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BENJAMIN-CONSTANT

Table des matières

PEINTRE

Certaines victoires éclatent comme une fanfare; elles frappent à l’improviste et rendent indispensables les éclaircissements de l’historien. Par contre, il en est d’autres que tout le monde pressent et, bien avant que la fortune ait marqué du doigt le triomphateur, l’opinion publique le désignait. Tel est le cas de M. Benjamin-Constant, lauréat de la médaille d’honneur en 1896. Il y a près de dix années que ses pairs se montraient disposés à lui décerner cette distinction. Quelques voix à peine lui ont manqué aux derniers scrutins. Cette fois, c’est chose faite. Plus de deux cents artistes se sont comptés sur le nom du peintre, à l’heure de sa maturité. Il obtient le suprême hommage qu’il soit au pouvoir du jury de décerner. Le passé du maître est ainsi sanctionné par le libre suffrage de ses émules, et son avenir s’ouvre sous le clair rayon d’une victoire enviable. Car, ne l’oublions pas, M. Benjamin-Constant est à peine à mi-chemin de son existence d’artiste. Il nous apparaît encore en deçà de l’âge où, d’ordinaire, l’homme de pensée a la pleine notion de ses facultés, le plein emploi de ses forces.

Trois faces: orientaliste, peintre d’histoire et portraitiste. Ami de Regnault, Benjamin-Constant, n’ayant guère dépassé la vingtième année, accompagne ou précède son ami en Italie, en Espagne, au Maroc. Avait-il trente ans, lorsqu’il exposa ses Prisonniers et ses Femmes de harem bientôt suivis des Favorites de l’émir et de mainte autre scène orientale, traitée avec une rare puissance de coloris? Regnault était mort. Benjamin-Constant, sans être le disciple de son ami, voulut, en quelque sorte, suivre la tradition qui avait illustré Regnault au sortir de l’adolescence. Ce qui caractérisa le jeune maître, dès cette époque, ce fut sa franchise; d’autres que moi diraient peut-être son audace. Les peintres qui, chez nous, se sont adonnés aux scènes orientales, ceux que nous pourrions appeler les peintres du soleil, Fortuny, Marilhat, Decamps, Dauzats, ont le plus souvent été des interprètes de sites. Il semble qu’il leur ait paru nécessaire d’offrir à ce magique symphoniste, dont ils enviaient la collaboration toute-puissante, le soleil, un vaste clavier. C’est le sol, le désert, ce sont les grandes ruines, les horizons brûlés qu’ils aiment à traduire. Et, chose singulière, s’ils donnent l’impression de l’immensité, c’est à l’aide de compositions réduites; on dirait des voyageurs ayant aperçu l’Orient par une étroite fenêtre d’hôtellerie, par l’échancrure de la toile de tente. Certains d’entre eux, Decamps, par exemple, ont dû se renfermer strictement dans le tableau de chevalet, sous peine de trahir leur inexpérience. Rappellerai-je ici ce que nous racontait un jour le peintre Gigoux au sujet de Decamps:

«Decamps a été au premier chef un peintre de talent et un esprit sincère. Sa droiture, son ambition légitime de bien faire l’ont détourné de sa voie vers la fin de sa vie. Un jour que je me trouvais à Rome, dans un restaurant où se réunissaient les artistes français à l’heure du repas, Decamps entra. Il pouvait être midi. Notre ami nous raconta qu’il avait employé sa matinée à étudier Raphaël dans ses grande œuvres et qu’il avouait à sa honte n’avoir rien compris! Il paraissait exténué et soucieux. Ce qu’il disait était profondément vrai. Raphaël ne pouvait être son guide. Decamps est le peintre des Singes et des natures mortes. Le grand art, les sujets héroïques vers lesquels il s’est orienté pendant les quinze dernières années de sa vie ne sont pas son élément. Il fait effort et perd toute grâce dans ses compositions bibliques. Pourquoi s’est-il préoccupé de Raphaël, si ce n’était pour lui rendre hommage comme à un maître dont la langue devait lui rester étrangère? A la vente de Decamps, son renom de peintre de genre et d’orientaliste justement établi a donné le change sur certains de ses ouvrages qui n’étaient pas les meilleurs. C’est ainsi que le Champ de blé, paysage biblique, a pu trouver acquéreur à 40.000 francs; mais, ne nous y trompons pas, Decamps, le vrai Decamps n’est pas dans des pages de cet ordre. Je ne voudrais cependant pas que l’on se méprît sur ma pensée. Decamps n’était pas incapable d’atteindre au style et de donner parfois l’impression d’une grande scène, mais toujours sur des toiles de proportions réduites.»

