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IV
LES DEUX PÈRES

Table des matières

La journée tout entière se passa, pour le colonel dans la marche et dans le combat.

A la nuit seulement, le calme régna. Le silence, succédant aux détonations de ces trois jours, eut quelque chose d’étrange. Il y avait encore dans l’atmosphère l’odeur de la poudre et de lointaines rumeurs qui allaient s’affaiblissant. Le ciel était toujours beau, semé d’étoiles. Les troupes, harassées, bivaquaient. Les soldats, dont la passion était détendue, se parlaient peu; la fatigue les livrait vite au sommeil. Les chefs ne dormaient pas. Ils avaient des soins divers à prendre pour le lendemain; puis, chez eux, la surexcitation nerveuse était plus grande que l’accablement du corps. L’image de la patrie en deuil tenait leurs yeux ouverts, obsédait leur cerveau.

Le colonel de Breslac, par suite des hasards de la journée, se trouvait campé loin du Panthéon, à l’autre extrémité de la ville. Vers minuit seulement, dégagé de ses préoccupations de service, il put songer à sa douleur. Était-ce vraiment Jacques qui s’était jeté devant lui, qui était mort? Cela avait été si rapide, dans l’ardeur de la lutte, au travers du bruit, de la poussière et de la fumée, qu’il s’était trompé peut-être. Cependant, il entendait encore les paroles que le jeune homme avait prononcées, il se revoyait se baissant vers lui, le prenant dans ses bras, le regardant avidement. Puis la foule l’emportait loin de Jacques, et il ne voyait plus rien que le tumulte de la mêlée et les gens qu’on tuait et qui tombaient avec des cris lamentables.

Pourtant, si c’était Jacques,–que Jacques fût ou non son fils,–il devait au moins reconnaître le dévouement de cet enfant en donnant la sépulture à son cadavre. Ce n’était qu’un devoir strict de reconnaissance et d’humanité. Il se dérobait ainsi à lui-même ses angoisses paternelles et la pitié tendre qui remuait son cœur. Et, s’il voulait faire cela, il fallait se hâter, car le corps de Jacques n’était même plus, sans doute, à la place où il l’avait laissé.

Il se résolut à demander quelques heures de permission à son général. Mais où ce dernier était-il? Le colonel ne le savait pas, il se renseigna à grand’peine, finit par le rencontrer. Quand il eut obtenu la permission qu’il demandait, la nuit s’achevait et le jour commençait à poindre. Ce fut à travers des obstacles nouveaux que le colonel parvint au Panthéon. Il était retenu souvent par des chefs de poste ou par des patrouilles; mais, infatigable, il reprenait sa route.

Il aperçut enfin la rue où était, la veille, la grande barricade. C’était là que devait être Jacques. M. de Breslac se sentit défaillir. Il s’arrêta, essuya son front couvert de sueur et se mit en marche.

L’aspect des lieux avait changé. Des escouades de travailleurs avaient déblayé en partie la voie publique. Les matériaux dont la barricade était formée ne gisaient plus épars. Les pavés s’amoncelaient en tas; les madriers se dressaient contre les murailles; les voitures avaient été redressées. Les habitants, qui avaient repris possession de leurs maisons, se montraient aux fenêtres ou causaient, par groupes, sur le pas de leur porte. Ils avaient une curiosité craintive encore et ne parlaient pas haut. Le colonel vit, non loin des débris de la barricade, de grandes tapissières à rideaux de cuir qui stationnaient dans la rue. Elles venaient chercher les morts. Les morts étaient donc là. Il y avait, en effet, un rassemblement d’hommes et de femmes à regarder quelque chose. Le colonel se dirigea de ce côté.

C’étaient bien les cadavres des insurgés. On les avait disposés en une longue file le long du mur, un peu serrés les uns contre les autres, pour qu’ils tinssent moins de place. On reconnaissait les ouvriers à leur blouse ou à leur bourgeron, les étudiants à leur béret. Ils étaient là, raidis et glacés, offrant un aspect de lignes heurtées et brisées, à angles secs et soudains, les vêtements, ainsi que les cheveux, souillés de poussière et de sang.

