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CHAPITRE IV
ОглавлениеLe sire de Coarasse arriva au château d’Orthez, et se mêla dans la soirée à la foule des chevaliers et écuyers qui se tenaient dans la cour du comte et mangeaient à sa table, et, bien que le comte de Foix eût bien aperçu messire Raymond, il ne l’appela d’abord pas auprès de lui. Lorsqu’il le manda enfin, sur un signe qu’il fit à l’un de ses pages, le comte dit bientôt:
«Eh bien, messire Raymond, comment va Orton?
— Ah! monseigneur, dit le comte de Coarasse, nous avons mal fait de le vouloir voir en une figure ou forme terrestre, car je ne sais pas encore si je l’ai vraiment vu; mais, depuis huit nuits, il n’est pas revenu une seule fois à mon chevet.»
Et il raconta au comte les deux apparitions qu’avait faites Orton.
«Vous n’avez jamais rien vu de si laid que cette truie, monseigneur, ajouta-t-il; seulement, quand je la vis poursuivie par mes chiens, le regard qu’elle me jeta en poussant son cri était celui d’une créature maltraitée et irritée. Je vois toujours ses yeux, vous ne savez comment ils étaient faits.
— C’est assurément grand dommage, dit le comte, que vous ayez, par trop de curiosité, perdu un si fidèle messager qui toujours vous apportait de bonnes et utiles nouvelles. Peut-être reviendra-t-il quand son courroux sera passé.»
Le chevalier l’aurait bien voulu, mais il ne l’espérait guère. Une pensée était venue dans son esprit.
«Qui sait si Orton me quittant, moi qui l’avais courroucé, n’est pas allé se mettre au service du comte, mon seigneur? Je lui en avais bien dès fois parlé, et bien savait-il que ses nouvelles avaient fort servi à monseigneur pour bien gouverner ses affaires. Monseigneur n’a pas paru bien surpris, ni si affligé que j’aurais cru. Je le vais huy bien surveiller pour voir s’il dit des nouvelles extraordinaires et venues promptement des pays étrangers. Je verrai bien ainsi si c’est son oreiller qu’Orton vient maintenant tirer pendant la nuit.»
Or étaient le soir tous les chevaliers autour de la table du comte après qu’il avait fini de souper, et si parlait-on de chiens et de chasse, car Monseigneur aimait les chiens plus que toutes les autres bêtes, et en avait toujours les plus beaux du monde, qui couchaient à ses pieds et dans sa chambre et ne le quittaient point. On avait fait courir le cerf dans la journée, et tous les chevaliers et écuyers étaient las. Plus d’un dormait dans un coin, hors des yeux du comte qui ne semblait jamais fatigué, encore qu’il eût chevauché plus loin et plus vite que nul autre, sauf messire Ernauton d’Espagne. Le comte devisait donc avec ses plus familiers qui ne faisaient pas mine de dormir, et le sire de Coarasse l’entendait:
«Je vous dirai un bon conte, dit Monseigneur, qui est arrivé ces jours derniers en la bataille qu’ont eue les gens de Gand contre leur seigneur le comte de Flandre, dans un petit village qui s’appelle Nivelle. Les Gantois étaient bien six mille, commandés par Pierre du Bois et Rasse de Harselle. Ce dernier était déjà mort, car les choses allaient au pire pour les gens de Gand, dont Dieu fera justice. On ne savait ce qu’était devenu Pierre du Bois, et les Gantois s’étaient rassemblés dans le moutier, auquel le comte fit mettre le feu. Un des capitaines, qui s’appelait Jean de Lannoy, était monté au clocher qui commençait de flamber. Il se voyait au point de la mort, et il criait aux gens du comte qui étaient tous en bas pour tuer ceux qui voulaient se sauver du feu: «Rançon! Rançon!» Et, en même temps, il montrait une grande tasse toute pleine de florins qu’il portait dans sa pochette. Mais les gens du comte ne faisaient que rire, disant: «Jean, Jean, venez par ces fenêtres pour nous parler; nous vous recueillerons, faites le beau saut comme vous avez fait sauter tant des nôtres; c’est votre tour à cette heure.»
» Jean voyait que le feu le pressait et l’allait dévorer, il aima mieux être tué que brûlé ; et, sautant par la fenêtre, il tomba au milieu des lances et des épées, dont il fut bientôt occis et hors de sa peine, après quoi on le rejeta dans les flammes, en sorte qu’il n’échappa pas au feu. C’est ainsi que finit Jean de Lannoy.»
