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III

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Table des matières

Le premier jour de septembre de l’an 1758, la ville de Neufchâtel était tout en émoi. Il ne s’agissait pas, je me hâte de le dire, de fondre décidément dans la République suisse cette bizarre principauté que les Prussiens ne tiennent que d’une aile. Il s’agissait tout simplement des joyeux préparatifs que faisaient les élèves du collége pour partir en vacances.

Cette bienheureuse époque n’avait point été oubliée, mais elle était retardée d’un mois cette année-là. Voici pourquoi.

M. le chancelier, le premier de la principauté après le roi son maître, quoique fortement imbu des principes aristocratiques de la monarchie prussienne, sa mère et sa patronne, avait cru de son intérêt de montrer quelque déférence pour les idées démocratiques qui régnaient dans une grande partie du canton, et il avait installé son fils au collége, comme un simple bourgeois.

Or, la Prusse était depuis quelque temps en guerre avec la Russie et l’Autriche. Elle avait éprouvé de nombreux revers au milieu de nombreux succès. Un succès plus important que les autres venait de couronner les efforts et le courage du roi Frédéric. Le chancelier éprouva le besoin prudent d’aller en cette occurrence faire sa cour au vainqueur et l’assurer des bonnes dispositions de ses demi-sujets et des siennes surtout.

Son absence dura un mois, juste le temps de la prolongation des études scolaires que suivait le fils de M. le chancelier, qui, pour ne pas laisser son héritier chéri s’ennuyer seul à la chancellerie en son absence, ou au collége en l’absence de ses camarades, avait trouvé bon de demander l’ouverture des vacances pour le premier jour de septembre. Cette mesure ne fut pas du goût de tout le monde, on n’en peut douter, mais comment refuser ce petit service à un puissant du canton?

Le premier jour de septembre donc, la porte du collége venait de s’ouvrir pour laisser sortir le dernier des élèves que tout le personnel administratif accompagnait jusque dans la rue. C’était en effet un personnage que cet élève, dont les allures, la taille et les formes accusaient un jeune homme de vingt ans environ: c’était Frédéric Habner, le fils du chancelier, qui était suivi d’un valet en grande livrée, chargé dés prix universitaires que son jeune maître avait conquis.

Au moment de cette sortie, deux jeunes gens se promenaient seuls aux environs du collége, paraissant attendre quelqu’un, leurs parents probablement. De ces deux élèves, l’un n’était encore qu’un adolescent de l’âge de quinze ans environ, petit de taille; mais fortement constitué. Il causait avec beaucoup d’entrain, agitant énergiquement les bras et se dressant parfois sur la pointe des pieds, comme pour grandir et accentuer son discours. Il paraissait du reste fort mécontent; il parlait dè favoritisme avec une animation menaçante.

Il fut tout à coup arrêté dans ses récriminations par la fuite de son compagnon qui, remarquant en ce moment le jeune Frédéric et son cortège, laissa le petit orateur pérorer seul tout à son aise, pour aller rejoindre la famille Habner.

Le discoureur désappointé jeta sa tête en arrière en secouant ses longs cheveux incultes et rentra silencieusement au collége, tout en lançant un regard plein de dédain sur celui qui l’avait si cavalièrement délaissé et sur ceux qui obtenaient en ce moment toutes ses gracieusetés.

Cet ami sans gêne était cependant un bon ami, un ami de famille: c’était Romain Delahart.

— Eh! mais... Jean-Paul!... Jean-Paul!... cria en revenant sur ses pas Romain, qui arriva juste pour voir la porte du collége se fermer sur son camarade.

Paul n’entendit rien. Romain fit alors de ses deux épaules un geste de regret et monta dans le carosse du chancelier à côté de son ami Frédéric, puis tout rentra dans le silence autour du collége.

