Читать книгу Les amours d'un tribun - Hippolyte Mettais - Страница 7
I
ОглавлениеUn soir du mois de septembre de l’année 1774, une voiture couverte de riches armoiries à formes bizarres et inusitées en Angleterre, stationnait dans la cour de l’un des plus beaux hôtels d’Oxford street, à Londres. Les chevaux piétinaient d’impatience, et les valets, malgré leur flegme, plein de résignation d’ordinaire, commençaient à trouver qu’ils étaient là depuis longtemps.
Un gentleman, dans la belle maturité de l’âge, parut enfin sur le perron. Il était en compagnie d’une jeune dame de trente ans environ, au port de reine, et dont l’embonpoint commençant relevait singulièrement la beauté. Elle tenait le bras de son cavalier serré sous le sien, et paraissait bien décidée à ne pas s’en dessaisir avant d’avoir essayé une dernière attaque, dont les préliminaires avaient dû s’entamer dans les salons de l’hôtel.
— Je vous en prie, mon cher prince, dit-elle aussi, gracieusement qu’elle put, conduisez-moi à la soirée de lord Humber. Vous le voyez, je me suis habillée pour cela.
— Ma chère Frenchlow, répondit le prince en souriant et d’une voix caressante, tu es réellement trop préoccupée de cette soirée. Je t’assure qu’il n’y aura aucun plaisir pour toi. On parlera politique, et l’on ne fera rien que de la politique. Il n’y aura pas de dames: conviens que ce sera bien peu amusant.
— Oui, mais vous m’avez dit qu’il y serait, lui, et je veux le voir.
— Tu le verras, je te le jure! mais l’heure n’est pas encore venue. Pauvre enfant, tu te fais bien des illusions! Eh bien, je t’assure que tu as tort de désirer le voir, car ce jour-là tu en seras bien affligée.
— Pourquoi donc, prince?
— Allons, rentre dans l’hôtel, dit le prince sans répondre à la question de lady Frenchlow, et sois raisonnable. Je lui parlerai de toi; puis je me hâterai de revenir pour té rendre compte de notre soirée.
Le prince s’avança alors vers sa voiture, et lady Frenchlow rentra à l’hôtel en disant à son cocher:
— Attelez mes chevaux, nous sortons.
En ce moment, le prince revint sur ses pas.
— A propos, dit-il à sa compagne, j’oubliais un mot essentiel: c’est qu’il mourra vingt ans après que tu l’auras vu. Vingt ans, c’est long, n’est-ce pas? C’est pourtant un bien petit bail pour un jeune homme.
Et il partit.
— Cocher, nous ne sortons pas, dit lady Frenchlow à son cocher,
La voiture du prince avait disparu. Elle ne tarda pas à arriver devant l’hôtel de lord Humber, où le prince entra. L’huissier annonça lé prince de Belphégor.
Le prince alla serrer la main de lord Humber.
— Aurons-nous lord North ce soir? demanda le visiteur à son hôte.
— Je l’espère, répondit l’interpellé ; pourtant qui sait? Lord North est si occupé !
Il aurait pu dire que Frédéric North, comte de Guilford, premier lord-de la trésorerie, était plus qu’occupé ; il était même fort embarrassé en cette année 1774. L’insurrection des États-Unis, les démêlés de l’Angleterre avec la France, rendaient sa position très-pénible. Si nous joignons à tous ces tracas quelques émeutes dans les rues de Londres, les attaques de l’opposition parlementaire, et le laborieux enfantement d’une nouvelle Chambre à élire; puis les Lettres foudroyantes du mystérieux Junius, les publications politiques du fougueux et célèbre Burke, nous comprendrons facilement les soucis de son esprit.
Mais le premier lord de la trésorerie était courageux. Bien convaincu, en outre, de la légitimité des principes du catéchisme des ambitieux, il se mit résolûment à l’œuvre pour conserver d’abord à son pays le plus beau fleuron de sa couronne, l’Amérique, qui voulait s’émanciper; comme il dut en même temps donner ses soins aux affaires en cours avec la France; comme il dut aussi surveiller. et préparer même des élections favorables à son gouvernement.
La tâche n’était pas petite, comme on le voit. Les élections surtout tracassaient singulièrement lord North, car d’elles dépendait son pouvoir, et partant les intérêts de sa patrie, pensait-il.
