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II
JACQUES ET MICHEL
ОглавлениеLorsque Jacques faisait son droit, il avait rencontré un jeune homme de son âge avec lequel il s’était étroitement lié. Ce qui les avait d’abord, d’une façon singulière, attirés l’un vers l’autre, c’était une ressemblance étrange qui existait entre eux. La première fois qu’ils s’étaient vus, ils s’étaient surpris à se demander s’ils étaient bien eux-mêmes, si une sorte d’hallucination ne faisait point, devant chacun d’eux, flotter sa propre image. Ils avaient les mêmes cheveux noirs et bouclés, les mêmes yeux bleus énergiques et rêveurs, le nez recourbé, la taille et la démarche pareilles. A leur étonnement de se voir si semblables s’était mêlée une sympathie soudaine. Ils étaient allés l’un vers l’autre en se souriant comme deux frères. Lorsqu’ils s’étaient mieux connus, cette sympathie n’avait fait que s’accroître. Ils ne se ressemblaient pas seulement par le visage, mais par l’esprit et par le cœur. Ils poursuivaient la même carrière, ils partagèrent bientôt leurs études et leurs plaisirs. Il s’établit entre eux cette amitié rare, loyale et franche, qui puise sa force aux sources pures de la jeunesse et qui semble grandir et se développer avec elle. Leurs deux existences se confondirent pour n’en faire qu’une seule, telles que ces fleuves larges et féconds qui se réunissent tout à coup, après s’être ignorés, et ne roulent plus qu’un même flot jusqu’au terme de leur course.
Michel Huguenin–c’est ainsi que s’appelait l’ami de Jacques–était le fils d’un forgeron. Son père l’avait eu dans son âge mûr et l’idolâtrait. Arrivé à une sorte d’aisance par le temps et par le travail, il avait voulu que son fils fût vaillant par son intelligence et son instruction, comme il l’avait été, lui, dans son obscurité, par son honnêteté et l’emploi de ses bras. Quant aux principes qui font qu’un homme marche droit dans la vie, il s’était réservé de les lui donner et n’en avait pas eu la peine.
Michel était une de ces natures généreuses qui ne se doutent point du mal et qui courent d’instinct au péril et au devoir. Son père était fier de lui. Ce vieillard de soixante ans était un républicain d’autrefois et il avait élevé Michel dans la foi de ses jeunes années qui ne s’était jamais démentie.
Le vieil Huguenin avait vécu de1790à1840. Il avait traversé ces différents âges du fait et de l’idée; mais il était resté républicain tout d’une pièce. Il s’était battu aux armées, à la défense de Paris en1814, avait conspiré sous la Restauration, avait repris son fusil à la rue Transnonain et au cloître Saint-Merry. Il aimait la gloire de l’Empire, haïssait les rois, voulait le bonheur du peuple. Il se souciait peu des théories et ne s’inquiétait que de deux choses: la revanche de Waterloo et l’établissement de la République.
Son fils admirait en lui cette conviction rude, prête à tous les dévouements et à tous les sacrifices. Il s’étonnait aussi parfois, en ses rêves indécis de régénération sociale, du bon sens et de la logique du vieil artisan. Un jour qu’il lui avait parlé des combinaisons du phalanstère, de la richesse et des jouissances mises à la portée du plus humble, le père Huguenin s’était assombri.
–Oui, lui avait-il répondu, ce bien-être viendra, il vient déjà, mais les vertus mâles s’en vont. On aimera trop la vie pour faire son devoir, et l’homme, mon enfant, n’est grand que par le mépris qu’il a de la mort.
Jacques et Michel, au milieu de leurs études et de leurs plaisirs, s’éprenaient des idées nouvelles, et, s’ils ne se mêlaient pas activement à la politique, suivaient du moins avec un intérêt croissant la marche des événements.
Lorsqu’il fut chassé par le colonel, dès qu’il eut repris, au grand air, ses sens et sa raison, Jacques n’eut qu’une pensée, ce fut de voir Michel. Il courut au quartier des Écoles et aperçut son ami à la sortie des cours. Il était si pâle et si bouleversé, que Michel s’épouvanta. Jacques lui avait pris les deux mains et ne lui disait que ces seuls mots:
–Ah! si tu savais, si tu savais!
Il ne s’inquiétait ni des passants, qui commençaient à s’arrêter pour le voir, ni du spectacle qu’il leur donnait.
–Ne restons pas là, lui dit Michel; viens-t’en!