Paul cependant s’installa de nouveau dans sa chambre. Il était seul: il s’assit sur la malle qui contenait son petit mobilier d’étudiant, les coudes appuyés sur ses deux genoux et la tête dans ses mains. Il resta quelques instants dans cette position, rêvant tout à son aise, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit tout à coup pour livrer passage à un ricanement sec comme le bruit d’une crécelle.

— Eh! eh! dit une voix sarcastique, que faisons-nous là, jeune homme?

Paul regarda son interrogateur sans lui répondre. C’est qu’en effet Paul ne connaissait pas ce visiteur qui n’était pas un habitant du collége et qu’il n’avait vu nulle part ailleurs.

C’était un homme qui n’avait, pas d’âge pour les yeux d’un adolescent de quinze ans: sa physionomie aurait assurément trompé la perspicacité plus grande d’un homme expérimenté. Sa chevelure et sa barbe, bien fournies l’une et l’autre, étaient d’un blond ardent, sans fils argentés; sa figure était sans rides, suffisamment pleine et animée d’un sang qu’on voyait couler sous la peau. Sa bouche était largement fendue; terminée à ses commissures par deux sillons très mobiles qui remontaient le long des ailes du nez. Sa lèvre supérieure était mince et fortement ombragée par un nez long et tant soit peu crochu comme le bec d’un oiseau de proie. Son front était large et proéminent; à sa base se trouvaient deux yeux rouge feu, petits, vifs et fascinateurs, à angles externes déviés en haut. Sa taille était de grandeur ordinaire, à formes sèches et nerveuses.

Ce n’était pas là assurément un être gracieux, mais il y avait en lui quelque chose d’irrésistible. Il ne lui manquait du reste, pour être complet, que deux cornes sur le front, des pieds fourchus, et une queue de scorpion sous les pans de son habit. Je ne sais si Paul ne cherchait pas de ses yeux tout cela; en tout cas il ne répondit pas à la question qui venait de lui être faite.

L’étrange personnage, cependant, l’enveloppait d’un regard profond: puis, ricanant d’un ton caverneux, sec et d’outre-tombe, il recommença de nouveau sa question.

— Eh! eh!... eh! bien que faisons-nous là, jeune homme?

Paul répondit cette fois: J’attends mon père.

— Oui, et en attendant vous rêvez aux prix que vous n’avez pas eus et qui vous appartenaient; vous songez avec amertume à des amis qui vous délaissent pour des amis plus haut placés que vous... Ne hochez pas la tête comme si vous vouliez dire que je me trompe, mon cher Jean-Paul. Je ne me trompe pas, car les sentiments que vous caressiez tout à l’heure, lorsque je suis entré dans votre cellule sont les sentiments de la nature, partant, ceux de tout le monde. Ce serait perdre son temps que de vous prêcher de les étouffer; aussi ne le ferai-je pas. Mais je blâmerai votre père, lorsque je le verrai, de vous avoir mis en concurrence dans un collége avec le fils du chancelier, les fils du gouverneur, des conseillers d’Etat, de tous les puissants enfin de la principauté, vous qui êtes... pauvre, disons le mot.

— Mon père, répondit Paul, en redressant sa petite taille, a cru bien faire, et il a bien fait.

— Oui, mais on a froissé là votre innocence, votre dignité d’homme; on a terni en vous jusqu’au beau sentiment de l’amitié en vous liant à Romain, qui vous a ingratement délaissé pour courir dans les bras de Frédéric Habner, ce qui vous a fait maudire les grands et ceux qui les courtisent... Oh! ne rougissez pas, Jean-Paul. Je ne blâme pas ces senti-. ments-là, car alors il faudrait blâmer la main de celui qui les a infusés en vous. Cette main-là n’est ni la vôtre, ni celle de votre père, c’est la main de je ne sais qui.

A ce mot, Jean-Paul Marat, car c’était lui, regarda son interlocuteur avec surprise. Son regard sembla demander une explication qu’il entrevoyait, mais qu’il n’osait comprendre: car, élevé par sa mère dans une croyance religieuse très-sévère, il n’avait pas, lui, le moindre doute sur la main qui avait créé son âme et ses facultés.

