Читать книгу Scènes historiques.... Série 3 - Henriette de Witt - Страница 6
CHAPITRE III
Оглавление«Je ne sais si ce fut parce que je lui parlais sans crainte, continua le sire de Coarasse, mais je crois que, de cette heure, Orlon s’attacha à moi, comme je m’attachai à lui.
«Le voulez-vous sincèrement? me dit-il.
— Oui, répondis-je; pourvu que tu ne fasses de mal à personne en ce château, je serai bien aise de t’avoir à moi, et nous serons bien d’accord.
— Non, dit Orton, je n’ai pouvoir de faire mal à personne, sauf de les réveiller et troubler à l’heure où ils devraient le mieux dormir.
— Tu ne feras plus si grand tapage, dis-je; mais fais ce que je te dis, laisse-là ce méchant et désespéré clerc et me sers désormais.
— Puisque tu le veux, je le veux aussi,» répondit Orton.
«Depuis ce temps-là, monseigneur, jamais homme n’a eu un serviteur plus fidèle; il vient bien souvent de nuit, frappant de grands coups à la porte ou à la fenêtre de ma chambre jusqu’à ce qu’il m’ait réveillé, ou tirant mon oreiller sous ma tête. J’ai parfois si grande envie de dormir quand j’ai fort chassé ou chevauché, que j’ai dit plus d’une fois: Orton, laisse-moi dormir, je t’en prie. — Non, répond-il toujours, pas avant que je t’aie dit mes nouvelles.»
«Parfois il dit: «Je viens d’Angleterre, d’Allemagne, de Hongrie ou de quelque autre pays; j’en partis hier, et voici les choses qui y sont arrivées.» C’est ainsi que, la semaine dernière, il me raconta la joute qui avait eu lieu dans le comté de Blois devant le comte de Buckingham, et aussi les résolutions que le roi Charles de France avait prises en son plus secret conseil, ce dont Monseigneur a reconnu la vérité.»
Le comte semblait réfléchir profondément:
«Ne l’avez-vous jamais vu, messire Raymond?» demanda-t-il enfin.
— Non, monseigneur, et jamais je n’y ai pensé. C’est un esprit, à ce que je crois, et qui n’a point de corps. Sa voix est agréable à mon oreille; c’est tout ce que je sais.
— Si votre messager me fût venu comme il est venu à vous, reprit le comte, je l’aurais prié jusqu’à ce qu’il se fût montré à moi. Et quelle langue vous parle-t-il en ses messages?
— Aussi bon gascon que vous et moi, et puisque vous m’y fai tes penser, monseigneur, je lui demanderai qu’il se fasse voir à mes yeux sous une forme visible.
— Par-dessus tout, dit le comte, tenez-le en grand amour et prenez garde de ne le point perdre. Je voudrais bien avoir un tel messager qui ne coûte rien et vous instruit si exactement et si tôt de tout ce qui se passe en la chrétienté. Je vous prie que vous me teniez au courant de tout ce qu’il vous raconte. J’enverrai chez vous des chevaux et des valets pour servir de courriers.
— Monseigneur, je le veux très bien, dit le chevalier, et ne manquerai-je pas de vous prévenir de ses nouvelles.
— Si vous en pouviez avoir de ce que fait madame ma femme, qui est auprès de sa mère et de son frère de Navarre, j’en aurais grande joie, reprit le comte.
— Ah! monseigneur, dit le sire de Coarasse, j’y mettrai peine si je le puis, mais Orton ne fait pas toujours ce qu’on lui demande, et me semble qu’il aime mieux courir à sa fantaisie que d’être envoyé en quelque lieu dont on voudrait avoir des nouvelles.
— Ne manquez toujours pas de me faire savoir ce qu’il annonce,» reprit le comte, et le chevalier repartit tout aussitôt pour son château de Coarasse.