Il l’emmena au Luxembourg, lui serrant le bras par instants, l’assurant ainsi par une étreinte physique de sa protection et de son amitié.
Jacques marchait avec de sourds sanglots, avec de vagues exclamations de colère et de douleur. La fraîcheur ombreuse des grands arbres lui rendit une espèce de calme; il se laissa tomber sur un banc et se mit à pleurer à chaudes larmes. Il était encore trop près de l’enfance pour que l’orage de son cœur ne se répandît pas ainsi. Puis, au milieu de ses larmes, d’une voix entrecoupée, il raconta à son ami ce qui s’était passé.
Michel écoutait, sans l’interrompre, cette confidence terrible, couvant Jacques de son regard où se lisaient la stupeur et la pitié.
–Ton père est fou, lui dit-il quand Jacques eut fini. Il y a dans la découverte qu’il a faite un secret innocent qu’il eût dû pénétrer, qu’il eût dû tout au moins te cacher, dont il ne devait pas te faire la victime. Il n’a pas vu clair, il a perdu la tête, et peut-être en ce moment regrette-t-il amèrement ce qu’il a fait. C’est lui qui reviendra vers toi, qui rendra justice à ta malheureuse mère et te demandera pardon de cette affreuse scène.
–Non, répondit Jacques, tu ne le connais pas.
Il ne découvrira pas la vérité, car il ne la cherchera que pour condamner sa femme. C’est un homme aux passions extrêmes qui n’admettent ni le raisonnement, ni l’indulgence, ni le pardon. Chez lui, un doute, si léger qu’il soit, empoisonne à jamais un sentiment. Il avait vécu par l’amour qu’il portait à ma mère; il ne croira jamais que l’amour puisse avoir un instant d’oubli et de défaillance. Et moi non plus, s’écria-t-il, je ne comprends pas ce que sont ces lettres, ce qu’est cet homme qui s’est permis de les écrire! Pourquoi ce témoignage d’une erreur, sinon d’une faute, a-t-il pu traverser les années sans qu’on le détruisît?–Il mit sa tête dans ses mains.– Ah! je suis bien malheureux!
–Jacques, lui dit sévèrement Michel, vas-tu donc, toi aussi, accuser ta mère?
–Non, répondit Jacques, mais c’est la vie qui me terrasse quand je ne sais rien d’elle encore. Je ne suis, Michel, qu’un enfant comme toi; je n’ai le droit d’accuser personne. Je saurai souffrir et vivre en orphelin.
–Tu ne seras pas un orphelin, Jacques. Ne suis-je pas ton frère et n’ai-je point mon père, qui nous aimera tous deux?
En ces premiers instants de prostration, Jacques se laissa conduire chez le père de Michel. Le vieil ouvrier le reçut, simple et grave, en lui ouvrant les bras. Il fit plus, il permit un libre cours à la tristesse du jeune homme, ne le tourmenta ni de consolations, ni de conseils. Il s’inquiétait cependant de le voir aussi muet et aussi sombre. Durant plusieurs jours, Jacques ne prononça que de rares paroles. Il se levait en même temps que Michel, allait avec lui aux leçons qu’ils avaient l’habitude de suivre, semblait mûrir une résolution secrète. Michel se montrait pour lui affectueux et réservé, ne l’interrogeait pas, mais s’effraya comme son père, de la taciturnité de Jacques.
Celui-ci demanda enfin un entretien à Huguenin C’était après dîner, dans la pièce de l’appartement qui servait à la fois de salle à manger et de salon Les boiseries de chêne avaient reçu, de la chaleur de l’âtre pendant de longues années, une teinte brune et polie; la haute cheminée n’avait d’autre ornement que de lourds chandeliers de fer que forgeron avait, dans ses loisirs, tordus et façonnés à sa guise. Des gravures, en leurs cadre de bois noir, étaient pendues aux murailles représentaient des batailles. La lampe éclaira encore sur la table quelques ustensiles du rep que la servante n’avait pas enlevés. Le père Huguenin fumait sa pipe et Michel s’était discrètement retiré.
–Parlez, monsieur Jacques, lui dit le vieillard, je vous écoute.
–Monsieur, dit Jacques, j’ai accepté jusqu’à ce jour l’hospitalité que vous m’avez offerte. viens vous remercier du plus profond de me cœur; car j’étais sans asile et vous m’avez recueilli; j’étais désolé et j’ai pu reprendre de force et du courage.