Les chevaliers riaient, car ils voyaient rire le comte, et nul d’entre eux n’était favorable aux bourgeois de Gand, qui s’étaient révoltés contre leur seigneur; le sire de Coarasse avait écouté attentivement ce récit.
«Le comte a vu Orton, se dit-il, et tous ses soupçons se trouvaient tout à coup confirmés; ceci est un conte comme il les sait faire; et vous faire voir les choses comme si l’on était soi-même présent. Par ma foi, si je l’ai tout à fait perdu, ce dont je serai bien marri, j’aime mieux qu’il soit au service du comte que s’il était retourné à son clerc; je pense qu’il a été dégoûté et qu’il aime mieux les chevaliers et seigneurs. Je ne le verrai plus. Le comte ne fut pas si fou que moi; bien qu’il m’ait tant pressé de voir Orton, il ne recommencera pas.»
Messire Raymond ne tarda pas à reprendre le chemin de son château de Coarasse. Il était tout triste, et les plaisirs que sa dame de femme cherchait à lui faire goûter ne semblaient lui servir de rien. Le soir, quand il se couchait, il soupirait souvent; car il n’avait plus à attendre la visite d’Orton, et les nouvelles qu’il apportait toujours du près ou du loin. Les messagers du comte ne venaient plus à Coarasse, pressés par leur seigneur de lui rapporter le plus vite possible les lettres du chevalier. Quand messire Raymond allait à la chasse, il ne tuait plus comme autrefois grande foison de gibier, car Orton avait coutume de lui dire, quand il avait raconté toutes les nouvelles qu’il avait apprises: «J’ai bien vu là un ours, un loup, ou un cerf, ou un lièvre.» Si bien que le chevalier n’avait qu’à y aller pour trouver grand plaisir et ébattement. Aussi messire Raymond était-il bien souvent assis dans son grand fauteuil de bois, tantôt au coin de la cheminée quand il faisait froid, tantôt, quand le soleil brillait, dans la galerie d’où il avait vu la grande truie courir par la cour. Il ne bougeait guère, le pied appuyé sur un escabeau, le menton dans sa main et le coude sur son genou. Quand le vent s’élevait et faisait battre les portes et les volets des fenêtres, le sire de Coarasse était content. «Il me semble, disait-il, que j’entends Orton venir de loin.»
Un jour on le trouva mort de froid dans son fauteuil; il était maigre et courbé comme un vieillard. L’ennui l’avait saisi depuis qu’il avait perdu Orton. La dame fit donation de ses biens à une abbaye de femmes, où elle fit ses vœux; le comte de Foix avait le château et la ville de Coarasse. Tous pensaient autour de lui qu’il était servi d’un messager mystérieux, car rien ne se faisait en son pays ni ailleurs qu’il n’en fût informé, et la renommée lui en était à juste profit; car on n’osait rien faire qui lui fût contraire, fût-ce de détourner une cuiller d’or ou d’argent, tant on était assuré qu’il le savait aussitôt.
Le comte cependant n’était pas si joyeux que le croyaient ses serviteurs, car il ne savait rien de ce que faisait l’Enfant de Foix dans le pays de Navarre où il séjournait si longtemps. Le peuple commençait à s’en ennuyer, comme le père, et plusieurs voyageurs venant de Foix ou du Béarn en Navarre pour leurs affaires, s’étaient déjà aventurés à paraître devant leur jeune prince pour dire: «Monseigneur, il serait bien temps pour vous de revenir, car chacun vous désire et monseigneur votre père plus que tout autre.»
Mais l’Enfant de Foix répondait toujours: «J’ai été si lontemps sans voir madame ma mère et mon oncle de Navarre, et ils sont si contents de m’avoir revu, que je ne saurais partir encore. Mon seigneur de père m’aura auprès de lui tous les jours de sa vie, et, d’ailleurs il a mon cousin Yvain pour le désennuyer, qui bien sait lui tenir bonne compagnie; je reviendrai quand je pourrai.» Les marchands disaient: «Ce ne sont que fêtes et joies tous les jours en la cour, de Navarre, et le roi ne veut jamais quitter son neveu, qu’il traite comme s’il était son fils.» A quoi les gens avisés disaient: «Que Dieu nous aide, et qu’il ramène l’Enfant sain et sauf dans le pays; car il est aux mains d’un démon qui saura bien l’enjôler, pour ensuite lui faire du mal dans son corps et dans son âme.»