Pendant quelques mois, les messagers continuèrent d’aller et venir sans cesse entre le château d’Orthez et la ville de Coarasse, et les chevaliers qui entouraient le comte remarquaient bien l’impatience que témoignait toujours leur seigneur à savoir si les courriers étaient revenus. Les mieux avisés s’apercevaient aussi que le comte avait souvent à dire des nouvelles des pays lointains, qui paraissaient si récentes que chacun s’en émerveillait, ce qui ne lui était jamais arrivé du temps passé, quelque bien servi que fût pourtant le comte de Foix dans les cours de tous les princes de la chrétienté. On s’étonnait que le sire de Coarasse eût tant de choses à dire à son seigneur par lettres et messagers quand il venait si rarement le voir à Orthez, et jamais ne demandait, à ce qu’on sût, aucune grâce ni faveur, mais demeurait toujours en son château de Coarasse seul avec sa dame. Les chevaliers et écuyers s’entretenaient ensemble de ces choses, mais c’était toujours à voix basse, car le comte aimait qu’on fît grande chère et qu’on prît ébattements joyeux à sa cour, où l’on parlait mieux qu’en tout autre lieu du monde d’armes, de romances et de beaux chants; mais il n’avait pas pour agréable qu’on fît bavardage de ses affaires, et plus d’un avait senti le poids de sa colère qui avait eu la langue trop longue, ce que les autres n’avaient jamais oublié. En ce temps, la cour du comte était d’un éclat plus qu’ordinaire, car l’enfant de Foix et de Béarn, Gaston, son fils unique, avait atteint l’âge de seize ans et s’allait marier avec la fille du comte d’Armagnac, sœur de messire Bernard, laquelle on appelait la gaie Armagnacaise, tant elle était belle, joyeuse et de charmante humeur; tout le peuple en était content, car c’était la promesse d’une bonne paix entre Foix et Armagnac, et aussi l’Enfant était-il tout le cœur du père et du pays. Il était trop bel écuyer et tout le portrait de son père. Les fêtes furent partout en la contrée, et grands et beaux présents vinrent de toutes parts au comte et à son fils, qui montrèrent l’amour dont chacun les aimait et les eût voulus toujours joyeux.
Les fêtes furent partout en la contrée.
Les fêtes du mariage étaient à peine achevées et l’Enfant de Foix en joie avec sa jeune épouse, quand la pensée lui vint d’aller en Navarre pour voir sa dame de mère, qui depuis longtemps s’y tenait auprès de son frère; elle était en crainte de sa vie si elle retournait auprès du comte son mari après avoir échoué dans une mission qu’il avait donné à faire auprès du roi de Navarre. Je ne sais si l’idée vint toute seule en l’esprit de l’Enfant de Foix ou si elle lui fut insinuée par le diable, qui se tenait toujours tout près du roi de Navarre, son oncle; tant est que la chose paraissait si juste à tous, que le comte n’y put mettre objection ni obstacle, encore qu’il n’en fût pas trop content. Aussi manda-t-il par deux fois au sire de Coarasse d’interroger Orton sur les résultats du voyage de son fils; mais le chevalier n’eut d’autre réponse que ce qu’il avait annoncé d’avance à son seigneur. Orton n’avait aucune puissance pour découvrir l’avenir et ne pouvait qu’aller d’un lieu à l’autre avec la vitesse de la pensée, rapportant les nouvelles qu’il avait pu savoir sur sa route. Quant l’Enfant de Foix partit enfin avec une grande suite, le comte resta tout inquiet et triste; sa belle-fille était allée avec son mari jusque chez le comte d’Armagnac son père, où il devait passer en revenant pour la chercher, et tous séjournèrent quelques jours à la cour d’Armagnac en grandes fêtes et divertissements, dont Orton apporta plusieurs fois des nouvelles au sire de Coarasse. Quand celui-ci les envoyait au comte, c’était sans joie que le bon seigneur lisait les lettres, car il disait:
«Bien souvent ai-je eu grandes querelles avec les Armagnacs, et plus d’une fois avons-nous fait tuer des hommes pour nos différends, mais je ne les crains pas sur le champ de bataille, et nous n’avons jamais eu à nous garder d’ailleurs ni les uns ni les autres. Ils ne sont pas gens à employer contre moi le poison ou les maléfices; mais je n’en dirais pas autant de mon beau-frère de Navarre. Celui-ci a des moyens contre ses ennemis dont il est difficile de se défendre, et plus d’un en est allé de vie à trépas, sans compter ceux qui ont traîné péniblement leur vie, comme l’a fait le roi Charles de France, qui trop malheureusement s’en vient de mourir.»
Car tristement et douloureusement, à grand peine pour tout le royaume et la chrétienté, était récemment mort le roi Charles V; et déjà le noble royaume de France était en grand désordre et désaccord, tant à cause du jeune âge du roi Charles VI que par les jalousies et ambitions des princes ses oncles.
Peu de temps après la mort du bon roi Charles V, dont Dieu ait l’âme, Orton avait une nuit réveillé le sire de Coarasse, en faisant à sa porte et à sa fenêtre si grand tapage que c’était merveille. La dame n’en avait plus peur et se rendormait aussitôt qu’elle entendait la voix de son mari qui causait avec Orton. Cette nuit-là, Orton disait au chevalier:
«Le comte de Foix n’aura guère longtemps tenu le gouvernement de la Langue d’Oc, car monseigneur le duc d’Anjou, qui s’en va en Italie pour recouvrer et gouverner les héritages de la reine de Naples, a laissé à ses frères le gouvernement du royaume de France, dont le duc de Bourgogne a la Langue d’Oil et toute la Picardie, et le duc de Berry la Langue d’Oc.»