Telle n’a pas été la situation de Benjamin-Constant. Il a, du premier coup, dans les compositions que lui inspire l’Orient, brisé le cadre, élargi le fond et vu ses personnages avec des proportions peu différentes de celles que revêt la nature. Fromentin n’avait pas eu cette hardiesse. Fromentin restera parmi les peintres de l’Orient l’homme de goût, de distinction native fait pour plaire aux Français, mais la puissance, la force, l’abandon, la pleine santé, Fromentin ne les possède pas. On constate dans son œuvre une sorte de retenue qui empêche qu’on le place au premier rang des maîtres de son époque. Or, cette opulence que Fromentin se refuse, nous la trouvons chez Benjamin-Constant.

Tout à l’heure, nous entendions Gigoux signaler avec beaucoup de bon sens l’écueil contre lequel s’est heurté Decamps. Peintre de genre, il n’a pas abordé sans péril la peinture d’histoire. Ses contemporains, dont nous parlons plus haut, moins ambitieux que lui, n’ont pas même essayé de traduire sur leurs toiles un événement mémorable. Un seul maître, en ce siècle, fait exception parmi ceux qui tout d’abord s’étaient consacrés aux scènes orientales: c’est Delacroix. A son exemple, Benjamin-Constant s’est posé, voilà vingt années, comme peintre d’histoire. Rappelez-vous le Mohammed entrant à Constantinople, vers le milieu du jour, par la porte Saint-Romain, entouré de ses vizirs, de ses pachas et de ses gardes. Jean de Hammer, l’annaliste de ces faits d’une grandeur sauvage, a soin de nous prévenir que la marche de Mohammed fut triomphale. Nous savons de reste ce qu’il faut entendre par ces paroles. Les triomphes, en ces régions barbares, supposent un lit de cadavres. Benjamin-Constant ne pouvait l’oublier. Des cadavres jonchent le premier plan de son âpre tableau dont nous nous souvenons tous. Une haute récompense honora l’artiste qui n’était encore qu’un jeune homme et la critique s’occupa de sa toile pour en dire le mérite. Elle était d’un coloriste, d’un compositeur, d’un homme de pensée, de conviction, de ferme vouloir. M. Yriarte, pour ne citer qu’un nom, proclama sans crainte dans la Gazette des Beaux-Arts que le Mohammed plaçait son auteur «hors de page». Le mot était juste et l’avenir a donné raison à notre confrère.

Nul doute que Regnault, s’il eût vécu, se fût imposé la tâche d’être peintre d’histoire à l’exemple de Delacroix. M. Benjamin-Constant vise au même but et, chaque fois qu’une grande page historique a tenté son esprit, il a trouvé sur sa palette, dans son pinceau, dans sa main prompte et robuste les auxiliaires heureux de sa pensée. Il compose et il peint avec une ardeur réfléchie qui appellent le regard et commandent l’attention. Allez au Musée du Luxembourg revoir les Derniers Rebelles. Encore que le Sultan soit anonyme et que les chefs des tribus révoltées, amenés morts ou vifs devant les portes de la ville de Maroc, ne soient pas connus, ce sont bien des figures historiques. La sédition réprimée date d’hier; elle se renouvellera demain peut-être? Que nous importe? L’événement, pour être fréquent sur le continent noir, n’a rien de banal. Il semble qu’on soit au terme d’un soulèvement général, d’une révolution terrible, tant le peintre a su mettre d’intensité, de vigueur et de style dans la scène entrevue, le drame sanglant qu’il a voulu traduire.