— Eh! eh! dit en ricanant le verbeux visiteur, je m’amuse à faire de la philosophie sociale et psychologique transcendante, et c’est bien le cas pourtant en face d’un élève des hautes classes; mais j’oublie de lui dire le plus intéressant de ma visite, c’est que je viens le chercher pour l’emmener en vacances.

— Vous, monsieur! dit avec surprise Paul, qui était loin de voir un protecteur dans un homme qui jusqu’à cette heure n’avait fait que titiller les fibres douloureuses de son âme.

— Oui, moi, mon cher Jean-Paul. Le docteur votre père ne peut venir; il a prié M. Delahart de vous emmener avec votre ami Romain. M. Delahart est descendu à la chancellerie, où Romain est allé le retrouver. Nous avons rendez-vous ici pour vous prendre. Mais j’avais une demi-heure d’avance sur ces messieurs, voilà pourquoi, mon petit ami, je vous ai taquiné pendant une demi-heure. Maintenant nous pouvons descendre; la voiture nous attend évidemment en bas.

Le visiteur prit sans façon la malle du petit jeune homme d’un côté, en lui recommandant de la prendre de l’autre, et ils descendirent dans la rue, où effectivement les attendait une voiture.

Ce ne fut pas sans quelque souci que Paul regarda cette voiture sur le devant de laquelle il aperçut la tête de son ami Romain. Il s’arrêta tout court. Mais son hésitation ne tint pas, lorsqu’il vit sortir derrière Romain la figure rieuse d’une jeune fille qui sauta lestement à terre et vint se jeter, dans ses bras en lui appliquant deux gros baisers sur les joues.

— Virginie! s’écria-t-il tout ému.

— C’est moi, mon petit Jean-Paul, répondit la jeune fille en se retirant d’un pas pour mieux contempler son ami. Mais comme tu es beau! Sais-tu qu’il y a plus de deux ans que je ne t’ai vu? Ah! étions-nous enfants à cette époque! Te souviens-tu qu’on nous appelait toujours Philémon et Bauois, à causé du bon petit ménage que nous faisions ensemble dans nos jeux?

— C’est bon, mais hâtons-nous; vous parlerez de cela plus tard, cria une voix impérieuse qui sortit du fond de la voiture.

C’était la voix du père de Romain, de M. Delahart. Mais Virginie n’entendait rien, elle était tout entière à Jean-Paul. L’arrivée subite et bruyante d’une carriole, qui secouait sans pitié sur son banc solidement rivé aux deux extrémités un paysan et sa fille, calma mieux que la voix de M. Delahart l’entrain de Virginie.

La carriole s’arrêta en face de Paul, que la jeune paysanne appela vers elle. Puis, s’avançant sur le timon, elle lui tendit les deux bras pour lui demander de la descendre de son véhicule.

Cette jeune fille était à peu près du même âge que Paul, et plus jeune de quelques années que Virginie, mais aussi belle qu’elle, avec un visage plus frais et des formes plus virginales. Elle n’était plus une enfant, quoiqu’elle en eût toute l’innocence.

Paul la reçut dans ses bras et la descendit de la carriole.

— Nous venons te chercher, mon père et moi, lui dit-elle. Ta mère est malade et ton père ne peut la quitter... Tiens! c’est Virginie!... s’écria la jeune paysanne en s’avançant vers Virginie qu’elle n’avait point encore remarquée, et lui sautant au cou... puis M. Delahart!... puis Romain! ajouta-t-elle en regardant la voiture. Vous venez peut-être aussi chercher Jean-Paul?

—Oui, oui, Barbera, répondit M. Delahart, et. dépêchons-nous.

