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PEINTRE

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Rien n’est plus flatteur pour un artiste qu’un livre fait avec conscience et mesure, dans lequel l’homme et l’œuvre sont l’objet d’une étude sérieuse. Cet hommage exceptionnel est rarement rendu, même aux plus dignes. M. Puvis de Chavannes, après un demi-siècle de labeur élevé, de constance, de foi robuste, a rencontré en M. Marius Vachon l’analyste délicat, sérieux, indépendant, bien préparé pour dire ce que fut le peintre et ce qu’il est encore à la grande joie des hommes désintéressés, soucieux de la gloire noblement conquise par un maître français. Et, pour venir en aide au critique, au biographe, MM. Braun et Clément ont prodigué, avec cet art qui leur est propre, les reproductions de peintures, de dessins, d’esquisses, au point que l’œil, à chaque page du livre, est également sollicité par l’estampe et le texte écrit.

L’estampe séduit et le texte enseigne.

M. Puvis de Chavannes est une haute figure de notre temps. Personne parmi ceux qui vivent aujourd’hui n’a été plus discuté que le peintre de Ludus pro Patria, et personne n’a montré dans l’épreuve ou devant la contradiction la sérénité, l’égalité d’allures qui toujours l’ont distingué.

M. Marius Vachon l’a dit en fort bons termes lorsque, dès le début de son ouvrage, il a cru devoir se justifier d’écrire sur un vivant. «Il est opportun et bienfaisant d’opposer aux pessimistes de l’heure présente la protestation éloquente de l’exemple superbe d’une vie publique, toute de volonté, d’énergie, de désintéressement et de foi, la vie d’un grand artiste français qui, depuis un demi-siècle, travaille et produit uniquement pour la satisfaction de sa conscience, pour l’honneur de son pays, et dont la saine popularité, après de longues années de luttes, prouve que la génération actuelle, en dépit des accusations portées contre elle, sait comprendre un tel œuvre et une telle vie. N’est-ce pas la mission de la critique de montrer tout cela et de le glorifier?» Certes, le rôle de la critique ainsi entendu ne peut être contredit. Les lettres ont pour but d’exalter le talent ou le carractère des hommes d’élite; or, en M. Puvis de Chavannes se rencontrent précisément ces belles facultés qui, trop souvent, s’excluent chez le même personnage.

Dirai-je l’un des traits saillants du caractère de l’homme? C’est un solitaire, un philosophe que beaucoup prennent de loin pour un orgueilleux; mais ceux qui l’approchent peuvent rendre témoignage de sa bonne grâce et de sa modestie. Son biographe a pris soin de nous mettre en garde contre l’excessive réserve du peintre lorsqu’il est amené à se juger lui-même.

«La fleur a des étamines et un pistil, un nombre et une forme marquée de ses pétales, dit Paul Bourget; l’abeille, qui s’engloutit dans la cloche parfumée du calice, ne compte ni ces pétales, ni ces étamines. Elle emprunte à la fleur juste de quoi faire son miel; et le botaniste, lui, sait tout de la plante, excepté l’art d’en jouir comme cette ignorante abeille.» En Puvis de Chavannes, il y a absence complète de toute passion intellectuelle qui n’est pas celle de la peinture. «Je suis ignorant, répond-il quand on l’interroge sur la genèse de ses compositions; je ne sais rien de la philosophie, de l’histoire, de la science; je ne m’occupe que de ma profession.» Et sa sincérité n’est pas discutable, si la réalité ne répond point exactement à autant de modestie. Est-ce à dire que l’auteur de La Sorbonne, du Bois sacré cher aux Arts et aux Muses et de L’Enfance de sainte Geneviève reste systématiquement indifférent à toutes les autres manifestations de l’esprit humain? Parmi tous les artistes contemporains, il est assurément un de ceux qui par leurs goûts paraissent le plus mêlés au mouvement littéraire; à qui, relativement aux loisirs d’un travailleur aussi sérieux, les grandes œuvres de ce temps sont sinon familières, au moins assez connues pour qu’en dépit de ces déclarations il doive être tenu pour un lettré.

