Читать книгу Scènes historiques.... Série 3 - Henriette de Witt - Страница 5
CHAPITRE II
ОглавлениеTandis que le comte pensait ainsi tout seul en sa chambre, messire Jehan Froissart, que le désir d’apprendre et de s’instruire tenait éveillé, avait rejoint le sire de Coarasse, comme celui-ci se rendait à son hôtel pour y dormir; et il l’interrogeait curieusement sur les nouvelles qu’il avait pu donner au comte:
«Comment messire le roi pourraît-il ôter le Languedoc à son frère le duc d’Anjou? demandait-il, et comment ne compterait-il pas davantage sur la fidélité de son sang que sur tout autre?»
Le sire de Coarasse souriait, dans sa barbe:
«Monseigneur le duc d’Anjou a été bien des fois en traité avec le comte de Foix, répondit-il, et dans plus d’une occasion il a trahi le roi et le comte. Il a été cause de plus d’un malheur entre le comte de Foix et ses voisins, par ses jalousies et avidités. Aussi le comte s’est servi parfois de cette raison pour conquérir et retenir des terres et châteaux qui ne lui appartenaient pas. Vous avez entendu raconter comment finit Pierre de Béarn?»
Messire Jean n’en savait rien; il ne pensait seulement pas à dormir; mais il s’étonnait de voir le sire de Coarasse si animé à causer et raconter au milieu de la nuit, et quand tout le monde dormait en la ville d’Orthez.
«Pour lors, dit messire Raymond, sachez que le duc d’Anjou, ayant eu affaire avec la garnison anglaise qui tenait le château de Lourdes, s’était, à grand peine, retiré à Toulouse, sur la requête et les promesses du comte de Foix. Celui-ci écrivit à son cousin, messire Pierre Arnauld de Béarn, qui commandait aux Anglais, et lui donna ordre de lui venir parler à Orthez. Quand le chevalier reçut les lettres, il eut plusieurs imaginations, et ne savait lequel faire, d’y aller ou de rester dans sa forteresse. Tout considéré, il dit qu’il irait, et il ne voulait nullement courroucer le comte de Foix. Quand il dut partir, il fit venir Jean de Béarn son frère, et lui dit, tous les compagnons de la garnison étant présents: «Jean, monseigneur le comte de Foix me mande. Je me doute grandement qu’il me veut requérir de lui rendre la citadelle de Lourdes, qui fortement contrarie monseigneur le duc d’Anjou, et dont ils peuvent avoir traité entre eux. Je vous dis ceci que, tant que je vivrai, je ne rendrai le château de Lourdes, sauf à mon naturel seigneur le roi d’Angleterre. Je vous prie donc, Jean, mon beau-frère, si je vous établis ici mon lieutenant, que vous me juriez, par votre foi et par votre gentillesse, que vous tiendrez le château comme je le tiens, et que ni pour mort ni pour vie, jamais vous ne vous en départirez.» Ce que Jean de Béarn jura.
» Là-dessus messire Arnauld de Béarn partit, qui s’en vint à Orthez, à ce même hôtel de la Lune où nous sommes à cette heure. Dès que lé comte le sut, il le fit venir au château, et le fit asseoir à sa table, et lui montra tous les plus beaux semblants d’amour qu’il put. Après dîner, le comte dit: «Pierre, j’ai à vous parler de plusieurs choses; venez çà que nous causions;» puis tous présents, ses chevaliers et écuyers, il continua tout haut, si bien que tous l’entendirent: «Pierre, je vous ai mandé et vous êtes venu. Sachez que monseigneur le duc d’Anjou me veut grand mal pour la garnison de Lourdes que vous tenez, et ma terre en a été bien près d’être courue et pillée, comme elle l’eût été sans quelques bons amis que j’avais en ma chevauchée. Son opinion, et celle de ceux qui me haïssent dans sa compagnie, est que je vous soutiens, parce que vous êtes de Béarn. Or je n’ai que faire d’avoir la malveillance de si haut prince que monseigneur d’Anjou. Je vous commande donc par la foi et lignage que vous me devez, que vous me rendiez le château de Lourdes.» Je vous puis’bien assurer que le chevalier fut tout ébahi quand il entendit cette parole, car il voyait bien que le comte de Foix parlait sérieusement.
Toutefois, il pensa un moment; puis il dit: «Monseigneur, il est vrai que je vous dois foi et hommage, car je suis un pauvre chevalier de votre sang et de votre terre; mais je ne vous rendrai pas le château de Lourdes. Vous m’avez mandé et vous pouvez faire de moi ce qui vous plaira. Quant à la citadelle, je la tiens du roi d’Angleterre qui m’y a mis et établi, et je ne la rendrai à personne qu’à lui.»