–Nous avons fait tous les deux ce que nous devions faire, mon enfant, moi en vous offrant cette hospitalité dont vous parlez, vous en l’acceptant.
–Oui, répondit Jacques; mais j’ai réfléchi à ma situation. Quelque injuste que soit le malheur qui me frappe, je ne veux pas m’y dérober. Si Michel n’avait pas été mon ami, si vous n’aviez point été là, je n’aurais eu à compter, dès la première heure, que sur mon énergie et ma volonté. Je suis le fils de mon père, quoi qu’il en dise, je suis d’une race de braves gens. Je dois affronter la lutte avec mes seules forces, m’y montrer supérieur si je peux, y succomber s’il le faut.
–Que ferez-vous?
–J’ai quelques économies d’argent bien faibles. Je me ferai maître d’étude dans un collège, je continuerai à travailler, j’achèverai mon droit et j’entrerai dans la carrière que j’ai choisie par la porte la plus dure, celle du travail sans relâche et de la pauvreté, mais aussi la plus digne de moi; car les malheurs ne sont que des épreuves que Dieu nous envoie et que notre devoir est de subir vaillamment.
–Et si vos démarches ne réussissaient pas, si vous vous trouviez un jour sans asile et sans pain?
–Je reviendrais chez vous, monsieur Huguenin, vivre quelques jours encore, me retremper à votre affection et à celle de Michel, puis je me ferais soldat. Soyez tranquille, je ne me laisserai jamais aller à un découragement lâche, je veux vivre et attendre l’heure où mon père sera contraint de me rouvrir ses bras.
Les traits du jeune homme avaient une expression de fierté noble et vigoureuse, son regard était de flamme, sa voix naturelle et simple.
–Je ne vous détournerai pas de votre projet, monsieur Jacques, dit Huguenin; car je l’approuve, et, à votre place, je ferais de même. Allez donc au combat de la vie avec foi en vous-même, avec confiance en la Providence. Mais la fermeté de l’âme n’exclut pas les sentiments plus tendres. Vous avez deux amis: l’un jeune, et c’est Michel; l’autre vieux, et c’est moi. On peut accepter de ses amis ce qu’on n’accepterait de personne. Usez de nous aux heures de détresse et de besoin. Ce n’est point déserter la bataille que de se reposer un instant pour panser ses blessures. Et maintenant, ne parlons plus de cela et embrassez-moi. C’est la bénédiction d’un vieillard que je vous donne et c’est aussi celle d’un honnête homme.
Dès le lendemain, Jacques se mit à la recherche de la modeste position qui était le but de ses désirs et fut assez heureux pour la trouver. Il s’acquitta ponctuellement de ces fonctions si étranges pour lui. Ce jeune maître, presque un enfant lui-même, surveillait d’autres enfants. Il les rappelait à l’ordre et à la discipline. Hors des classes, il suivait leurs jeux d’un regard vague et perdu. C’est que son existence au milieu d’eux était toute machinale. Il doutait de sa présence réelle dans cette maison blanche, d’aspect morne, aux cours quadrangulaires, séparées les unes des autres par de petits murs, plantées d’arbres chétifs, où la cloche, criarde et fêlée, sonnait toutes les heures de la journée.
Cependant, si héroïquement qu’il menât sa tâche, il ne pouvait dominer de soudains ressentiments de passion qui se faisaient et grondaient en lui. Si peu qu’il permît à ses souvenirs de s’éveiller, ils lui revenaient désolés ou chargés de haine. La chute avait été si soudaine pour Jacques, qu’il n’en sondait pas de sang-froid la profondeur. Il se comparait à lui-même et ne se reconnaissait plus.
Il se rappelait ce qu’il avait été dans un passé si proche encore, insouciant et joyeux, prompt aux élans de son imagination et de son cœur, entouré de caresses, orgueilleusement et tendrement aimé. A ce mot-là, il sentait les larmes lui venir aux yeux, ne se décourageait point par degrés, mais tout d’un coup, et perdait pied dans sa vie nouvelle. Il se regardait et se voyait tout changé, avec un air de chagrin concentré, d’obstination froide. Ce n’était plus l’adolescence en sa fleur, mais une implacable et sauvage jeunesse qui éclatait sur ses traits.
Le travail et la pauvreté ne sont de bons compagnons et de sains conseillers que pour les natures calmes qui suivent leur voie. Les âmes tourmentées s’en font des instruments d’impatience et de révolte. Elles vivent, au delà du but, dans la satisfaction anticipée de leur désir. Jacques brûlait d’être indépendant et fort. Plus grandes étaient son obscurité et sa détresse, plus vive était son ardeur au combat. Il appelait de tous ses vœux un bouleversement où il prendrait sa place.