Il est difficile à ceux qui n’ont jamais pétri de leurs mains les affaires de l’État, de comprendre toutes les peines et toutes les intrigues, petites et grandes, auxquelles il faut se livrer pour les mener à bien. Mais ceux qui ont quelque peu trempé leurs doigts là, ne seront pas surpris des frais d’imagination que fit lord North pour réussir en l’année 1774.
Le gouvernement anglais avait, comme tous les gouvernements modernes, toute une hiérarchie d’espionnage à sa disposition, avec ses mille et mille tenants et aboutissants. Impossible de fonctionner sûrement, disent les puissants de nos jours, sans cette machine occulte qui a la force de cinq cents chevaux.
Lord North avait également cette conviction. Aussi se servait-il grandement de la machine en-question; mais il crut que, vu l’embarras de la position, il devait y ajouter la force de quelques centaines de chevaux par une invention nouvelle.
Cette invention n’était pas d’un sot, et si lord North n’a pas laissé en Angleterre une bien grande réputation d’habileté administrative, excepté dans les finances, on doit cependant admirer et prôner son idée; car elle était tant soit peu philosophique et, quoique profondément policière, elle ne sentait rien des puanteurs de la police.
Lord North avait pour ami intime lord Humber, un ami d’autant plus intime que leurs relations n’étaient guère appréciées à leur valeur que par eux-mêmes. Pour tout le monde ils étaient deux vieilles connaissances qui ne manquaient pas de déférence l’une pour l’autre, d’un certain degré d’affection même, mais qui ne se gênaient pas au besoin pour se contrecarrer dans une opinion. Cependant ces deux hommes ne travaillaient que dans un but, soutenir le ministère de lord,North: ils étaient deux ministres sous un seul nom. Les plus clairvoyants politiques se doutaient à peine de la solidarité de cette union. Lord North, du reste, avait son opinion, qui naturellement était fort connue; tandis que lord Humber n’en affichait aucune. Ses amis paraissaient être tout le monde, et son salon était ouvert à toutes les opinions.
Il avait un magnifique hôtel à l’extrémité d’Oxford street, où il recevait deux fois par semaine. Mais à l’opposé de l’aristocratie anglaise qui à toujours été fort réservée sur les invitations, lord Humber, lui, se faisait fort large. Toutes les classes sociales trouvaient sa porte ouverte. On le lui pardonnait volontiers pour sa bonne réception, et pour la singularité de cette habitude qui plaisait quelque peu aux amateurs de nouvelles en tous genres. Ce rendez-vous n’était pas, il est vrai, le plus accepté par les grandes dames. Il y en avait cependant qu’entraînaient leurs maris, et qu’attiraient l’affabilité et les bonnes manières de lady Humber,
Par un reste de manie nationale, l’huissier chargé d’annoncer les visiteurs avait toujours soin de crier bien intelligiblement l’entrée d’un nom sonore et fortement titré, et de mâchonner les noms obscurs, quand il ne les affublait pas de qualifications tant soit peu aristocratiques, de manière à ne blesser. personne toutefois.
De ces réunions si excentriquement formées, et du choc des conversations qui devaient s’y heurter, sortait nécessairement un enseignement pour celui qui savait le saisir. Si nous joignons à cela que, tout flegmatique qu’il soit, l’Anglais est homme, et que, comme tout homme, excité par l’entrain de l’alcool qui a pris les formes les plus gracieuses et les plus provoquantes, l’Anglais doit parler alors. Et de fait, il parlait.
C’était ce que désirait lord North.
Or donc, un soir de septembre, l’hôtel de lord Humber avait ses portes largement ouvertes. C’était jour de grande réception; les salons étaient à peu près au complet. Comme d’habitude, des cercles plus ou moins intimes se formaient parmi les invités, tandis que quelques habitués et quelques nouveaux venus qui paraissaient trouver leur agrément à butiner des nouvelles de ci et de là, traversaient tous les groupes sans s’arrêter dans aucun.