Ce n’est pas assez dire. M. Puvis de Chavannes est plus qu’un lettré : les sciences exactes ne lui sont pas étrangères. Il se ressent de la formation intellectuelle dont il a bénéficié à l’heure de l’adolescence, alors que son père le destinait à l’École polytechnique où il fût entré sûrement sans une maladie grave qui l’atteignit la veille de l’épreuve suprême. Il y a quelques années M. Puvis de Chavannes qui est membre du Conseil supérieur de l’École des Beaux-Arts recevait la visite d’un candidat à la chaire de mathématiques vacante dans cette maison. Le candidat dont je parle était lui-même un ancien élève de l’École polytechnique. Je tiens de lui qu’il demeura frappé de la conversation de M. Puvis de Chavannes. Ses connaissances techniques étaient aussi nettes, aussi étendues que s’il eût quitté la veille les salles du cours où il n’est pas entré depuis 1840.

A cette aménité qui rend si précieuses les relations du maître, à cette sévérité qui le porte à se juger lui-même en des termes excessifs s’ajoute une force d’âme des plus remarquables. Il y a deux sortes de proscrits, a dit un penseur, ceux que l’exil anéantit et ceux que l’exil retrempe pour en faire des hommes supérieurs, plus grands que le malheur.

Oh! n’exilons personne, oh! l’exil est impie!

C’est un mot de Victor Hugo, mais sans doute les membres du jury chargés de l’admission des ouvrages au Salon entre 1852 et 1860 n’avaient pas lu le poète de Mil-huit-cent-onze, car ils prononcèrent systématiquement une sentence d’exil contre M. Puvis de Chavannes, et pas un mot, pas une ligne de récrimination ne peuvent être relevés à la charge du proscrit.

«L’ostracisme, écrit M. Vachon, dura neuf ans. Le futur auteur du Ludus pro Patria se trouvait, il est vrai, en très bonne compagnie. Les victimes habituelles de l’Académie, pendant cette période, sont: Delacroix, Jules Dupré, Barye, Troyon, Rousseau, Diaz, Millet et Corot. Qui se souvient aujourd’hui des noms de ceux qui les expulsaient? Ces années-là furent fécondes. En travaillant pour lui seul à vrai dire, n’ayant à subir aucune critique publique, Puvis de Chavannes pouvait poursuivre la réalisation de ses théories et se créer une personnalité. Alors, quand il rentre au Salon de 1861, avec la Paix et la Guerre, il s’impose si hautement, en dépit des haines persistantes, que le jury, qui la veille le refusait, dut lui accorder une médaille de deuxième classe; l’État fit l’acquisition du premier de ces tableaux.»

Cette page réconforte. Elle renferme l’évocation de l’épreuve traversée, du succès conquis, et M. Puvis de Chavannes nous apparaît en si noble milieu durant ses années d’ostracisme, que nous sommes tentés d’être fiers pour lui de l’injustice endurée. Mais prenons garde au mirage. Le voyageur qui gravit une montagne se trouve tout à coup enveloppé de ténèbres. Un nuage épais l’environne, le pénètre de ses froides vapeurs. Il marche avec peine. Sait-il s’il monte ou s’il descend? Reverra-t-il la lumière? A-t-il sur le front le sceau des prédestinés ou n’est-il pas déjà la victime du sort? Chaque pas qu’il fait ne le plonge-t-il point plus profondément dans l’abîme? Telles sont les perplexités de l’homme aux aspirations généreuses, à l’esprit enthousiaste qui, tout à coup, est privé d’air et de lumière. C’est en vain qu’on lui nomme ses compagnons d’infortune, hommes de sa trempe, ces noms prononcés dans l’ombre ne portent pas avec eux le présage assuré des prochains triomphes, et chacun de ces lutteurs, réduit à ses seules forces, peut se laisser prendre aux désespérances. Si donc M. Puvis de Chavannes n’a pas cessé de croire en lui-même pendant les années douloureuses où ses confrères le combattaient avec âpreté, où la critique, représentée par Edmond About, Charles Blanc, Castagnary, sonnait l’hallali contre le vaincu, c’est qu’une âme haute, sereine, apaisée, croyante, battait dans sa poitrine, et j’insiste, en pensant à tous les vaincus de l’art ou des lettres, sur la grande leçon qui leur est donnée par le maître français si longtemps combattu et entravé dans sa tâche.