Le comte pensait plus de mal de son beau-frère le roi de Navarre que tous ceux qui lui en parlaient; car il savait bien des choses qui était restées cachées. De longue date, il avait été lui-même entraîné, par les séductions du roi, à se révolter contre le duc de Normandie, régent de France pendant la captivité du roi Jean, et il avait été emprisonné à Paris trois mois durant, avant d’aller courir les pays allemands en la compagnie du Captal de Buch pour soutenir l’Ordre teutonique.
Quand il était revenu de cette croisade contre les Turcs, et qu’il avait combattu les Jacques Bonhommes qui tenaient les reines et princesses assiégées dans Meaux, il avait toujours cru que le roi de Navarre était pour quelque chose dans le soulèvement des paysans, et qu’il leur avait donné de l’argent pour s’entretenir et occuper les forces du Régent; il l’avait toujours retrouvé ainsi dans les jours douloureux de sa vie, et la rivalité ne s’était jamais apaisée entre eux. A cette heure, le comte sentait que son beau-frère retenait loin de lui la comtesse sa femme, en lui faisant terreur des vengeances et du caractère allier et cruel qu’elle trouverait chez son seigneur et mari. Il craignait aussi que le tendre amour que son fils unique lui avait toujours témoigné ne fût altéré par les mauvais propos et les ruses diaboliques de Charles le Mauvais. «Quand l’Enfant reviendra-t-il?» se répétait-il souvent dans la solitude de sa chambre, lorsque ses chevaliers le croyaient endormi et reposant. «Quant à ma femme, il la retiendra sa vie durant et je ne la reverrai plus; mais s’il détenait mon fils, je l’irais chercher à la pointe des lances et il y aurait entre nous du sang répandu.»
Il ne bougeait guère.
Cependant la comtesse de Foix n’avait pas si fort terreur de son mari qu’elle ne fût volontiers retournée auprès de lui, s’il eût pu abaisser son orgueil jusqu’à la rappeler d’un mot de tendresse. Elle attendait chaque jour, quand son fils fut venu auprès d’elle, qu’il serait chargé de la ramener à Orthez. Quand l’Enfant de Foix commença de faire enfin ses préparatifs de départ, sur l’avis que lui avait donné l’évêque de Pamiers que le comte son père languissait et s’assombrissait en son absence, la dame prit son courage en sa main et elle dit à son jeune fils, dont elle caressait les beaux cheveux blonds et bouclés:
«Gaston, mon beau fils, le comte mon seigneur ne vous a-t-il rien dit pour moi, et de me ramener auprès de lui?»
L’Enfant réfléchit un moment: «Non, dit-il. Ni au dernier moment avant mon départ, ni avant, je n’en ai ouï aucune nouvelle, et ne reçus pour ce aucun ordre; mais soyez assurée, madame ma mère, que si vouliez revenir à Orthez avec moi, où nous amènerions aussi ma femme Béatrix, qui m’attend chez son père, vous seriez la très bien venue de tout le peuple; mon seigneur et père n’en serait pas le moins content, bien qu’il n’en ait dit rien; peut-être voulut-il encore paraître fâché.»
La comtesse secouait la tête: «Non, dit-elle, vous ne connaissez pas encore votre père et combien il est obstiné dans son courroux, auquel il n’y a point de pardon.»
Et comme son fils la regardait d’un air de reproche: «Vous ne savez pas combien j’ai eu de raisons de venir ici, et que j’ai déjà été auprès de lui en danger de mort; je ne l’ai jamais dit à personne, je vous le dirai à vous, mon beau fils, pour que vous ne pensiez pas que je fais mal en ne revenant pas à sa cour, tant qu’il ne m’en fai pas donner l’ordre. J’étais un jour en son château d’Orthez, là où vous allez rentrer, mon enfant, quand j’entendis sonner les cors et aboyer les chiens, sur quoi je sortis au-devant du comte mon mari, car je savais bien qu’il revenait de la chasse. J’étais jeune alors et je ne me sentais heureuse qu’en sa présence, et lorsqu’il était assis à côté de moi. Comme je mettais le pied en la galerie, je vis apporter par les valets de chasse, sur quatre grands épieux croisés, un ours mort, si terrible, si fort et si énorme, que jamais je n’en avais vu de semblable, et jamais, je crois, n’en verrai. Monseigneur était tout joyeux de sa chasse, et m’appela dès qu’il m’aperçut pour me faire admirer l’ours. «Voyez, madame, me dit-il, comme il est déchiré par les chiens qui le tiraient; cependant il en a occis quatre des meilleurs et blessé presque tous les autres, si bien que nul n’osait plus approcher. Il est tombé sous ma longue épée de Bordeaux, mais assez rudement nous avons combattu, et mes gens disent qu’il m’ont cru en grand péril de mort. Je n’y ai seulement pas pensé, tant j’étais en courroux de la mort de mes bons chiens.