— Faites excuse, monsieur Delahart,.dit Buttlander, le père de Barbera, du milieu de sa carriole qu’il n’avait pas quittée, ça vous dérangerait de reconduire. Jean-Paul chez lui, puisque vous n’allez qu’à moitié chemin de Boudry, guère plus; tandis que moi je passe dans la ville pour rentrer à ma ferme. Je laisserai Jean-Paul en passant.

La raison était bonne; aussi personne ne répliqua. Paul s’installa donc dans la carriole du fermier sur le même banc, le banc unique, du reste, où étaient assis Barbera et son père. Les deux jeunes gens, serrés l’un contre l’autre et continuellement cahotés par les accidents de la route, eurent bientôt oublié Neufchâtel et les petits incidents de leur départ, pour se livrer à des rires interminables que réveillaient à chaque instant les soubresauts de leur véhicule.

Les rires de Paul cependant n’étaient pas aussi francs que ceux de Barbera. Il n’était. pas difficile de voir qu’ils avaient pour lui une sourdine pleine de préoccupation. Il arriva même un instant où il se tut tout à fait, et poussa un soupir qui fit éruption malgré lui de sa poitrine. Barbera le regarda en ce moment avec inquiétude, devinant avec son instinct de généreuse affection que Paul n’était joyeux que pour lui être agréable.

— Qu’as-tu donc, Jean-Paul? lui dit-elle. Bien. sûr que tu as quelque chagrin.

— C’est vrai, répondit-il; je pense à ma pauvre mère.

— Oh! elle n’est pas bien malade ta mère, dit le père Buttlander: M. Marat me l’a dit.

— Tant mieux! reprit Paul: pourtant mon père n’a pas osé la quitter pour venir me chercher.

— Eh bien! je te dirai pourquoi, Jean-Paul. M. Marat a dit: Je n’irai pas à Neufchâtel chercher mon fils, parce que je ne veux pas assister à la distribution des prix. Comme je prévois que Jean-Paul n’en aura pas, je ne veux pas voir sa défaite. — Oh! qu’il en aura, lui dis-je, je le parie! Jean-Paul n’est-il pas un garçon plus savant qu’eux tous? J’ai dit ça, vois-tu, Jean-Paul, parce que je le pensais. Il ne faut pourtant pas que tu en sois trop fier, car tu dois savoir que Dieu met la science là où ça lui plaît. — Oui, mon fils est plus savant qu’eux tous, répondit ce pauvre M. Marat avec l’orgueil d’un bon père, mais..... Puis il se tut.

— Mais, mais, lui dis-je, il en aura.

— Et je n’en ai pas eu, répondit Paul en redressant la tête et secouant ses longs cheveux.

— Alors je demanderai en passant à ton père pourquoi il disait mais, car je tiens mon opinion sur toi pour bonne, dit Buttlander en donnant un coup de fouet à son cheval, comme pour accentuer son opinion. Et puis, ajouta-t-il, il faut que je te dise tout, puisque je suis en train. Ta mère est malade parce qu’elle a un peu de chagrin. Ton père aussi en a du chagrin, mais ça se passera: c’est à cause de son chien. Ah! il l’aimait bien son chien: il l’aimait comme un de ses meilleurs amis.

— Eh bien? dit Paul avec inquiétude.

— Eh bien! il est mort.

— Turc est mort! s’écria Paul en pâlissant.

— Oui! c’est toute une histoire que ton père te racontera sans doute. S’il ne te la raconte pas, ne la lui demande pas, je te le conseille. Ne lui parle jamais de Turc, car il est trop triste de l’avoir perdu. Ça pourrait paraître drôle à bien des gens. Que veux-tu, ton père est comme ça: il a un si bon cœur, ce pauvre M. Marat! Je connais d’ailleurs, moi, des hommes qui aimeraient mieux perdre leur fortune que leur chien. Une fortune, ça se refait quelquefois; mais un chien, quand c’est un ami et qu’on le perd, ça ne se retrouve jamais.