Au surplus, ne nous hâtons pas de saluer le succès obtenu en 1861 par M. Puvis de Chavannes comme décisif. Trente-cinq ans nous séparent de cette date, et, depuis trente-cinq ans, des peintres en renom, arrivés aux honneurs, à la fortune, ne cachent pas leur dépit en présence de la renommée noblement obtenue par le maître dont nous parlons. On m’assure que certains membres de l’Institut le dénigrent avec persistance pendant que leur confrère, M. Bonnat, sagement inspiré, demande au maître de décorer son hôtel et peint au même instant une toile magistrale où revit dans sa force et sa distinction M. Puvis de Chavannes. Rassurons-nous. Doux pays, la peinture murale de l’hôtel Bonnat et le portrait qui témoigne de l’affection réciproque des deux artistes survivront alors que les adversaires implacables du maître décorateur seront oubliés.

Les travaux demandés à notre peintre sont aisés à compter. Un homme qui, comme lui, s’est exclusivement consacré aux grandes décorations murales a besoin de larges espaces; il lui faut des palais, des musées, des temples et ces sortes d’édifices sont rares. M. Puvis de Chavannes en fait la confidence à un ami dans une lettre récente, les commandes n’affluent pas dans son atelier:

«Pour moi, l’horizon est de plus en plus fermé ; il n’y a rien à faire à cela que de lutter comme on peut contre l’oisiveté. Pour la combattre, j’ai essayé le portrait de mon vieil ami Benon; c’est un travail consciencieux qui me permet par moments de presque oublier que d’autres travaux m’eussent peut-être convenu. Dans tous les cas, ne fut-ce que pour montrer à la jeunesse prompte au découragement ce que peut devenir une carrière déjà longue et qui n’a été ni stérile, ni sans honneur, ma vie n’aura pas été perdue.»

A la bonne heure! Cette noble philosophie, qui le caractérisa dès la première heure n’a rien perdu de sa puissance chez le maître parvenu à un âge avancé. Être un exemple réconfortant lui suffit.

Deux traits achèveront de le peindre. En 1872, il est élu membre du Jury. Charles Blanc, alors directeur des Beaux-Arts, invite le jury à user de la plus grande sévérité dans la réception des ouvrages. M. Puvis de Chavannes se souvenant de ses années d’ostracisme élève la voix et combat la thèse du directeur des Beaux-Arts. Celui-ci réplique et il est aisé de voir que l’assemblée se laisse convaincre par Charles Blanc. M. Puvis de Chavannes donne alors sa démission de membre du jury et redevient justiciable de ses confrères de la veille qui refusent d’admettre au Salon l’une de ses toiles.

Bordeaux confie au maître la décoration de l’un de ses monuments nouvellement construit. C’est une bonne fortune promptement acceptée par le peintre, mais les Bordelais ont constitué une commission d’hommes capables, ou se croyant tels, qui entendent dicter au peintre non seulement le sujet, mais le plan de sa décoration. M. Puvis de Chavannes, sans bruit, sans humeur, avec dignité, décline l’honneur de travailler pour la ville de Bordeaux.

Et, cependant, personne plus que lui n’est désireux de voir une large place faite à l’art dans notre société moderne, personne plus que lui n’est justement effrayé des progrès absorbants de l’industrie au détriment des manifestations intellectuelles.

«Un soir d’été de 1889, raconte son biographe, après un dîner entre élèves de l’atelier Puvis de Chavannes, nous parcourions la galerie des Machines de l’Exposition, au Champ-de-Mars. Sous la lumière électrique, tous les engins divers qu’elle contient paraissent encore grandis; leurs mouvements, plus vertigineux; leurs bruits, plus formidables. J’étudie avec curiosité la sensation éprouvée par l’artiste à ce spectacle apocalyptique. Nerveux, fébrile, répétant sans cesse son geste habituel de surprise douloureuse, — les deux mains jointes à hauteur de l’épaule gauche — il s’écrie tout à coup énergiquement: «Mes enfants, il n’y a plus d’art à faire. Comment un peintre, un poète pourrait-il lutter avec cela d’influence sociale, de puissance sur les imaginations? Allons-nous-en? » Et il disparut. Nous ne pûmes le rejoindre dans l’obscurité des allées extérieures. Le lendemain, dans l’inquiétude de quelque accident, nous allâmes tous prendre de ses nouvelles à son atelier. «J’ai été malade de cette visite, nous répondit-il, j’en ai eu le cauchemar toute la nuit. Qu’allons-nous devenir, nous artistes, devant cette invasion d’ingénieurs et de mécaniciens? »