Aussi, en ses jours de sortie, le seul repos qu’il s’accordât, il épiait avec anxiété les agitations publiques. Il se disait que l’effort était imminent et il en tressaillait de joie. Ce qu’il entrevoyait dans une révolution possible, ce n’était plus cet idéal du bonheur de l’humanité qu’il caressait autrefois dans ses rêves. Ce n’était pas non plus, comme y songeait Michel, la disparition de l’injustice et de la souffrance. Non, c’était sa vengeance, à lui Jacques, contre cette société d’un égoïsme inexorable et féroce, qui permettait qu’un enfant tombât sans retour, de la tendresse de ses parents et des meilleurs espoirs de sa souriante jeunesse, dans le désenchantement, l’isolement et l’abandon. C’était cette société barbare qu’il avait la hâte et le besoin de frapper à coups redoublés et de détruire s’il le pouvait.
Cette révolution que Jacques appelait avec tant d’ardeur et qui, selon lui, devait combler ses vœux de ressentiment et de colère, était sur le point d’éclater.
Ce fut la révolution de1848.
Elle avait surpris tout le monde, à ce point que, pendant quelques heures aussi, au moment où elle triompha, elle fut un effarement. Jacques, seul, avait passé par la plus poignante anxiété. Il avait eu confiance en elle de toute la force de ses désirs et de ses haines, et, un instant, il avait craint qu’elle n’avortât. Il était un de ceux qui, avec une exaltation sanguinaire, avaient promené les cadavres dans un tombereau, à la lueur des torches. Ces morts lui garantissaient la proie qu’on avait été sur le point de lâcher pour l’ombre. Maintenant c’en était fait, cette société, qu’il accusait de son malheur, allait crouler et disparaître. Il ne s’inquiétait pas s’il en viendrait une autre à la place; la destruction de celle-ci lui suffisait.
Michel et son père étaient joyeux, mais stupéfaits. Ils ne s’attendaient point à un tel renversement, si complet et si subit.
Dès la première heure, ils furent de cette foule qui traversait les Tuileries, ne s’y arrêtant guère, y circulant d’un bout à l’autre, non sans quelque pudeur de son intrusion dans le palais des rois. Les voix faisaient une grande rumeur sourde, sans cris aigus; les pas s’y cadençaient en un trépignement lent. Les yeux étaient avides de voir, mais les mains ne s’enhardissaient pas à toucher.
Huguenin allait au pas, suivant le courant, évoquant tout haut ses souvenirs devant Jacques et Michel. Son père avait vu le10août et le lui avait raconté. Lui-même, il avait porté de ses bras vigoureux, dans le palais, Napoléon à son retour de l’île d’Elbe. La foule faisait une halte dans la salle des Maréchaux. Ils étaient là tous, en attitude héroïque, dans le vivant silence de ces portraits qui semblaient prêts à descendre de leurs cadres. Tout chamarrés d’or, le bâton à la main, ils étaient bien du peuple, et le peuple, vainqueur sans avoir combattu, les regardait, respectueux, tout interdit.
Le trône aussi était là et l’on s’amusait à s’y asseoir, assez vite pour que chacun eût son tour, puis parce que, en dépit de la forfanterie de l’acte, on ne s’y sentait pas à l’aise. Huguenin le regarda en haussant les épaules et répéta le mot de Napoléon: «Ce sont quatre morceaux de bois recouverts de velours.» Michel y mit en rêve une idéale figure de femme qui représentait la France. Jacques s’en tint à deux pas; plein de haine satisfaite et non encore assouvie, il eût voulu qu’on le brisât et qu’on en jetât les morceaux aux quatre vents.
Cependant, pour lui, le premier résultat de la révolution fut de lui faire perdre sa place. Il s’en était allé à cette guerre, ou plutôt à ce tumulte des trois journées, sans tambour ni trompette, laissant en plan ses fonctions et ses élèves. Quand il rentra, son chef d’institution ne lui dit rien tout d’abord. Il était, aux yeux de ce prudent bourgeois, la révolution victorieuse qu’il ne fallait point heurter de front. Mais, au bout de quelques jours, quand l’ordre parut se rétablir, ce même bourgeois convia, non sans quelque ironie, son jeune maître d’étude à chercher dans le mouvement auquel il avait aidé de plus hautes destinées.