Paul écoutait, le cœur bien gros. Il allait questionner Buttlander, lorsque le fermier lui dit en lui montrant la porte de sa maison: Nous y voici. Motus surtout par rapport à Turc! tu entends? ajouta-t-il à voix basse, en posant un doigt sur ses lèvres.

La malle du jeune collégien fut aussitôt descendue de la carriole, et, après avoir serré la main du docteur qui venait à sa rencontre, Buttlander repartit aussitôt sans s’arrêter, car il était tard, et sa ferme était à quelque distance de Boudry..

Paul se jeta alors au cou de son père et de sa mère, qu’il serra dans ses bras avec une étreinte convulsive, en versant de grosses larmes, sans rien dire. Il était heureux sans aucun doute de retrouver dans un état de santé inespéré celle qu’il aimait avant tout au monde; mais il y avait dans son cœur encore d’autres sentiments qui surexcitaient ses étreintes, celui de la honte d’abord, la honte de ne pouvoir offrir à ses parents quelques fruits honorifiques de son travail, puis surtout l’inquiétude qu’avait fait naître en lui la narration de Buttlander.

Le docteur comprit tout cela, et n’en dit mot à son fils; Mme Marat, elle, l’embrassa deux fois pour le consoler de ses angoisses qu’elle avait parfaitement devinées.

La nuit venue, Paul entra dans sa chambre pour essayer de prendre dans le sommeil un repos dont son esprit avait grand besoin. Mais le sommeil vint difficilement, et lorsqu’il vint ce ne fut pas pour lui donner le calme qu’il recherchait. Des rêves plus pénibles que la réalité, car ils exagéraient les moindres faits, tourmentèrent son imagination toute la nuit.

Lorsqu’il se réveilla, il était tout en nage; sa respiration était haletante. Il se dressa sur son lit et jeta un regard effaré tout autour de lui. Le jour était venu, il apporta dans son cœur un calme qui le fit sourire avec tristesse pourtant des sots écarts de son imagination.

La vue de son père qui entra en ce moment dans sa chambre, acheva de le rasséréner. M. Marat venait lui recommander d’entrer dans son cabinet. aussitôt qu’il serait prêt. Jean-Paul ne tarda point à obéir.

— Mon ami, lui dit alors le docteur après lui avoir serré affectueusement la main, aujourd’hui comme autrefois je suis content de toi. Tes dispositions pour la science sont grandes: n’en sois pas orgueilleux, mais laisse-moi te dire cela pour relever ton courage que je vois abattu. Si j’ai voulu faire pour toi un peu plus que pour ton frère, dont tu es l’aîné, c’est que tu devras lui servir de protecteur après moi. Mais, tu le sais, je ne suis pas riche; nous vivons tous ici parce que je travaille. Pourtant j’ai fait un sacrifice immense en t’envoyant passer une année au collége de Neufchâtel. C’est que je voulais que tu fréquentasses les autres enfants, pour que tu prisses un peu plus d’émulation qu’avec ton père: et puis, je n’avais pas chez moi les instruments de physique nécessaires pour te faire toucher du doigt les phénomènes d’une science dans laquelle je crois que tu brilleras un jour.

Mais je ne peux plus continuer de si grands sacrifices. Quelques frais inattendus viennent de fondre sur nous et m’empêchent de te promettre, comme je l’aurais voulu, la vie du collége pour une année encore. Nous travaillerons donc désormais ensemble, comme par le passé.

Dès auj ourd’hui nous nous mettrons à l’œuvre. Hâtons-nous, car le temps presse. La gêne peut entrer chez nous; ton frère et tes sœurs grandissent, il faudra bien leur donner à eux aussi quelque éducation; ta mère est mal portante, et nous allons avoir besoin de mains étrangères pour l’aider. Nos frais vont donc s’accroître, et il est douteux que les bénéfices du travail s’accroîtront d’autant.