» Quand le comte de Foix ouït cette réponse, le sang lui bouillit si fort de courroux qu’il tira sa dague et dit: «Ah! faux traître, as-tu dit cette parole de refus? Par ma tête, tu ne l’auras pas dite pour rien.» Ainsi il frappa de sa dague le chevalier, le blessant cruellement en cinq endroits, sans qu’il y eût là baron ni chevalier qui osât aller au-devant. Le chevalier disait bien: «Ah! monseigneur, vous ne vous conduisez pas loyalement; vous m’avez mandé et vous m’allez tuer.» Cependant le comte ne s’arrêtait pas de le frapper, et il le fit ensuite jeter dans un cachot, où il mourut, tant il fut mal soigné de ses plaies.»
Messire Jehan Froissart avait écouté jusque-là sans interrompre le sire de Coarasse, car il eût eu trop grand peine de perdre quelque chose du récit; mais, à ce mot, il se leva du banc sur lequel il était assis:
«Ah! sainte Marie, dit-il, ne fût-ce pas là une grande cruauté ?
— Quoi que ce fût, répondit messire Raymond, c’est ainsi qu’il en advint. On regarde bien fort à le courroucer, car en son courroux il n’y a point de pardon; ce qui n’empêcha pas que Jean de Béarn gardât toujours le château de Lourdes, et s’appelle sénéchal de Bigorre de par le roi d’Angleterre.
— Mais le comte de Foix ne s’est-il pas repenti? persista messire Jean, qui était homme d’église; et n’en a-t-il pas eu depuis grand regret?
— Oui, grandement, repartit le chevalier; mais quant au repentir, il n’en a fait nulle amende, si ce n’est par pénitence secrète, messes et oraisons, auxquelles il est toujours fort adonné, et aussi a-t-il auprès de lui le fils de messire Jean de Béarn, un gentil écuyer, qu’il aime fort; mais le père n’est jamais venu depuis la mort de son frère.
— Sainte Marie! dit messire Jehan, le duc d’Anjou dut se tenir bien content du comte, qui tua un chevalier, son cousin, pour accomplir sa volonté.
— Ah! dit le chevalier, le duc savait bien aussi que le comte de Foix ne serait pas fâché pour son compte de tenir le châte u de Lourdes; d’ailleurs, s’il lui en sut jamais gré, il l’a bien oublié à cette heure, et se tient pour fort mécontent et offensé. Sur ce, et à cette heure de la nuit, je vous donne le bonsoir, messire Jehan, car dès qu’il fera jour, je chevaucherai vers mon château de Coarasse, et je n’ai guère de temps pour dormir.»
Messire Raymond était rentré dans son château de Coarasse, dont il ne s’absentait pas volontiers; aussi n’était-il allé à Orthez que pour une affaire d’héritage, et afin de voir des hommes de loi. La dame l’attendait, qui fut bien contente de le revoir, car elle n’avait point d’enfant; et lorsque son seigneur était absent, elle se trouvait si seule en son château, qu’elle en prenait grand peur. Dès que le chevalier se vit avec elle:
«Quelles nouvelles? demanda-t-il.
— Point n’ai-je eu de nouvelles, dit la dame. Orton n’est pas venu depuis que vous êtes parti en la cour de Monseigneur.
— Il savait mon absence, répondit le chevalier, et il n’a pas voulu troubler votre sommeil.»
La dame racontait à son mari ce qui s’était passé dans le château depuis son départ, et comment il y avait eu querelle entre deux âniers chargés de porter le bois qu’avait acheté un marchand de la petite ville de Coarasse. Messire Raymond écoutait d’un air distrait, et quand vint le soir, à peine eut-il soupé, qu’il se voulut coucher.
«Je suis las de ma chevauchée par ce temps froid, dit-il; et d’ailleurs je n’ai point dormi de la nuit dernière, tant j’ai causé avec messire Jehan Froissart, un homme d’église qui écrit l’histoire des guerres et aventures qui se sont passées de notre vivant, et bien y en a-t-il assez pour écrire un gros livre.»
La dame riait:
«Vous ne comptez non plus dormir beaucoup cette nuit, dit-elle, car vous attendrez Orton.»
