous écrirai plus. Prenez bien soin de Jacques.»
Le colonel ne douta plus. Il se leva livide, en proie à une colère qui ne le laissait plus maître de sa raison. Il sonna violemment: un serviteur parut.
–Je demande M. Jacques, lui cria-t-il.
Un instant après, Jacques était devant son père.
Celui-ci le regardait avec une fixité scrutatrice. Le jeune homme avait bien tous les traits de madame de Breslac. Cette ressemblance, qui avait été si chère au colonel, lui devenait insupportable. Il tenait à la main la lettre funeste, il la tendit à Jacques en lui disant:
–Lisez!
Jacques parcourut la lettre au hasard, vaguement.
–Je ne comprends pas, dit-il.
–Cette lettre n’est pas de moi! s’écria le colonel.
–Ah! fit encore Jacques.
–Elle est adressée à votre mère et elle est d’un autre que moi, qui n’y parle que de son amour et de votre naissance.
–Mon père!
–Je ne suis pas votre père, monsieur! Vous êtes le fils de cette femme et de son amant.
Jacques devint très pâle et tressaillit de tout son corps.
–Vous mentez! dit-il, ma mère n’a pas eu d’amant
Le colonel marcha sur lui:
–Misérable!
Mais le jeune homme ne bougea pas; avec une sauvage énergie, il répéta:
–Vous mentez! La femme que nous avons vue mourir, ses mains dans les vôtres, qui m’a béni à son lit de mort, que nous venons d’enterrer avec tant d’angoisses et de regrets au cœur, cette femme n’a jamais cessé d’être chaste et pure. C’est ma mère, monsieur, et quiconque l’insulte est un lâche.
M. de Breslac ne répondit à cette injure que par un geste terrible: sa main s’abattit sur le visage de son fils.
Et, comme Jacques chancelait sous le coup:
–Sortez d’ici, monsieur! dit le colonel, je vous chasse de cette maison!
Jacques, les poings serrés, ne bougeait pas. Il regardait le colonel avec des yeux étincelants. Il ne restait pour l’enchaîner, dans son désir furieux de vengeance et de lutte, que le respect qu’il avait eu toute sa vie pour cet homme qui venait de l’outrager.
M. de Breslac devina Jacques.
–Ah! c’est cela? dit-il dans un paroxysme de colère. Qu’à cela ne tienne! Vous n’êtes pas mon fils, je me vengerai du moins sur vous de l’amant de votre mère. Des épées! des épées!
A ces éclats de voix, à cette rage qui n’avait plus de frein, Jacques s’épouvanta, et, se couvrant le visage, précipitant ses pas, il s’enfuit de cette maison où la mort et le malheur venaient doublement, en un jour à peine, de faire de lui un orphelin.