Maintenant je vais te dire encore un mot que je ne voulais pas te dire; mais il est inutile de faire trop le discret avec toi. Tu es jeune, et pourtant je te sais des idées d’homme. Eh bien ce mot, le voici: N’oublie jamais l’année que tu as passée au collége, les vices que tu as dû y voir, les injustices dont tu as été la victime et que tu retrouveras partout. Ne les oublie pàs, pour t’en venger? non; mais seulement pour t’en préserver autant que tu le pourras. Il ne faut pas être méchant, mais il faut être prudent pour ne point être dupe de l’injustice, du préjugé et des faux jugements de l’égoïsme et de la sensiblerie, tous vices, ou défauts au moins, qui sont le fond de l’esprit humain si horriblement gâté par la société actuelle, comme tu le verras malheureusement sans doute un jour, mon pauvre enfant.

Ce petit speech de monsieur Marat, qui se terminait par un mot de philosophie pratique, dû probablement à l’expérience du pauvre docteur, toucha singulièrement le jeune collégien et le rendit rêveur. Son père le laissa seul, sous l’impression de ses avis, et partit pour sa tournée médicale.

Paul était actif, il ne resta pas longtemps dans l’extase de la rêverie. Il se mit de suite à l’ouvrage en rangeant ses livres et les disposant pour l’étude. Sa mère le trouva dans cette occupation lorsqu’elle vint lui annoncer une visite qui du reste parut vouloir s’annoncer d’elle-même, car une voix joyeuse cria dès la porte de la maison: Jean-Paul! Jean-Paul! c’est moi, c’est nous.....

C’était Romain.

— Romain et compagnie, dit le jeune homme en s’effaçant pour laisser entrer Virginie, qui non moins gaie que son compagnon de voyage saisit vivement Paul par les deux mains et lui dit: Nous venons te chercher, mon petit mari d’autrefois.

— Oui, dit Romain en regardant madame Marat d’un air suppliant, avec la permission de monsieur et de madame Marat nous venons chercher Jean-Paul; car aujourd’hui il y a grande réception chez nous, un grand dîner, puis soirée, pour inaugurer mes vacances.

Romain n’osa pas dire: pour fêter mes victoires scolaires, en face d’un pauvre vaincu qu’il aimait.

— Nous aurons, ajouta-t-il, beaucoup d’amis, des illustrations de toutes sortes, et par dessus tout, M. Rousseau, l’honneur et la gloire de la Suisse, en ce moment à Neufchâtel. Il a promis à mon père de venir: s’il vient, nous lui ferons raconter les amours de sa Nouvelle Héloïse.

— Il y aura aussi... devine qui! dit Virginie en frappant joyeusement de ses deux mains..., il y aura aussi la petite amie Barbera: j’espère du moins que le père. Buttlander ne nous la refusera pas. Nous allons de ce pas chez lui: tu devrais bien nous y accompagner, Jean-Paul.

Paul était abasourdi de toutes ces propositions. II hésitait, car son cœur était loin d’être aussi joyeux que celui de ses amis. Pourtant l’invitation le tentait par plus d’un côté. Voir M. Rousseau d’abord était un grand plaisir pour lui, car i-l savait la réputation de Rousseau, et il avait aussi, tout jeune qu’il était, feuilleté et savouré plus d’une de ses pages. D’un autre côté, on annonçait du plaisir, et, bien que Paul fût plus réfléchi que gai, il n’était pas cependant complètement ferme aux désirs d’un adolescent de quinze ans.

Pourtant il ne répondit pas, mais il serra sa mère dans ses bras et lui appliqua un long baiser sur la joue. Madame Marat comprit que cette ardente caresse n’était que la demande d’une permission. Elle répondit en rendant les caresses: travailler aujourd’ hui, mon petit Jean-Paul, c’est de bonne heure. Tu pourrais bien prendre un peu de vacances.

— Eh bien, j’irai, dit Paul en se redressant et secouant sa tête comme d’habitude lorsque son parti était pris, j’irai, mais ce soir seulement, au retour de mon père et avec son assentiment. D’ici là je ne sortirai pas.