Quand le matin se leva, ce qui fut tard, car les jours étaient courts et le ciel nuageux, le sire de Coarasse paraissait content et joyeux; il allait et venait du haut en bas de son château et de sa ville, regardant souvent du côté d’Orthez, comme s’il attendait quelqu’un. Ce ne fut que vers le soir, quand les torches étaient allumées, qu’on vint avertir messire Raymond qu’un écuyer du comte était arrivé à la cour. Il était venu en grande hâte, et c’était seulement au milieu du jour qu’il avait quitté le château d’Orthez, apportant une lettre de Monseigneur.
«Messire Raymond, disait le comte, vos nouvelles se sont trouvées vraies en leur matière la plus importante, bien que je ne sache encore rien de la joute de l’Anglais et du Français. J’aurais besoin, à ce sujet, de parler à vous. Venez me voir le plus tôt que vous pourrez à votre commodité. Que Dieu vous ait en sa sainte garde. Votre bon maître et ami,
» GASTON.»
Le sire de Coarasse riait en repliant la lettre qu’il avait lue, non sans peine, car il n’était pas grand clerc. Il n’était cependant pas content de se voir appelé sitôt hors de son logis. La dame fut plus courroucée encore, qui dit:
«Il vous appelle pour vous interroger sur les nouvelles que vous lui avez apprises, comment vous les aviez eues. Que lui direz-vous en cette matière?
— La vérité !» repartit messire Raymond; mais il était sombre, et ordonna ses chevaux pour le lendemain d’un air mécontent. «Orton ne me viendra pas trouver à Orthez, marmottait-il entre ses dents. Je n’y séjournerai guère.»
La dame l’attendait.
A peine le chevalier était-il arrivé au château d’Orthez, que le comte l’envoya quérir en sa chambre. C’était l’heure où il avait coutume de dormir, sans que personne le dérangeât; aussi le sire de Coarasse fut-il surpris de se trouver sitôt mandé.
«Messire Raymond, dit le comte de Foix dès qu’il le vit entrer, je vous fais amende et excuse, et croirai désormais toutes vos paroles comme celles d’évangile. J’ai appris, ce jour, de source certaine, la vérité de ce que vous m’aviez dit sur la volonté du roi Charles de France à mon égard. Et maintenant, vous qui êtes mon serviteur et mon homme, en qui je me suis fié et me fierai encore davantage au temps à venir, dites-moi comment vous avez pu avoir des nouvelles si certaines et si secrètes, en moins de temps que ne vint jamais de Paris à Orthez le messager le mieux courant?
Le sire de Coarasse avait bien deviné que telle serait la demande du comte son seigneur. Il fit trois pas en avant vers la chaise où séait le comte, et il dit d’un air grave et sérieux:
«Monseigneur me pardonnera si je lui demande de me jurer d’avance le secret sur ce que je vais lui dire, si bien que nul homme ni femme n’en saura jamais rien. C’est chose que j’ai étroitement gardée entre moi et ma dame, et encore ne le sait-elle que parce que je n’ai pu le lui celer.»
Le comte jura comme le demandait messire Raymond, bien qu’il fût un peu étonné de la requête.
«Séez-vous ici tout près de moi, mon chevalier, dit-il, et que personne n’entende vos paroles.»
Messire Raymond avait d’ordinaire la voix forte et haute; mais à cette heure il parlait si bas, que le comte de Foix, qui avait bonnes oreilles et fines, avait bien à faire pour l’entendre.
«Il y a deux ans, monseigneur, dit-il, que j’avais à Avignon un procès par devant notre seigneur le Pape, pour les dîmes de l’église de ma ville de Coarasse, et contre un clerc de Catalogne qui prétendait y avoir droit. Le dit clerc était très savant et aussi bien habile et adroit, et si fort sut se démener auprès du seigneur Pape et des cardinaux, que je fus condamné et lui déclaré en son droit, ce dont il prit des lettres, et ne tarda guère à venir en Béarn pour prendre possession des dîmes, qui valaient bien cent florins de revenu par an. J’étais en grande colère et indignation; aussi j’allai au-devant du clerc, dès qu’il fut en la ville de Coarasse, et je lui dis: «Maître Pierre, pensez-vous que pour vos lettres je doive perdre mon héritage? Je ne vous crois pas si hardi que vous preniez ou leviez ici chose qui soit à moi: car si vous le faites, vous y perdrez la vie. Allez donc ailleurs chercher bénéfice, car ici vous n’aurez rien, et une fois pour toutes je vous le défends.»