Quand le sire de Coarasse eut fait savoir ceci au comte de Foix, il entra dans une grande inquiétude et colère; déjà ceux de Toulouse, depuis la mort du bon roi, chevauchaient en crainte de retomber sous le joug des princes du sang, et ils avaient fait dire au comte:
«Nous vous délivrerons chaque mois une bonne somme de florins si vous voulez garder et défendre notre pays envers et contre tous.»
Ce à quoi le comte avait répondu: «Oui,» et il avait muni leur ville et leur territoire de bon nombre de gens d’armes.
«Le duc de Berry fait lever de grosses troupes qui tantôt marcheront contre les gens d’armes du comte et les bourgeois de Toulouse,» raconta Orton au sire de Coarasse.
Le comte prit ses précautions.
«Orton vaut mieux pour moi que cent lances,» disait-il souvent, et ce fut bien mieux encore quand il eut battu les soldats du duc de Berry à la bataille de Revel, grâces aux informations que le lutin apportait chaque nuit sur leurs mouvements.
«Je n’aurai de repos que lorsque je saurai quelle figure a ce bon génie qui tant nous a servis, disait le comte au sire de Coarasse, qu’il avait mandé près de lui. Jamais sire n’a fait meilleure affaire que vous n’avez fait le jour où vous avez enlevé les dîmes au clerc qui le connaissait et qui nous l’a envoyé.
— Par ma foi, oui, dit le sire de Coarasse; mais puisque tant vous me le conseillez, je me mettrai en peine de le voir.»
Le chevalier était rentré en son château et dormait bien fort, lorsque Orton vint tirer son oreiller; messire Raymond s’éveilla tantôt, qui lui dit:
«D’où viens-tu?
— Je viens de Prague en Bohême; l’empereur de Rome est mort.
— Et quand mourut-il?
— Avant-hier.
— Et combien y a-t-il d’ici en Bohême?
— Combien? dit-il; peut-être y a-t-il soixante journées.
— Et sitôt en es-tu venu?
— M’aide Dieu, vrai! Je vais aussi vite ou plus vite que le vent.
— Et as-tu des ailes?
— Dieu m’aide! je n’en ai point.
— Et comment donc peux-tu voler sitôt?
— Vous n’avez que faire de le savoir, répondit Orton, prenant un ton fâché.
— Non, dit le chevalier; cependant je te verrais volontiers, pour savoir de quelle forme et de quelle façon tu es fait.
— Vous n’avez que faire de le savoir, répéta Orton. Qu’il vous suffise de m’entendre sans me voir, puisque je vous rapporte sûres et certaines nouvelles.
— Par Dieu, Orton, dit le sire de Coarasse, je t’aimerais mieux si je t’avais vu.
— Je n’en suis pas si assuré, répondit Orton; mais puisque vous avez tel désir de me voir, et que j’ai toujours envie de vous plaire, la première chose que vous rencontrerez demain matin, quand vous sortirez de votre lit, regardez-y bien, car ce sera moi.
— Il suffit, repartit messire Raymond; va-t’en, je te donne congé pour cette nuit.»
Quand vint le lendemain matin, le sire de Coarasse commença de se lever, mais la dame avait entendu parler Orton, et elle avait si grand peur qu’elle fit la malade, et pensa qu’elle ne se lèverait point ce jour-là. Elle le dit à son seigneur, qui voulait qu’elle se levât:
«Vraiment non, dit la dame, je pourrais voir Orton. Par ma foi, je ne veux, s’il plaît à Dieu, ni le voir, ni le rencontrer.
— Si bien moi,» dit le sire de Coarasse.
Il sauta donc vitement de son lit et s’assit sur le bord, croyant bien voir Orton sous quelque forme devant lui; mais il ne vit rien. Il alla donc aux fenêtres, et les ouvrit pour voir plus clair dans la chambre; mais il ne vit aucune chose dont il put dire: «Voici Orton.» Tout le jour se passa ainsi, le chevalier toujours aux aguets; la nuit vint quand le sire de Coarasse fut en son lit. Il n’y avait guère de temps qu’il commençait à dormir quand Orton vint et commença à parler, comme il en avait coutume.
«Va-t’en, lui dit le sire de Coarasse, tu n’es qu’un menteur; tu te devais si bien montrer à moi hier, et tu n’en as rien fait.
Il vit dans la cour une truie.