Il ne sortit pas en effet. Mais son père avait dit Hâtons-nous au travail, le temps presse; qui sait l’avenir? Il se mit immédiatement au travail en attendant le retour de son père.

Lorsque le docteur Marat rentra le soir, il était fatigué, sérieux, et peut-être un peu maussade. Tout n’avait pas été joie sans doute dans sa tournée. Une empreinte de réflexions chagrines était fortement gravée sur sa figure.

Paul ne lui dit donc rien: peut-être avait-il déjà moins d’ardeur pour l’invitation du matin. Madame Marat fut obligée de rappeler à son fils ce qu’il avait promis. Elle soumit elle-même l’invitation au docteur, qui regarda Paul d’un air interrogateur, sans rien répondre.

Paul baissa les yeux, car ce regard fut pour lui comme un reproche. Il se rappela aussitôt le discours que lui avait tenu son père le matin, et il regretta les quelques heures qu’il avait promises au plaisir, lorsque son père, lui, donnait toute sa journée au travail et sa soirée aux soucis d’une famille peu aisée.

Il garda donc un complet silence.

Après l’avoir regardé quelques instants d’un œil profond, monsieur Marat lui dit enfin: Pourquoi, Jean-Paul, n’irais-tu pas chez monsieur Delahart, un de nos bons et loyaux clients! Là tu verras des grands, on te l’a dit, des riches, des gens illustres, tout ce que tu n’es pas, tout ce que tu ne seras jamais, mais qu’importe! Il est bon de voir de près ces gens-là pour connaître leur petitesse, la petitesse de l’homme qui veut se grandir au-dessus de sa taille. Tu verras leurs vices, leurs défauts, toute l’infirmité humaine enfin: il est bon de voir cela, au moins pour s’en garer dans la vie. Va, Jean-Paul: cette étude en vaut bien une autre, et je te crois de force à t’approcher de cette lumière sans y brûler tes ailes, va!...

L’autorisation paternelle ainsi donnée parut un peu suspecte au petit collégien, qui la trouva bien haut montée pour une si minime affaire de plaisir. Il craignit que ce ne fût une épreuve à son adresse. Aussi resta-t-il muet, tout en cherchant à creuser le sol avec la pointe de ses pieds, comme pour y trouver la solution d’un problème; niais il ne trouvait rien.

Il en était là, lorsque le bruit d’une voiture légère qui s’arrêta tout à coup vint fixer l’attention de tout le monde. Puis la porte de la maison s’ouvrit, et des voix fraîches et joyeuses se firent entendre dans le corridor, tout près de la chambre où se trouvait la famille Marat.

C’étaient Virginie et Barbera qui arrivaient ainsi rieuses et sans gêne.

— Eh bien? dit Virginie à Paul, après avoir salué avec une rondeur tout amicale M. et Mme Marat, eh bien, Jean-Paul, es-tu prêt?

— Nous venons te chercher, dit Barbera, puisque tu ne viens pas.

— Romain est désolé de ton absence, reprit Virginie, et s’il n’avait été tenu à la maison, pour rècevoir les invités, il serait ici. Pour nous, nous ne retournerons qu’avec toi: c’est bien convenu.

M. et Mme Marat écoutaient en silence ce petit plaidoyer vif et animé qui assiégeait leur fils. Ils souriaient au charmant babil de ces deux belles filles dont l’innocence trouvait tout naturel de venir à la recherche d’un ami d’enfance, qui était tout aussi naïf qu’elles-mêmes.

Heureux âge, heureuses natures! disait à part lui monsieur Marat, pendant que Paul, regardant son père et sa mère, semblait leur demander un bon conseil qu’il ne trouvait pas en lui.

— Allons, va, mon ami! répéta M. Marat, pendant que Mme Marat déposait sur la joue de son fils un long baiser pour tout conseil.

Les amours d'un tribun

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