— Diable! fit le vicomte Georges de Sackeville, un ancien chef d’opposition parlementaire, un disgracié du gouvernement précédent, qui pour l’instant grillait d’obtenir son pardon, et se tenait en attendant isolé dans l’embrasure d’une fenêtre d’où il pouvait remarquer plus facilement les entrants, diable! fit-il, il paraît que le temps est à la fermentation, car nous aurons ce soir, je crois, une réunion plus nombreuse que d’habitude. Pourtant je ne vois pas lord North, qui m’a donné rendez-vous ici. Est-ce qu’il croit que je vais me trouver payé des services que je lui rends dans ces salons par quelques promesses en l’air? Oh! non pas, mylord. Je veux, et vous l’avez promis, je veux que vous me rouvriez les portes du Parlement, que quelques imbéciles ont fermées devant moi; je veux être pair d’Angleterre, et seulement alors..... Eh pardieu! alors je ne recommencerai pas l’opposition que j’ai si vaillamment faite autrefois dans la Chambre des communes.
Et le vicomte, froissant d’une main ses gants et glissant un bras derrière son dos, se prit à rôder au travers des salons, prêtant une oreille attentive à tout ce qui s’y disait, afin de remplir consciencieusement son rôle.
— Vicomte, lui dit une voix qui le retint au passage, nous discutons ici sans rien savoir. Vous qui voyez parfois le premier lord de la trésorerie, donnez-nous donc des nouvelles de l’Amérique.
— Je ne sais que ce qu’en disent les journaux, répondit le vicomte.
— Lesquels? dit un des membres de ce petit comité. Les uns disent que l’Amérique est soumise, les autres, que l’Amérique est victorieuse.
— Victorieuse! Non! pas encore, mais elle le sera, dit en passant et sans s’arrêter un invité qui ne dit pas autre chose.
— Qui dit cela? s’écria vivement un des causeurs en se levant et regardant s’éloigner celui qui venait de parler.
— Ne faites pas attention, sir Brook, répondit quelqu’un: celui qui dit cela est un original que vous connaissez bien, c’est le prince de Belphégor. Il n’a jamais de sa vie dit un mot vrai, j’en suis sûr, pas même lorsqu’il parle de ses titres, que lui seul connaît, s’il les connaît.
Le vicomte de Sackeville ne fut pas tout à fait de cet avis, car il se mit à la poursuite du prince de Belphégor, qu’il rejoignit.
— Vous savez de l’Amérique des nouvelles que nous ne saurions pas, prince? lui dit-il.
— Je ne sais rien que ce que tout le monde saura bientôt, répondit l’interpellé : c’est que l’Amérique se donne en ce moment, pour commander ses armées, un petit officier du nom de Washington; que des officiers français vont aller à son aide, et qu’il émancipera son pays. Vous pouvez, vicomte, donner ces nouvelles à lord North que voici, et qui vous apporte dans sa poche votre nomination à la Pairie.
Le prince salua et continua ses pérégrinations interrompues de ci et de là par quelques mots qu’il lançait à chacuns
Lord North apparut en ce moment aux portes du salon. Mais ce qui sembla singulier au vicomte, c’est que le ministre n’était point encore visible, lorsque le prince annonçait son arrivée.
— Regardez bien lord North, dit à l’entrée du ministre un gentleman qui ne paraissait pas un agent ministériel: il va passer doucereusement la main sur le dos de toutes les opinions, pour tâcher d’acquérir des électeurs.
— A quoi bon? répondit un des assistants de ce petit groupe qui paraissait plus frondeur que satisfait: il a de l’argent, il peut acheter des voix; il a des places pour museler les plus hargneux, des honneurs pour piper les ambitieux: il ne manquera jamais d’amis.
— Chut! fit à demi-voix le premier interlocuteur en voyant passer à ses côtés un homme âgé, sec, maigre et pâle, à la figure nerveuse, aux traits mobiles et mal assis.
Lorsque le petit homme sec fut passé, après avoir salué profondément les puissants, et s’être raidi dignement devant les médiocrités sociales: savez-vous, reprit le gentleman toujours à demi-voix, quel est ce monsieur?
— C’est un monsieur qu’on a annoncé comme baronnet: pour moi, voilà tout ce que c’est.
— Eh bien, c’est un homme fort habile, car avec rien il a gagné ça et des rentes. Il a nom sir Boox. Sir Boox a je ne sais quel âge. Il y a quelque trente ou quarante ans, il fit partie en qualité de je ne sais quoi d’une petite expédition armée qui allait coloniser l’Amérique. Il ne resta là que quelques mois à peine, grâce peut-être au fouet ou à quelque autre désagrément militaire... et pourtant c’est pour ce petit voyage qu’il est aujourd’hui baronnet et renté.