— Non? dit Orton; si vraiment l’ai-je fait, et que Dieu me soit en aide.
— Je te dis que non, reprit messire Raymond en colère, qui s’assit sur son lit.
— Et ne vîtes-vous rien, rien du tout, au moment où vous sautiez hors de votre lit?» demanda Orton.
Le sire de Coarasse réfléchit un peu, puis il se rappela et dit:
«Oui, quand j’étais assis sur mon lit et que je pensais à toi, je vis deux longs fétus de paille qui tournoyaient ensemble et se jouaient.
— J’étais là, dit Orton; l’un de ces deux fétus était votre pauvre serviteur.
— Et qui était l’autre fétu? demanda promptement le chevalier.
— Vous n’avez que faire de le savoir, demanda Orton. Qu’il vous suffise de m’avoir vu.
— Il ne me suffit pas, dit le sire de Coarasse; je te prie que tu te mettes en une autre forme, telle que je te puisse voir et connaître».
Orton répondit:
«Vous ferez tant que vous me perdrez et je me lasserai de vous, car vous me demandez trop de choses.»
Le sire de Coarasse était bien un peu inquiet et poursuivait sa requête seulement parce qu’il l’avait promis au comte, mais il reprit:
«Non, non, tu ne te lasseras point de moi; si je t’avais vu une seule fois, je ne te voudrais point voir ensuite, et je te laisserais en repos.
— Or, dit Orton, vous me verrez demain, et prenez-y bien garde, car la première chose que vous verrez quand vous serez sorti de votre chambre, ce sera moi.
— Je prendrai garde, dit le chevalier, et ma dame ne sortira point de sa chambre demain, car elle a si grand peur de te voir qu’elle n’a pas voulu de tout le jour d’hier sortir de son lit.
— Elle est plus sage que vous, repartit Orton; et le sire de Coarasse crut entendre un léger soupir.
— Va, dit-il, maintenant il suffit; je te donne congé et je veux dormir.»
Orton partit. Quand vint le lendemain heure de tierce, le sire de Coarasse était levé et appareillé comme il convenait; il sortit de sa chambre et vint dans une galerie qui donnait sur la cour du château. Il y jeta les yeux, et la première chose qu’il vit dans sa cour fut une truie, plus grande qu’aucune qu’il eût jamais vue; mais elle était si maigre, qu’elle semblait n’avoir que la peau et les os, ses mamelles étaient longues et pendantes, et elle avait le museau long et pointu comme un animal tout affamé. Le sire de Coarasse s’émerveilla fort en voyant cette truie, qu’il trouva bien déplaisante, et il cria à ses gens:
«Or tôt, mettez les chiens dehors, qu’ils poursuivent cette truie.»
Les valets sortirent et ouvrirent la porte du lieu où les chiens étaient gardés et les lancèrent sur la truie. La bête jeta un grand cri et regarda fixement le sire de Coarasse, qui s’appuyait contre une poutre devant sa chambre. Les chiens étaient en défaut, car la truie s’était évanouie et nul ne savait ce qu’elle était devenue. Pendant qu’on la cherchait, le chevalier rentra dans sa chambre tout pensif, car le souvenir d’Orton lui était venu à l’esprit, et il se dit:
«Je crois que j’ai vu aujourd’hui mon messager; je me repens d’avoir crié et fait lancer mes chiens après lui; ce sera une chance si je le revois jamais, car il m’a dit plusieurs fois que si je le courrouçais, je le perdrais et ne le reverrais plus.»
Il dit la même chose à la dame, qui n’était point sortie de sa chambre ce matin-là, et qui n’était point trop fâchée de penser qu’elle n’entendrait plus Orton tapager au milieu de la nuit.
«Mon seigneur en maigrissait par défaut de dormir,» disait-elle, mais le sire de Coarasse branlait la tête:
«Je dormais tout mon saôul, à quelque heure que ce fût, disait-il, et quand je ne dormais pas, j’avais matière à penser, par les nouvelles que m’apportait Orton. Maintenant, s’il ne revient pas, comment servirai-je Monseigneur, qui prenait tant de plaisir à tout ce qu’Orton racontait?»
Orton ne revint pas. Huit jours s’étaient déjà écoulés quand-messire Raymond fit appareiller ses chevaux pour voyager jusqu’à Orthez:
«Je ne saurais, disait-il, laisser plus longtemps Monseigneur dans la pensée qu’il aura de tout côté bonnes et sûres informations quand je ne sais plus rien à lui apprendre. Aussi est-ce un peu par sa faute que j’ai perdu Orton, car c’est lui qui me donna la pensée de demander à le voir, et tant de fois m’en pressa.»