» Je le vis pâlir et changer de visage comme je lui parlais, car il me connaissait bien, et il savait que je n’ai pas coutume de retirer mes paroles. Il s’avisa donc qu’il retournerait à Avignon auprès du seigneur Pape ou dans quelque autre pays; mais avant de partir il vint me trouver et me dit: «Sire, c’est par votre force et non de droit que vous m’enlevez ce qui m’appartient en votre église, ce dont vous faites mal en conscience. Je ne suis pas si fort en ce pays que vous êtes; mais sachez que dès que je le pourrai, je vous enverrai tel champion que vous redouterez plus que vous ne faites pour moi.» Je me souviens bien que je me mis à rire quand il me dit ces paroles, et que je répondis: «Va, va, fais ce que tu peux, je te crains autant mort que vif.» Je crois que Monseigneur aurait fait comme moi.
Messire Raymond parlait si bas.
— Peut-être, dit le comte qui écoutait avec tant d’attention qu’il n’avait pas quitté des yeux le visage du chevalier; j’ai cependant pris toujours grand soin de bien vivre avec l’Église; allez toujours, messire Raymond, je voudrais savoir la fin de votre conte.
— Il n’est pas encore sitôt fini, monseigneur, reprit le chevalier. Le clerc partit donc et s’en alla je ne sais où ; mais il ne mit pas en oubli ce qu’il m’avait dit; car au jour que j’y pensais le moins, environ trois mois après son départ, comme j’étais dans mon lit, dormant auprès de ma femme, en mon château de Coarasse, des messagers invisibles arrivèrent une nuit, qui commencèrent à tempêter et à renverser tout ce qu’ils trouvaient dans les chambres et salles, tellement qu’il semblait qu’ils dussent tout abattre; ils frappaient de si grands coups à la porte de la chambre où nous étions couchés, ma dame et moi, qu’elle en était tout effrayée, et, pour dire vrai, monseigneur, je ne me sentais pas si grand courage que j’ai coutume d’avoir, et mieux aimais-je attendre en mon lit la fin de cette aventure.
» Ce ne fut pas encore si tôt et ce bruit dura la grande partie de la nuit. Quand le jour vint, tous les serviteurs de la maison s’assemblèrent, qui me vinrent trouver en ma chambre, et me dirent: «Monseigneur, avez-vous ouï le bruit et vacarme qui se sont faits cette nuit dans le château, comme nous l’avons tous ouï ?» Je n’étais pas résolu de faire voir que j’avais peur comme eux, et je dis: «Non, qu’avez-vous donc entendu?» Sur quoi tous les valets se mirent à crier ensemble que toute la vaisselle était brisée en la cuisine et dans les salles, et ce qui ne se pouvait briser, jeté à terre et renversé. Je riais tout haut, et je dis: «Vous aurez laissé les portes ouvertes, et comme il a fait grand vent cette nuit, (pour cela, je l’ai entendu), les plats et les écuelles auront été renversés et brisés par terre.» Ma dame de femme n’avait pas compris les signes que je lui faisais, et elle ne cessait de répéter: «J’ai entendu et ouï tout ce qu’ils ont entendu.»
» Donc, monseigneur, pour ne faire long conte, je vous dirai que la nuit suivante les tempèteurs revinrent, qui firent plus grand vacarme que la veille; les coups étaient si forts à ma porte et à ma fenêtre que, vers le minuit, je me levai tout séant sur mon lit, disant à haute voix: «Qui est-ce là qui frappe ainsi en ma chambre à cette heure?» Je sentais les mains de ma dame qui me tiraient par ma cotte pour me faire taire, tant elle avait grand peur; mais j’étais cette fois résolu à parler; et tantôt j’entendis une voix douce et claire, comme celle d’un enfant ou d’une jeune fille, qui dit: «Ici suis-je; ici suis-je! — Qui t’envoie ici?» repris-je. La voix répondit: «C’est ce clerc de Catalogne à qui tu fais grand tort, car tu lui as enlevé les droits de son église; il ne te laissera pas en paix tant que tu ne lui auras pas rendu bon compte, et qu’il ne se tiendra pas pour content.» Je commençais à m’amuser, et je ne sais pourquoi, monseigneur, mais je n’éprouvais plus aucune crainte, et je dis: «Comment t’appelles-tu, toi qui es si bon messager? — On m’appelle Orton,» répondit la voix. Sur quoi je dis: «Orton, le service d’un clerc ne te vaut rien; il te fera un de ces jours de la peine si tu te fies à lui; je t’en prie, laisse-le en paix et me seren sa place, je t’en saurai bon gré.»