— Trente ou quarante ans! dit avec étonnement un des auditeurs de cette petite histoire, qui trouvait sans doute que les mérites de sir Boox avaient mis bien des années à se faire jour... Mais depuis ce temps qu’a-t-il fait? ajouta-t-il.
— Depuis ce temps, répondit le narrateur, il a cherché un peu partout une position sortable, tantôt dans le camp des Torys, tantôt dans le camp des Whigs, picorant partout selon le besoin, et sachant hurler avec les loups, comme il savait bêler avec les moutons. Mais en homme prudent, chaque fois qu’il désertait un camp, il ne déchirait pas sa cocarde, il la mettait dans sa poche; si bien qu’au jour du besoin il-se trouvait en mesure de répondre à tout. Dernièrement, par exemple, il lui prit fantaisie d’afficher ses mérites en attachant à son chapeau le titre de baronnet renté. Il se fit à cet effet recommander à un puissant du camp des Torys, auquel il se présenta. Il raconta son cas. — C’est maigre, répondit le sollicité. Si vous étiez seulement des nôtres! — Comment donc! répondit le prudent monsieur en tirant de sa poche une cocarde: je suis oiseau, voyez mes ailes. De là il alla frapper à la porte d’un grand Whig auquel il s’était fait chaudement recommander. Il lui conta tous ses mérites qu’il ne diminua en rien. — C’est maigre, dit à son tour ce puissant-là. Si vous étiez seulement des nôtres! — Comment donc! répartit le solliciteur en tirant encore une cocarde de sa poche, celle des Whigs, bien entendu: je suis souris, vivent les rats!... Si bien que sir Boox, vient d’avoir son petit cadeau. Honni soit qui mal y pense! dit-il fièrement comme un chevalier de la Jarretière, en contemplant son brevet de mendiant.
La conversation ne paraissait pas devoir finir par l’histoire de M. Boox. L’éveil était trop fortement donné aux frondeurs pour en rester là. Tous les cercles, du reste, discutaient à fond de train, et d’un ton où lord North comprenait parfaitement que son administration n’était pas caressée sur un lit de roses. Aussi quelques nuages d’inquiétude assombrissaient de temps en temps.son front. Ses affidés, en tout cas, étaient en plein exercice; ils écoutaient, comme la princesse Fine-Oreille, et regardaient avec les yeux d’Argus.
Les salons de lord Humber étaient ce soir-là comme une mer agitée au fond de laquelle grondent de sourds orages. La soirée était déjà bien avancée, lorsque les portes s’ouvrirent devant deux nouveaux personnages, dont le nom de l’un, lancé par l’huissier de service, éclata tout à coup comme une bombe fulminante.
— Sir Burke! sir Junius! annonça l’huissier.
Le nom de Burke et celui qui le portait étaient parfaitement connus de tous. Burke était un avocat célèbre et un célèbre littérateur. Mais Junius n’était jusqu’à cet heure qu’un être mystérieux dont on ne connaissait l’existence que par sa voix puissante et grondeuse, par son esprit acéré et venimeux qui avait lancé sur le ministère précédent des flèches empoisonnées, et qui en décochait tous les jours de mortelles sur le ministère North dans ses Lettres que tout le monde lisait.
. Pour les Anglais d’alors ces Lettres étaient plus orageuses encore que ne le furent dans le temps, chez nous, les pamphlets de Paul-Louis Courrier, puis plus tard les petits livres de Timon et les Juvénales de Barthélemy et Méry. Et Junius leur auteur, un pseudonyme évidemment, n’était pas connu, pas même soupçonné ! Et le nom et la personne de Junius venaient d’arriver et de retentir aux oreilles de tous! quelle bonne fortune!
Tous aussi se levèrent à ce nom, pour voir celui qui le portait; beaucoup se précipitèrent au devant de lui. Si bien que Burke et son compagnon se trouvèrent en un instant au milieu d’un cercle infranchissable au-dessus duquel on pouvait apercevoir la tête de lord North, avec des yeux ardents et pleins de haine, qui cherchaient à bien fixer dans leur souvenir les traits de cet insaisissable ennemi.
*Le pauvre Junius, lui, parut d’abord un peu déconcerté de cette réception, qu’il ne savait comment interpréter, bien qu’il ne fût pas de nature à s’effrayer facilement.