» Je regardais l’ours, continua la princesse, et, tout en le regardant, je sentis le froid gagner tous mes membres et m’atteindre le cœur, car j’avais reconnu à sa lourde patte la cicatrice d’une grande blessure, et deux griffes arrachées, qui depuis assez longtemps avaient été guéries sans jamais repousser. Je me souvins en même temps que le roi de Navarre mon père, courant les bois et les montagnes, comme le faisait alors et le fait encore monseigneur mon mari, avait chassé pendant deux jours un ours d’une taille et d’une force extraordinaire comme celui que je voyais là, mort devant moi; il l’avait atteint plusieurs fois, et dans un défilé il l’avait blessé d’un coup de son épée, lui abattant deux griffes dans une patte; après quoi l’ours, au lieu de se jeter sur lui, s’était redressé et avait parlé à mon père, disant:
L’Enfant restait pensif.
«Tu me chasses et tu m’as blessé sans que je te veuille aucun dommage; prends garde à toi, car tu mourras de male mort, toi et les tiens.» Quand mon père se fut remis de son effroi, l’ours avait disparu. Mon père est tombé dans la bataille que le roi don Alphonse de Castille eut à Algésiras; il y fut si blessé qu’il ne put s’en relever mon frère ne me paraît pas bien assuré de sa vie, tant il a d’ennemis grands et puissants, et moi... Vous ne le savez pas, mon fils, mais plus d’une fois, quand votre père s’est trouvé en grande colère et agitation pendant le jour, il lui est arrivé pendant la nuit de sauter à bas de son lit, et de mettre l’épée à la main pour courir après moi dans la chambre, menaçant de me faire mourir. C’est pourquoi il avait pris l’habitude de faire coucher un chevalier à sa porte, n’étant pas bien sûr des rêves qu’il pourrait faire pendant la nuit... S’il m’avait rappelée, je serai revenue; sans sa parole, je n’oserais. S’il vous parle de moi, beau fils, répétez ce que je vous dis là. Sur un mot de sa bouche, j’obéirai.»
L’Enfant était resté triste et pensif; il n’avait jamais deviné quels terribles secrets se cachaient sous l’éloignement de sa mère, et, n’ayant jamais vu son père sans un sourire et une caresse pour lui, il n’avait pas douté de la faveur qu’il témoignerait à la comtesse sa femme, lorsqu’une fois l’influence du roi de Navarre aurait cessé de les diviser. Car l’Enfant de Foix avait souvent entendu parler de son oncle; il savait que son père l’avait en grande haine et crainte; c’était un sentiment qu’il ne partageait pas. «Peut-être, se disait le jeune homme, si mon oncle engageait ma mère à retourner avec moi à Orthez, consentirait-elle à mettre de côté ces vieilles craintes: qui pourrait reconnaître un ours d’un autre ours après tant d’années qui s’étaient écoulées depuis que mon grand-père avait blessé celui qui lui avait parlé ? Ma mère s’est fait là des soucis qui ne sont pas de saison. Le roi, mon grand-père, est mort de ses blessures; cela est arrivé à plus d’un chevalier, auquel on avait prédit qu’il mourrait de male mort; le roi mon oncle se porte bien, en son royaume, et madame ma mère ne sait même pas si mon seigneur de père court encore la nuit l’épée à la main quand il fait de mauvais rêves. Mon oncle de Navarre pourrait tout raccommoder s’il le voulait, et alors mon seigneur et père aurait avec lui bonne paix et fraternité, en sorte que nous serions tous en amitié. Je le lui demanderai quand je m’en irai à Pampelune prendre congé de lui. Je ne sais pourquoi on est partout en si grand peur et méfiance de lui, à Orthez, à Pau et même ici, en son propre pays, semble-t-il que chacun se cache quand il passe, et plus d’une fois j’ai vu des femmes faire derrière son dos des signes de croix. Je ne crois pas qu’il me veuille refuser; cependant il me paraît aimer de grand amour; s’il dit non, j’appellerai Béatrix à mon aide; nul ne peut contrarier son joli visage, ou attrister ses beaux yeux noirs.»