Je vous le concède. Les personnages d’une scène orientale, qu’elle confine à l’histoire où se rattache à l’épisode, sont toujours d’une trempe mâle et fruste, dont l’interprétation ne va pas sans rudesse. Ces hommes brûlés ont pour cadre le désert. A peine sont-ils vêtus. S’ils se drapent, ils y mettent de l’ostentation. Le geste, la pose, le regard, ont quelque chose d’outré ; aussi ne nous demandons pas comment il se fait que les peintres de l’Orient se sentent peu d’inclination pour le portrait. C’est qu’un portrait veut être peint avec sagesse, avec mesure, avec mille nuances délicates et contenues, dont les orientalistes se savent affranchis. Leur modèle, lorsqu’ils ont travaillé sous le ciel d’Afrique ou de Constantinople, n’était-ce pas la bête humaine bien plutôt que l’homme? Or, le portrait est au contraire une évocation de l’homme policé, de la femme élégante et distinguée, de l’enfant imprégné de grâce et de naïveté. Quelle souplesse, quelle puissance vraie, quelle éducation d’artiste ne faut-il pas au peintre qui, s’étant pénétré des horreurs d’un marché d’esclaves, a le projet de nous transporter ensuite dans le salon d’une parisienne? Il ne semble pas cependant que la différence d’atmosphère soit jamais une gêne pour M. Benjamin-Constant. Ses portraits ne le cèdent pas à ses tableaux de genre ou d’histoire. Il se ressaisit avec aisance devant Lord Dufferin. Ai-je besoin de rappeler tout ce que l’artiste a su mettre de noblesse aristocratique dans cette toile si justement remarquée à l’un des derniers salons? Je ne parlerai pas davantage du Portrait de Mme Benjamin-Constant, une page hors de pair. Si la mort ne se fût trop hâtée, nous aurions aujourd’hui sous les yeux le portrait achevé d’Ambroise Thomas. L’œuvre est ébauchée, et M. Rocheblave, un ami du maître, qui a vu cette toile dans son atelier, parle du fond de paysage «où s’évapore une minuscule Ophélie». M. Rocheblave insiste avec raison sur l’heureuse idée de l’artiste qui ne s’est souvenu du portrait de Cherubini que pour ne pas tomber dans l’erreur à laquelle Ingres, l’habile maître, n’a pas su se soustraire. La muse de Cherubini fait ombre au personnage par son relief, son volume et, disons-le, par son réalisme, le mot, ici étant pris comme un dérivé de réalité. Une vision doit rester impalpable et ne point accuser ses contours avec tant de netteté. L’Ophélie que Benjamin-Constant a placée dans le voisinage de l’auteur d’Hamlet est une allégorie délicate, une apparition fuyante, une pensée à peine exprimée que l’œil de l’esprit perçoit dans les profondeurs vaporeuses du paysage danois.

Au surplus, notre artiste n’en est pas à trouver un de ces attributs charmante qui caractérisent un modèle. Nous avons encore présente à la pensée cette image de jeune fille, prestement drapée à la grecque, tenant une Victoire antique dans sa main d’enfant. N’était-ce pas la fille de Lord Dufferin?

Un autre portrait, celui-là même qui décide aujourd’hui de la médaille d’honneur, est exposé sous le titre de Mon fils André. C’est une œuvre du plus haut caractère. Le fils du peintre est vu de face, à mi-jambes, assis, les deux mains posées sur la poitrine avec une symétrie pleine d’adresse et de naturel. On dirait que ces mains, d’un modelé très fin, aux doigts longs et fuselés, sont placées là pour comprimer les battements d’un cœur qui fermente d’enthousiasme. La tête est droite. Les yeux sont d’une franchise absolue. Les lèvres disent le calme intérieur. Le visage, dans son ensemble, est un type par la régularité des traits, la sérénité de l’expression. La chevelure, volontairement négligée, ajoute au caractère. Certains accents du front rappellent une figure célèbre de Gros. L’œuvre de Benjamin-Constant est faite de puissance et de sobriété. Le coloriste a su donner dans cette composition la mesure de son prestigieux talent, encore que la gamme dont il disposait fût restreinte. Et nous estimons que le peintre du Maroc et de Constantinople doit être deux fois honoré par cette médaille exceptionnelle que lui décernent ses pairs à l’occasion d’un portrait. Delacroix, qu’il est toujours permis de louer sans porter ombrage aux vivants, n’a point laissé de portraits que l’on puisse comparer à ses pages d’histoire. Plus heureux que son devancier, Benjamin-Constant nous séduit par des œuvres multiples et tellement différentes que les écrivains de l’avenir seront tenus de l’étudier sous les faces nombreuses où il se révèle à ses contemporains avec une maîtrise sans défaillance, et qui chaque jour grandit. 1896.

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