C’était un homme de trente ans, que l’on était loin d’admirer à première vue, mais qui était loin aussi pourtant de perdre tout droit à l’admiration, aux yeux des physionomistes sérieux. L’histoire nous a d’ailleurs laissé son portrait, que voici:
«Il était de la plus petite stature, à peine avait-il
«cinq pieds de haut. Il était néanmoins taillé en
«force, sans être gros ni gras; il avait les épaules
«et l’estomac larges, le ventre mince, les cuisses
«courtes et écartées, les jambes cambrées, les bras
«forts, et il les agitait avec vigueur et grâce. Sur
«un col assez court, il portait une tête d’un carac-
«tère très-prononcé ; il avait le visage large et os-
«seux, le nez aquilin, épaté et même écrasé ; le des-
«sous du nez proéminent et avancé, la bouche
«moyenne et souvent crispée dans l’un des coins
«par une contraction fréquente; les lèvres minces,
«le front grand, les yeux de couleur gris-jaune,
«spirituels, vifs, perçants, sereins, naturellement
«doux, même gracieux, et d’un regard assuré ; le
«sourcil rare, le teint plombé et flétri, la barbe
«noire, les cheveux bruns et négligés; il marchait
«la tête haute, droite et en arrière, et avec une ra-
«pidité cadencée qui s’ondulait par un balancement
«des hanches...»
— Messieurs, dit Burke en souriant aux personnes qui l’entouraient, je ne sais comment il se fait que l’huissier a commis la balourdise d’annoncer sir Junius. Il est vrai que monsieur et moi nous causions de Junius en entrant; peut-être alors a-t-il pris ce nom pour celui de mon compagnon, que je désire présenter aux maîtres de la maison, et que je puis présenter à vous tous comme un galant partenaire... J’ai l’honneur de vous présenter, messieurs, mon ami le docteur Jean-Paul Marat.
Aucun rire n’éclata à cette déconvenue; mais des sourires de désappointement errèrent sur toutes les lèvres. Le cercle s’élargit aussitôt et Marat put circuler librement.
— Allez, observez, dit Burke à Marat, après l’avoir présenté à lord Humber, et ne vous gênez nulle part, car vous valez tous ces gens-là. Surtout ne laissez soupçonner par personne que vous et moi nous avons trempé notre plume dans l’encrier de Junius. Nous deviendrions alors aussi faibles que Samson après que Dalila lui eut coupé les cheveux.
— Son entrée est manquée, dit en style de théâtre l’acteur Garrick qui suivait des yeux Marat: le petit monsieur a fait four. Burke est réellement trop cruel de ne pas lui avoir laissé sur le dos la peau de Junius.
— Mais enfin, dit à Garrick un tout jeune homme, le baron Cloots, prussien d’origine, mais citoyen cosmopolite qui courait de pays en pays pour s’instruire, et qui finit par venir tomber sous la guillotine de notre 94, enfin quel est donc ce Marat dont le-nom nous a tous désappointés?
— Un petit médecin de la cité, répondit un des assistants, un oculiste, je crois, un pauvre hère, en tout cas, qui vit de quelques consultations médicales et de leçons de français et de physique, qu’il donne par surcroît dans les pensions.
— D’où vient-il? demanda quelqu’un.
— Ah! voilà : pour l’instant il est Anglais, mais je crois qu’il n’est d’aucun pays, à moins qu’il ne soit de la Suisse, il le dit du moins, jusqu’à ce qu’il ait enfin adopté une patrie, répondit en ricanant celui qui avait déjà répondu au baron Cloots. Seulement jene comprends pas comment sa vue seule ne nous a pas averti qu’il était incapable de porter le nom de Junius.
— Son nom sera bien plus célèbre un jour, Messieurs, ne vous déplaise! dit en passant une voix qui fit lever toutes les têtes.
— Ne faites pas attention, Messieurs, répartit le narrateur en haussant les épaules: c’est le prince de Belphégor qui s’en va de cercle en cercle, semant ses excentricités. Ce pauvre nabab se croit encore au fond des Indes, et il se dresse continuellement sur le trépied des prophètes et des sorciers
— Marat cependant fit comme le lui avait conseillé Burke, il ne se gêna pas dans cette société si variée. Avisant un cercle qui lui parut plus abordable que tout autre à un nouveau venu, il s’y glissa. Son attention soutenue à écouter et à approuver de quelques mots bien sentis, lorsque l’occasion se présentait, finit par le faire remarquer. La conversation roulait sur les fautes et la chute des gouvernements. Chacun avait un mot acerbe à ce sujet; chacun prétendait aussi trouver dans des faits graves et éclatants la cause évidente de la chute de tous les trônes qui étaient tombés dans tous les pays.