Les attitudes étaient diverses; car, bien qu’on les eût arrangés du mieux possible pour les emporter, on ne ploie pas à volonté les membres des morts qui se sont refroidis. Les uns avaient la main sur leur blessure; d’autres tenaient encore de leurs doigts crispés un lambeau d’uniforme arraché à leurs meurtriers ou le tronçon d’une arme. Les autres avaient les bras étendus le long du corps ou croisés sur la poitrine.

Un à un, on les emportait. Les hommes chargés de ce soin se mettaient à deux pour cette besogne. L’un prenait le mort par la tête, l’autre par les pieds. Ils avaient d’abord fait cela silencieusement et vite; mais ils se blasaient sur la funèbre corvée, et commençaient, pour se distraire de la fatigue et de l’ennui, à échanger quelques lazzis dont les trépassés faisaient les frais.

En même temps que le colonel s’avançait par un bout de la rue, un grand vieillard s’avançait par l’autre extrémité. Il était vêtu à demi en ouvrier, à demi en bourgeois, était très pâle et marchait en chancelant. Lui aussi, regardant les morts, cherchait quelqu’un d’entre eux.

Au moment où cet homme et le colonel, allant en sens inverse, en furent à se toucher, ils s’arrêtèrent d’un même mouvement devant un des cadavres. C’était celui d’un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, qu’une balle avait atteint en plein visage. Le front restait pur, les yeux étaient clos, la bouche s’entr’ouvrait, laissant voir les dents blanches; mais le milieu de la face, troué et tuméfié, n’avait plus forme humaine.

–Mon fils! s’écrièrent à la fois les deux hommes.

A cette double exclamation, ils se tournèrent l’un vers l’autre, se demandant presque qui avait parlé à côté d’eux et si quelque voix invisible n’avait point fait écho à leur propre cri. Mais non, c’était bien le même mort qu’ils avaient reconnu et qu’ils désignaient.

–C’est mon fils, répéta le vieillard.

–C’est le mien, fit le colonel.

–Le vôtre! Ah! je comprends, reprit l’ouvrier, vous êtes M. de Breslac.

–Oui. Et vous?

–Moi, je suis le père de Michel.

Le colonel parut faire un effort de mémoire.

–Ah! oui, mon fils et le vôtre se ressemblaient au point qu’on s’y serait mépris. Jacques m’a dit cela, je me le rappelle maintenant.

–Ils se ressemblaient tant de leur vivant, dit Huguenin, que celui-là qui est mort est leur image à tous deux. Mais, continua-t-il en se penchant, tandis qu’un sanglot lui déchirait la poitrine, c’est mon Michel qui est là, je le reconnais.

–Et moi, dit le colonel en tremblant, je reconnais Jacques.

Huguenin eut un tressaillement d’espoir:

–En êtes-vous bien sûr? demanda-t-il.

–Sûr? fit à son tour le colonel. Non.

Il se souvint alors que Jacques avait été frappé à la poitrine; il entr’ouvrit la chemise. La poitrine aussi avait été trouée.

Les deux pères se regardèrent. Quelle joie pour l’un d’eux si l’autre ne se trompait pas! Ils se devinèrent au cœur le même souhait et la même angoisse, et, pendant un instant, ils se turent.

–Il faut voir, dit enfin Huguenin, il y a peut-être sur lui quelque indice qui nous apprendra la vérité.

Il se mit à genoux près du corps, écarta la redingote, posa malgré lui la main sur le cœur, qui avait cessé de battre; puis, tâtant la poche du vêtement, y sentit des papiers.

–Ah! fit-il en se relevant.

Il tenait le médaillon et les lettres de madame de Breslac, que, la nuit précédente, se croyant certain d’être tué et ne voulant pas être reconnu, Jacques avait confiés à Michel.

Le colonel ne les eut pas plus tôt aperçus, qu’il eut comme un rugissement de douleur. Ainsi, c’était la mère morte, l’épouse infidèle peut-être et flétrie par lui dans l’esprit de son fils, qui se portait témoin de la mort de Jacques.

–Allez! fit-il d’un geste au vieil ouvrier, laissez-moi ce cadavre; ce n’est pas celui de votre fils.

A ce geste du colonel, à ses paroles, à sa stupeur, Huguenin se convainquit qu’il disait vrai. Par une réaction soudaine, il n’eut plus que des yeux secs pour ce corps qui gisait à ses pieds. L’égoïste voix de son amour parternel lui criait:

–Puisque ce n’est point là ton fils, Michel est vivant.