Le maître ne se borne pas, il s’en faut, à ces pronostics inquiétants. Il sait quelle est la source des grandes œuvres, il sait combien la nature est accueillante à ceux qui l’interrogent avec amour, et il ne cesse d’être en colloque avec la nature. Empruntons-lui cette lettre qui nous permet de le suivre dans la composition de ses pages si justement pensées:

«Je suis parti, le lundi 25 août, pour Honfleur, où je suis resté dans les plus précieuses conditions morales jusqu’au vendredi 5 septembre. Là, travail de tête, travail des yeux, récoltes d’effets, et, brochant sur le tout, évocation en moi-même des figures appelées à compléter la composition. Une fois tout ce monde tiré du néants entrevu, et les places indiquées, j’ai dû rentrer à Paris pour demander à la nature son autorisation de marcher sûrement. Elle m’a donné raison; et, comme elle est sensible aux avances qu’on lui fait et au respect qu’on lui témoigne, elle m’a fait bonne mesure.»

Et maintenant, vais-je tenter la description de ces vastes peintures qui, en dépit du parti pris, ont fait pour jamais illustre le nom de M. Puvis de Chavannes? Ce serait reprendre la tâche spontanément acceptée par Théophile Gautier, Banville, Paul de Saint-Victor, de Calonne, les hardis défenseurs du maître. J’omets un nom, celui de Meissonier, qui ne craignit pas de dire en comparant les décorations murales de plusieurs peintres contemporains: «Il n’y a que Puvis de Chavannes qui se tient; pour tous les autres, il faudrait dorer le monument.» Je n’appellerai point mon lecteur à Amiens, à Marseille, à Lyon, à Poitiers, à Rouen, à Boston, où le maître compte des œuvres du plus haut style. Le voyage serait long et les magnifiques estampes de MM. Braun et Clément rendent cet exode inutile. Nous avons sous les yeux ces pages impérissables. D’ailleurs, à l’Hôtel de Ville de Paris, à la Sorbonne, au Panthéon, M. Puvis de Chavannes domine et impose à tous. Je m’en voudrais de ne pas nommer ici M. le marquis de Chennevières, l’ancien directeur des Beaux-Arts, qui eut l’honneur de confier à M. Puvis de Chavannes le superbe polyptique du Panthéon. L’attente du directeur des Beaux-Arts ne fut pas trompée. L’Enfance de sainte Geneviève est une composition digne de Poussin. J’ai nommé le vrai maître de M. Puvis de Chavannes. Il est, en effet, parmi nous, le disciple attentif de l’auteur du Testament et Eudamidas. Le soin, la science qu’il apporte à composer ses décorations murales relèvent d’une étude patiente des lois primordiales de la peinture. On est d’accord pour saluer dans le grand artiste qui nous occupe un penseur; or, on désigne volontiers Poussin sous l’appellation flatteuse de peintre philosophe. Tous deux appartiennent par l’esprit à la même famille; ils sont de même race; et le sang de l’aïeul circule dans les veines de son descendant. M. de Chennevières, s’il lit ces lignes, ne me démentira pas, car je me souviens encore, à vingt ans de date, de l’enthousiasme avec lequel dans la salle Melpomène à l’École des Beaux-Arts il proclamait M. Puvis de Chavannes officier de la Légion d’honneur. C’était en 1877. Déjà les peintures du Panthéon forçaient les plus acerbes à cesser lèurs attaques injustes, et, devant ce triomphe attendu, le marquis de Chennevières se montrait radieux. Les artistes exposants, les élèves de l’École étaient présents. Le directeur des Beaux-Arts donna l’accolade au nouvel officier avec une effusion qui souleva des applaudissements unanimes et, ne sachant sans doute où prendre l’écrin traditionnel, M. de Chennevières arrachait de sa boutonnière sa propre rosette qu’il attachait à l’habit de M. Puvis de Chavannes.

L’une des récentes compositions du maître, destinée à l’Hôtel de Ville, représente Victor Hugo offrant sa lyre à la Ville de Paris. La scène est juste et de grand aspect. Elle se justifie par les odes nombreuses du poète à l’honneur de Paris, mais il me plaît de voir dans cette peinture un hommage rendu à l’homme de génie qui a signé ces vers dont j’aurais pu me servir en guise d’épigraphe lorsque j’ai résolu d’écrire sur Puvis de Chavannes:

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent; ce sont

Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front;

Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime;

Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cîme,

Ayant devant les yeux, sans cesse, nuit et jour,

Ou quelque saint labeur, ou quelque grand amour.

1896.

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