— Marat n’eut pas son mot d’approbation ordinaire pour cette théorie. On le regarda comme pour lui demander son avis, mais il se tut.
— Et vous, monsieur, qu’en pensez-vous? lui demanda enfin un de ces faiseurs de système; qui prétendait qu’on l’applaudît.
— Je pense, monsieur, répondit Marat, qu’on ne tue pas un gouvernement. Quand il tombe, c’est qu’il s’est suicidé.
— Cependant...
— Permettez, ajouta Marat... Un gouvernement est toujours aimé de la majorité de ses administrés, quand il est juste, digne et paternel. Qui donc alors le fera tomber? Une loi intempestive? un ministre mal avisé ? Non, il faut plus que cela. D’après ce que je viens d’entendre, je comprends qu’aucun de vous n’est content. Pourquoi? Est-ce parce que le ministère manœuvre de manière à escamoter les voix des électeurs? Est-ce parce que l’intolérance d’un ministre va peut-être vous faire perdre les possessions d’Amérique? Non, vous pardonneriez cela au trône, sinon au ministre. Vous n’êtes pas contents parce que les lois de vos gouvernants sont faites pour eux contre vous; parce qu’on vous écrase d’impôts sans vous donner aucune compensation juste et bienveillante; parce que la police vous gêne dans vos jouissances les plus légitimes, quand elles ne sont pas de son goût, qu’elle vous bâillonne sottement, sans but d’utilité publique, dans vos libertés les plus innocentes; qu’elle ne vous pardonne rien, qu’elle n’excuse rien, qu’elle ne tolère rien, lorsqu’il n’y a péril pour personne à le faire. Vous n’êtes pas contents parce que la municipalité, sœur aînée de la police, vous gruge par ses exigences, vous accable de dîmes et de corvées, se crée des priviléges ruineux pour vous, vous rançonne enfin sans merci ni trêve. Vous n’êtes pas contents, parce que dans le premier comme dans le dernier des employés du gouvernement vous ne trouvez qu’un tyran aux petits pieds qui vous humilie et vous brise dans tous vos intérêts.
Voilà, Messieurs, dit toujours Marat, comment naît la désaffection, comment elle mine un gouvernement. Vous n’êtes pas gens à prendre le mousquet pour tuer votre ennemi, n’est-ce pas? mais vous rirez quand vous le verrez tomber sous le poids de ses iniquités. Oh! non, il n’est pas nécessaire d’un grand coup de tonnerre pour briser un trône: une fourmilière qui creuse à sa base... puis le moindre coup de vent..... et le trône croule tout seul.
— Bien parlé, Monsieur! s’écria un des auditeurs de Marat. Junius n’aurait pas mieux dit.
— Pardon... eh! eh! si: l’auteur des Chaînes de l’esclavage, dit derrière Marat une voix dont le docteur crut reconnaître le timbre dé crécelle.
Tout le monde sourit en reconnaissant le prince de Belphégor, qui, selon son habitude, avait lancé son trait en fuyant, comme un Parthe. Le trait avait touché. Après avoir salué ses bienveillants auditeurs et serré la main de plusieurs, Marat s’élança après le prince indien, qu’il n’avait pas perdu de vue.
— Monsieur le comte, dit-il en l’abordant.....
— Pardon, mon cher monsieur Marat, répondit le prince en arrêtant tout court le pauvre docteur, vous vous méprenez peut-être: je suis le prince de Belphégor.
— Je vous crois, monsieur le prince, puisque vous le dites; cependant le timbre de votre voix et les traits même de votre visage, ajouta-t-il en regardant attentivement le nabab, sont si semblables à ceux du comte de Béelzébuth.....
— Assez! s’écria le prince, reculant d’un pas avec un effroi comique. Vous me ferez fuir, si vous me laissez supposer que vous avez eu des relations avec le prince des démons.
— Monsieur le prince est d’une gaieté qui ne me déplaît pas, repartit Marat. Mais, le comte Pépin de Béelzébuth a laissé dans mon souvenir des impressions que je ne puis oublier, et il ne m’était pas indifférent de le retrouver ici.
— Eh bien, mais, mon cher docteur, parlons de votre vieille connaissance, si vous le voulez bien, et si vous trouvez que j’ai quelque ressemblance avec elle.