Il regarda autour de lui, ne vit plus d’autres morts. On venait d’enlever les derniers. Il n’était pas possible qu’une telle espérance lui eût été rendue pour qu’il la perdît de nouveau. Dans le vertige de ce bonheur subit, il s’enfuit en courant comme l’eût fait un jeune homme. Il avait hâte de rentrer dans sa demeure et d’y retrouver à coup sûr son enfant bien-aimé.

Cependant, le colonel fit porter le corps de Jacques à la plus proche église, demanda un prêtre et un corbillard, et, après que le prêtre eut dit rapidement, en cette journée de deuil qui le réclamait de tous côtés, les prières des morts, suivit à pied, seul derrière le char, le convoi de son fils. Il était sombre et morose, triste jusqu’au fond de l’âme C’est que toute l’horreur du doute se mêlait à sa douleur. Cet enfant, qu’il avait chéri jusqu’à l’idolâtrie, ce jeune homme qui, la veille, s’était dévoué à lui et avait succombé en le sauvant, ne lui appartenait peut-être pas. C’était le fils d’un autre. Le fils d’un autre! Et le malheur même avait cette ironie qu’il en pouvait douter.

En sa marche lente, par cette ville que le soleil brûlait, et que n’agitaient plus que de lointains grondements, il eût préféré l’absolue certitude aux angoisses qui l’étreignaient. Il n’eût plus accompli qu’un devoir pieux envers l’homme auquel il devait la vie. Il n’eût été hanté ni de ce chagrin ni de ce remords, qu’il ne pouvait s’affirmer à lui-même.

Il avait conduit le corps à la sépulture de la famille de Breslac. Il fallut un temps assez long pour qu’on enlevât la grille, pour qu’on descellât la pierre du caveau. Pendant que les ouvriers étaient à l’ouvrage, que le marteau ou le ciseau retentissaient ou grinçaient, le colonel, debout, désœuvré, contemplait vaguement les marbres blancs et les arbres verts des tombes.

Puis il en revenait aux monuments qui l’entouraient, y lisant machinalement les inscriptions tumulaires. Les lettres, noires ou blanches, se détachant sur un fond de couleur contraire, y perpétuaient la mémoire d’un père ou d’un fils, d’une épouse enlevée à l’affection de son mari, d’une jeune fille disparue à la fleur de son âge. C’était partout la famille qui s’affirmait avec ses douleurs, avec ses regrets, avec l’espoir de se reconstituer au delà de cette vie terrestre dans une éternité céleste. La famille! le colonel se demandait où elle était pour lui. Il doutait de la fidélité de sa femme, de la naissance de ce fils aimé qu’il ensevelissait sans témoins. Il était là tout seul, loin, par la mort, de ces êtres qui lui avaient été follement chers et qu’il se fût effrayé de retrouver au seuil de l’autre vie.

On le prévint que le travail était terminé. Il s’approcha silencieux et découragé. Mais alors, tandis que les fossoyeurs, ayant passé des cordes sous le cercueil, le descendaient lentement dans le caveau, quand ils attendirent que le colonel eût pris une poignée de terre pour la jeter sur le corps, M. de Breslac sentit, à ce moment suprême, que le doute et que la colère l’abandonnaient.

Il ne vit plus soudain, dans un lointain et radieux passé, que l’amour et les souffrances de sa femme. Il entendit le cri de joie dont il avait salué sa délivrance, tandis qu’il élevait dans ses bras, avec un paternel orgueil, l’enfant qui vagissait. Tout ce qui s’était produit depuis n’existait plus. Ce n’avait été que les chimères de sa jalousie, que les illusions de son courroux. Seuls, ces moments d’autrefois avaient le fulgurant éclat de l’indéniable vérité. Il avait bien été le père de Jacques.

A cette révélation de la douleur qui le frappait en l’éclairant, qui lui rendait, en l’humiliant, toutes les tendresses de l’âme, une commotion irrésistible le secoua de la tête aux pieds. Son cœur se fondit, sa poitrine se souleva, ses yeux se répandirent en larmes. Il congédia brusquement, en leur donnant leur salaire, les ouvriers qui, l’ayant vu si froid jusque-là, le regardaient étonnés; puis, tout tremblant et sans force, se retenant à la grille, il s’agenouilla et pria devant la tombe de son premier-né.

La jeunesse d'un désespéré

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