— Vous lui ressemblez en effet parfaitement, monsieur le prince: seulement la ressemblance est à votre avantage. Vous êtes plus jeune et d’une physionomie plus brillante, bien qu’il y ait dix ou douze ans que je n’ai pas vu le comte.
— Peut-être aussi, Monsieur, avons-nous le même caractère et les mêmes aptitudes, puisque la nature nous a donné les mêmes traits. Pour moi, d’abord, je suis un peu comme les enfants curieux de l’Inde, initié dans les sciences que vous autres européens vous appelez sciences occultes, je suis enfin, disons le mot qu’on ne manquera pas de vous dire ici, je suis sorcier, à moins qu’on ne vous dise que je suis fou.
— On en disait autant du comte.
— Et pourquoi pas, puisque nous nous ressemblons comme un fils ressemble à son père, ou un frère à son frère parfois? Et, sur ce mot-là, parlons net, monsieur Marat: où avez-vous vu le comte Pépin?
— A Neufchâtel, en Suisse, puis à Paris.
— A Paris! dit le prince en enveloppant d’un regard profond le docteur, dont le cœur était gros de souvenirs. C’est que je vous dirai une chose: je suis parti des Indes dans mon jeune âge, et j’y ai laissé des frères. Je ressemblais parfaitement, disait-on, à mon frère aîné. Qui me dit que celui que vous avez vu n’était pas mon frère aîné, bien que comte de Béelzébuth? D’où venait-il, s’il vous plaît?
— Nul ne le savait.
— Vous piquez vivement ma curiosité, monsieur le docteur. Mais je m’aperçois qu’on nous regarde avec une attention qui me déplaît, lord North surtout... Je vais vous quitter en vous serrant la main comme à une vieille connaissance, quoi qu’il en soit. Je vais en même temps vous demander la permission d’aller chez vous causer des incidents qui ont gravé dans votre esprit le souvenir du comte Pépin de Béelzébuth.
— Je demeure dans la cité.....
— Je sais, car je vous connais, monsieur le doc teur, dit le prince en interrompant Marat. Au revoir, monsieur Marat!
Et il partit.
Marat le suivit quelques instants des yeux, tout interdit, car il ne savait pas s’il était le jouet d’une étrange illusion.
Il ne rentra plus dans aucun cercle; il se livra à part lui à mille et mille conjectures sur le prince de Belphégor, qu’il disséquait dans son esprit, en errant au travers des salons.
— Suivez cet homme, dit lord North en désignant Marat à un personnage avec lequel il paraissait causer, bien qu’il n’en fût rien. Ecoutez tout ce qu’il dira. Puis vous, dit-il à un autre, enjoignez positivement à tous les journaux de ne rien publier de lui, pas un mot, pas une annonce, rien, rien: on paiera pour cela. Je veux que cet homme ne sorte pas de l’oubli; je veux que son livre infâme, calomniateur des rois et de la royauté, destructeur de toute bonne société, puisqu’il dit aux peuplés qu’ils sont asservis, je veux que son livre les Chaînes de l’esclavage, qui est sous presse, meure en naissant, je ne veux pas même qu’il naisse: on paiera.
Et vous, dit lord North à une troisième personne, faites en sorte que d’ici quelques jours j’aie en main les notes les plus détaillées sur cet homme. Je veux savoir d’où il vient, par qui et comment il a été élevé, ce qu’il a fait dans sa jeunesse; où il a vécu, qui il a fréquenté, je veux savoir sur lui jusqu’au moindre fait. Il doit y avoir des infamies dans cette vie-là..... Puis nous aviserons.
Lord North était superbe de colère. Il est évident qu’il n’était pas bien persuadé que Marat ne fût pas Junius. Ce soupçon avait d’autant plus de poids dans son esprit qu’il savait que dans le terrible livre des Chaînes de l’esclavage il y avait des idées et des peintures qui apportaient un puissant secours aux attaques des Lettres du mystérieux personnage, et qui paraissaient coulées dans le même moule.
La nuit cependant marchait toujours. Les salons de lord Humber se dégarnirent petit à petit, puis se vidèrent complétement. Il n’y eut bientôt plus en face l’un de l’autre que lord North et lord Humber, qui se regardèrent un instant avec des yeux pleins d’inquiétude, et finirent par se dire: Causons, l’affaire est grave.